"La réalité rêvée ou le rêve réalisé", cette création est un chef-d'œuvre et son auteur un génie, j'en ai l'intime conviction. Le public rendra son verdict ce soir… Pour l'heure tout est encore calme, silencieux. J'ouvre la porte et pénètre dans ces coulisses que je connais par cœur…
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Dix-sept heures. Tout est encore calme, silencieux. J’ouvre la porte et pénètre dans ces coulisses que je connais par cœur. Dans le noir, je longe le mur jusqu’à l’interrupteur. La lumière, émanant par à-coup des deux néons de service, peine à éclairer l’arrière-scène, peinte en noir, mais suffit amplement pour atteindre l’escalier menant aux loges.

Les costumes et accessoires nécessaires à la représentation de ce soir sont prêts, entassés sur une chaise. Je les prends et ainsi chargée gravis, à l’aveugle, tête haute, les marches en prenant soin de les compter: quatorze… quinze… seize! Du coude j’appuie sur la poignée de la première loge: fermée! Zut, les clés sont dans ma poche. Mon chargement maintenu en équilibre sur un seul bras, je finis par trouver la clé.

La pièce est impeccablement rangée, les habits suspendus sur des cintres, eux-mêmes accrochés à la patère métallique. Sur la large tablette, devant le miroir couvrant toute la longueur du mur, une petite mallette recouverte d’un linge éponge soigneusement plié, deux trousses de toilettes, une verte, une noire, une boîte de lingettes et un verre à eau. Quel ordre! Bravo les garçons!

Après avoir déposé costumes et accessoires destinés aux comédiens je rejoins la loge des filles. Le contraste est saisissant: un vrai champ de bataille! L’impression de capharnaüm frappe d’autant plus qu’il est reflété par l’immense miroir entouré d’ampoules à l’ancienne. La surface de rangement disparaît complètement sous une multitude d’objets hétéroclites: un fer à boucler, un échantillon d’eau des Carmes, des morceaux de sucre, une brochure surlignée – celle de Charline – un bas noir, lui appartenant aussi, probablement! Un présentoir à maquillage ouvert avec rouges à lèvres et fards de toutes les couleurs ainsi que plusieurs pinceaux de différentes grosseurs. Un cordon de chargeur branché sans téléphone à l’autre bout, des flacons de vernis à ongles , une bouteille d’eau gazeuse ouverte et une petite fiole bleue attachée par un élastique à un tube de granules homéopathiques. Trois verres, une flûte à champagne à moitié vide où l’empreinte des lèvres de Bénédicte a laissé une trace rouge carmin. A gauche, posé contre le miroir, un billet de loterie avec les chiffres correspondants à la date d’aujourd’hui.

Les costumes des femmes déposés sur les chaises j’en profite pour réunir par paires les chaussures éparpillées. Il n’y en a que sept…?! Quelle gabegie, les filles! Vous me faites honte!

 

En quittant la seconde loge une bouffée de trac m’envahit: dans moins de trois heures ce sera la première publique de la nouvelle pièce d’Evangelos Kalloni: «La réalité rêvée ou le rêve réalisé». Journalistes et représentants de la Culture seront présents. Comment vont-ils accueillir cette création? J’ai l’intime conviction qu’il s’agît d’un chef d’œuvre cependant, tant que le public n’aura pas rendu son verdict, rien n’est sûr… Ma fébrilité monte d’un cran à cette pensée. Respire! Bonne idée.

 

Après cinq minutes d’inspire-expire me voilà rassérénée. Je m’arrête sous la montée d’escalier, devant le petit local borgne réservé au metteur en scène. Un réduit fonctionnel où j’ai déposé hier soir sur la table, une lampe de poche, des verres à pied, une bouteille d’Aloxe-Corton et une petite valise à pharmacie. L’Aloxe-Corton pour fêter la première, la pharmacie pour parer à toute éventualité. Tiens, où ai-je mis la clé? Elle n’est pas sur le trousseau du théâtre… Pourtant elle y était hier, puisque j’ai fermé en partant. Rapidement, je remonte à l’étage où elle a dû tomber.

Rien. Perturbée je redescends et vide mon sac à même le sol en m’accroupissant, dos contre la porte dudit local. Celle-ci s’ouvre sous ma pression. Comment est-ce possible? Je me redresse, glisse mes doigts le long du chambranle pour actionner l’interrupteur. Ah non! Paco n’a toujours pas changé l’ampoule du plafonnier! J’entre carrément et, croyant attraper la lampe torche posée sur la table, ma main saisit quelque chose de tiède et mou qui pourrait ressembler à un bras! Affolée je fonce sur le plateau en hurlant. Le plein feu m’aveugle et m’empêche de distinguer l’éclairagiste. Lui me voit et m’interpelle par le micro de la régie:

–        Chris, c’est toi qui a crié ?

–        Oui !

–        Qu’est-ce qui se passe ?

–        Il y a… il y a un truc bizarre dans mon petit local. Tu peux venir ? Vite !

–        J’arrive !

Paco éteint les projecteurs ne laissant qu’un éclairage de répétition sur scène. Deux ou trois secondes sont nécessaires pour m’adapter au contraste de lumière et, en reculant, je trébuche… «Quelle horreur !» Mon hurlement s’étrangle aussitôt, assourdi par une main plaquée sur ma bouche. Epouvantée, je tente de rassembler mes forces pour me libérer. Peine perdue, mon agresseur est beaucoup plus fort que moi. Il m’entraîne dans le petit local et verrouille la porte.

 

«Au sec…! Au se…!» Je veux crier, mais la main qui me bâillonne étouffe mes mots. «Chut !» m’intime mon bourreau. Il fait nuit noire dans la pièce. Un seul espoir: Paco. Il doit être arrivé sur le plateau. En effet, ses pas résonnent sur le plancher: «Chris? Chris! Tu es où?» J’essaie d’émettre un son, de faire du bruit pour qu’il m’entende, mais mon ravisseur me maintient solidement, impossible de crier ou de bouger. J’entends l’éclairagiste traverser rapidement les coulisses en continuant de répéter mon prénom. Ses appels s’atténuent, il doit être dans les loges. L’instant d’après il repasse devant le petit local, secoue la poignée deux ou trois fois: «Tu es là Chris? Ouvre! C’est moi, Paco.» Sans réponse, il s’éloigne et sort.

 

Les secondes qui suivent sont les plus longues de ma vie. Je sens le souffle de l’individu dans mon cou, un frisson d’épouvante me parcourt accompagné d’une irrépressible envie de vomir. Ma panique touche à son comble lorsqu’il frôle mon oreille de ses lèvres en murmurant: «Je relâche mon étreinte, j’ôte ma main, à une condition: tu m’écoutes avant de hurler.»

Cette voix… elle ne m’est pas inconnue… Je deviens folle! Mon cerveau, vraisemblablement, me joue des tours. Je réfléchis à toute vitesse et décide d’acquiescer, que puis-je faire d’autre? Mon geôlier perçoit mon mouvement de tête, il retire sa main de ma bouche.

Et maintenant, que va-t-il se passer ?

L’homme me saisit par les épaules pour me faire faire demi-tour. Je me retrouve face à lui, sans le voir. Une sueur glacée dégouline le long de ma colonne vertébrale, ma respiration s’accélère. «Chris…» Il vient de m’appeler par mon prénom!! Comment peut-il le connaître?!… Ah c’est vrai, Paco vient de le répéter maintes fois!… Oui, mais… cette façon qu’il a de le dire… Il enchaîne: «Chris, écoute, c’est moi, tu ne peux pas m’avoir oublié, je le sais.»

Cette voix… Oui, bien sûr je la connais! Seulement c’est inconcevable, ça ne peut pas être la sienne. Celui à qui elle appartient n’est plus de ce monde depuis des décennies… La voix reprend: «Il y a des années. Une éternité. Mais tu vis, toujours, au cœur de ma vie.»

Ces intonations, cet accent, cette façon de s’exprimer…

–        Vlaho?!…

–        Ma Kalliópê.

Abasourdie, ébranlée, je me liquéfie.

–        Vlaho… c’est vraiment toi?

–        C’est vraiment moi, oui.

Prise d’un vertige je dois sortir d’ici tout de suite avant de perdre totalement pied! Mais ses bras m’enserrent à nouveau. Un frisson me parcourt… sans aucun lien avec celui de peur, ressenti l’instant précédent! Néanmoins il me faut revenir à la raison très vite. Être circonspecte: je suis prisonnière! Que ce soit des bras de l’homme que j’ai aimé ne change rien à cette réalité! Je lui ordonne de me lâcher et d’ouvrir la porte. Il obtempère. Aussitôt je me précipite hors de ce cagibi, où j’ai cru ma dernière heure arrivée, et me retourne face à… Vlaho, car c’est bien lui, pour lui asséner une gifle dont il se souviendra.

–        Qu’est-ce qui t’as pris de me flanquer une frousse pareille?!

Ce geste et ces mots jaillissent de moi comme une libération tandis qu’il se frotte la joue.

–        Oh ! Tu n’as rien perdu de ta fougue, ma Kalliópê!

Avant d’obtenir la moindre explication il m’attire à lui. Comment résister? Le sentir si proche, goûter sa chaleur, tout cela me trouble au plus haut point. Il m’a tellement manqué…

–        Tu es vivant! Je ne comprends pas…

–        C’est une histoire très longue. Désolé de t’avoir effrayée, ce n’était mon intention, mais personne ne doit apprendre que je suis ici et comme tu as appelé ce… Paco, je n’ai pas eu d’autre choix.

Dépassée par les événements, je reste muette. Il reprend doucement.

–        Tu te rappelles?

Si je me rappelle… Une passion aussi belle et fulgurante que celle qui a été la nôtre ne s’oublie pas. Il avait vingt-cinq ans, moi vingt-deux et nous savions déjà que vivre l’un sans l’autre était inenvisageable. Il était ma partie manquante, j’étais la sienne. Le destin, en faisant se rencontrer nos chemins, nous avait offert le plus beau des cadeaux… et nous l’avait repris.

 

Il me retient longuement contre lui. Son cœur bat la chamade à l’unisson du mien. Enfin, je me détache et recule un peu pour le contempler. C’est le même homme malgré le passage du temps. Ses traits, plus marqués, accentuent la noblesse de son visage, ses cheveux longs, bouclés, jadis noirs, sont désormais parsemés d’une myriade de fils d’argent. Quant à son regard il a gardé ces nuances mordorées et cette profondeur qui me font chavirer aujourd’hui encore. Trente années n’ont amoindri ni sa beauté ni son charme. Et je le trouve d’autant plus beau qu’il est en vie!

–        Pourquoi cette façon de faire, Vlaho? J’ai cru mourir de frayeur!

–        Je t’ai dit, tu n’étais pas seule.

–        Explique-moi pourquoi tu ne m’as jamais fait savoir que tu étais sain et sauf? Je ne comprends pas. Tu aurais pu m’écrire, me téléphoner. Où étais-tu pendant toutes ces années? Et là, pourquoi es-tu revenu sans me prévenir?

Il rit de cette avalanche de questions.

–        Tu sauras tout, promis.

–        Quand?

–        Plus tard. Maintenant, tu dois simplement savoir qu’il y a des années que je suis ton parcours, de loin.

–        Quoi?!

–        Tu es devenue un… une? metteur en scène célèbre.

–        Mais tu savais où j’étais, tu me suivais de loin et tu ne m’as pas contactée…

Il pose son index sur ma bouche. C’est lui qui enchaîne

–        J’ai vu tous tes spectacles et tu m’as é… époustouflé… on dit comme ça? par tes performances artistiques. J’étais heureux, tellement, pour toi et aussi malheureux, tellement, que tu réussisses sans moi.

–        A qui la faute?

–        Tu étais dans la lumière et je t’enviais. J’étais jaloux. Tu te rends compte? Jaloux! De ton succès, oui, mais surtout de ne pas pouvoir être à tes côtés. Je crois que je t’en ai voulu d’avoir pu vivre sans moi… et d’avoir réalisé seule ce que nous aurions dû accomplir ensemble.

–        Mais tu avais disparu! DISPARU! Je t’ai cherché partout! J’ai essayé de te retrouver par tous les moyens à ma disposition: consulat, ambassade, amis, relations, etc. Sans succès. En désespoir de cause je suis allée en Yougoslavie, enfin, en Croatie.

–        Tu es allée à Dubrovnik?

–        Oui, après la guerre… Mais il n’y avait plus trace de toi nulle part. Devant mon refus d’abandonner les recherches on m’a bien fait comprendre que je n’obtiendrais aucun résultat, qu’il y avait eu beaucoup de morts et de disparus pendant ce conflit. Des allusions douteuses m’ont même laisser entendre que tu avais pu déserter et disparaître des écrans radar. Bref, les chances de te retrouver étaient inexistantes.

 

Il veut m’expliquer ce qui s’est passé mais l’heure tourne.

–        Vlaho, tu ne peux pas rester là, les comédiens vont arriver. Nous avons la première de la nouvelle création d’Evangelos Kalloni à vingt heures et…

–        Oui, je sais. C’est pour ça que je suis là.

–        Dans les coulisses? Un soir de première à séquestrer le metteur en scène?

–        Pardon, pardon! je n’aurais pas dû.

–        Non, tu n’aurais pas d…

Ma phrase reste en suspens. Je viens de réaliser qu’il possède la clé de mon local. Comment se l’est-il procurée?

–        Hier soir tu l’as…

–        Hier soir?? Tu étais là hier soir?!

–        Oui.

–        Mais où?

–        … Dans les coulisses.

–        Dans les coulisses… tu veux dire celles-ci?

Il approuve d’un hochement de tête.

–        Tu étais dans l’enceinte du théâtre à notre insu? A mon insu? Depuis quand?

Il prend une grande inspiration, hésite et m’avoue.

–        Depuis… depuis que vous répétez dans les décors.

–        Mais ça fait plus de deux semaines!

Vlaho acquiesce. Tout se bouscule dans ma tête. Trop de choses m’échappent, qui plus est, toutes les pièces, ou presque, me manquent pour reconstituer le puzzle. Ma seule certitude est que l’amour de ma vie est ici, alors qu’il est censé être mort. Il me tenait dans ses bras il y a un instant et moi je l’ai giflé, sans lui donner la possibilité de se justifier.

J’avance de quelques pas sur le plateau et me laisse tomber sur le canapé trônant au milieu du décor. Tant d’émotions en l’espace de quelques minutes font que je suis incapable d’analyser sereinement la situation. Vlaho s’est approché derrière le dossier et pose ses mains sur mes épaules. Une sensation de paix totale m’inonde. Que le temps s’arrête… juste pour savourer cet instant. Hélas il court le temps, de plus en plus vite et, pour le moment en tout cas, j’ai d’autres préoccupations plus urgentes que celles de me laisser aller à ce bien-être imprévu. Je pose ma joue sur la paume de mon bien-aimé.

–        Il faut que tu t’en ailles, Vlaho. J’ai un spectacle à assurer, des autorités et des journalistes à accueillir, un trac grandissant à gérer, je ne peux pas me consacrer à toi dans l’immédiat. Tu comprends, c’est un jour particulier pour moi. Pour la troupe.

–        Je m’en vais, mais je serai dans la salle tout à l’heure.

–        Ah non ! ça ne va pas être possible. Nous jouons à guichet fermé, il n’y a plus une seule place. Tu ne peux pas rester.

–        Mon souhait le plus cher est d’être avec toi…

–        Vlaho, ce n’est pas possible! Nous nous retrouverons après le spectacle pour que tu me racontes tout. D’accord?

Le ton est ferme lorsqu’il me répond.

–        Ma Kalliópê, c’est important, je veux assister à la première.

–        Mais tu as déjà vu cette pièce maintes fois, puisque tu nous épiais pendant les répétitions!

La colère reprend le dessus et m’emporte. Je me lève en lui demandant une dernière fois de sortir.

–        Chris, tu n’as pas écouté! Je ne partirai pas avant la fin de la représentation. Nous savourerons ensemble cette réussite.

–        S’il te plaît!

L’injonction est sans appel.

Il me regarde comme s’il ne m’avait jamais vue. S’éloigne. S’arrête. Il a un petit mouvement de tête comme pour dire «dommage». Je perçois le désappointement dans son regard, dans sa voix, lorsqu’il me dit;

–        Cette création que tu vas dévoiler au grand public ce soir, j’en suis l’auteur.

–        Quoi? Qu’est-ce que tu racontes? Elle est de Evangelos Kalloni!

–        C’est exact. Evangelos Kalloni c’est moi. C’est mon nom de plume depuis bientôt trente ans.

Les jambes me lâchent, je m’appuie contre un montant du décor, bouleversée.

 

Combien de temps suis-je restée sous le choc? Je l’ignore. Ma conscience de l’instant présent revient en percevant le brouhaha causé par les comédiens en effervescence qui pénètrent dans les coulisses. Où est-il? Mon Dieu, où est-il?

–        Vlaho !… Evangelos ?!…

Il a disparu…

 

***

 

La pièce a remporté un succès magistral. L’auteur, connu pour ses chefs d’œuvre joués dans les théâtres les plus renommés, était peut-être dans la salle ce soir. Qui sait? A l’époque du tout numérique comment est-ce possible que nul ne l’ait jamais rencontré et, surtout, n’ait jamais pu mettre un visage sur son nom? Il y a des mystères qui ne sont jamais élucidés. Pour les médias, celui de Evangelos Kalloni en est un.

 

 

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