Créé le: 15.09.2021
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Couchée
Auto(biographie), Billet d'humeur, Correspondance — Lettre à mon ennemi 2021
Chapitre 1
1
Voici une lettre adressée à celle qui a détruit la vie de Mammouth.
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Aujourd’hui, tu l’as fait chuter. Encore une fois. Elle se tenait debout dans sa chambrette et se déplaçait avec son déambulateur, probablement pour gagner la porte d’entrée. Un vertige l’a saisie. Elle s’est laissé glisser contre le mur de droite. Elle a crié « au secours » et les secours sont venus. Ils l’ont relevée doucement pour la mettre dans son lit. Tu aurais pu la tuer, il y a 4 ans déjà. Nous ne l’avons pas vue, mais nous l’avons imaginé s’effondrer derrière sa porte-fenêtre. La nuit tombait. Un soir de novembre, las, sombre. Elle regardait sans doute un faible coucher de soleil sur le lac quand la douleur a transpercé sa colonne vertébrale. Une poche de sang a grandi dans son dos. Nous l’avons trouvée par terre, en convulsions. C’était bien joué de ta part : la détestation de soi avait pris le dessus. Ces milliers de jours de solitude, couplés à la maladie, la maladie alimentant la solitude, la solitude alimentant la maladie. Et Mammouth ne s’alimentant presque plus du tout. Je ne m’étonne pas que tu aies attaqué son système neurologique. La dépression et toi avez fait alliance pour la mettre, jour après jour, à genoux. Un long processus de sape, calculés, une série d’attentats au corps et à l’âme, savamment orchestrés. Je t’imagine aux commandes de sa biologie, détournant discrètement là une cellule, changeant patiemment le taux de globules blancs, réduisant la dopamine, affaiblissant les canaux auditifs, ralentissant ses intestins. Tu as donné le coup d’envoi par une chute, il y a 8 ans. Mammouth, comme nous l’appelons pour moquer avec amour sa minceur extrême, a voulu descendre précipitamment d’un train qui la conduisait vers sa fille et sa petite fille, pour assister à un concert de la Fête de la musique. Un croche-pied invisible l’a fait tomber de ce train, immobilisant sa jambe pendant plusieurs semaines. Le premier de tant d’autres. Si l’on mettait bout à bout toutes les chutes que tu lui as infligées, Mammouth tomberait d’un coup de l’Empire State Building. Le grand saut vers la fin. Brutal, mais bref. Et probablement moins cruel que cette entreprise de destruction progressive. Une attaque programmée au sud du corps, par les jambes, au nord par les poumons. Et de manière décentralisée et étalée, dans le sang. Les Chinois appellent le poumon « le toit des organes ». Les poumons assurent la protection de l’organisme, tel un bouclier. Je me souviens des premières fois où, après une promenade tout à fait raisonnable, elle nous revenait avec une petite fièvre. De cette aimable excursion en petit train à travers les Alpes vaudoises dont elle était revenue grelottant de froid sur le siège passager de notre voiture. Tu as assigné la fièvre à domicile, chez ma mère. Assise sur le rocking-chair de la chambre à coucher, elle prenait possession d’elle quand elle voulait. Grelottements, chaleur, extinction de voix, toux qui secouait sa carcasse. 37,5, 38,2, 36,9. Paracetamol et anti-inflammatoires. Le nouveau diagnostic, ce fut une menace de cancer du sang, sourde. Nous nous sommes résignés à ajouter chaque mois un grain à ce long chapelet de maux : hémorragie, pneumonie, leucémie… Tu as transformé son intérieur en pharmacie, nos échanges en une liste de symptômes et d’adresses de médecins. Lorsque nous avons vidé son appartement, nous avons retrouvé des médicaments partout. Des dizaines de boîtes, un tiroir de la salle de bains, plein. La table de chevet, pleine. Le vaisselier, envahi, en bas, à côté des assiettes. La table de travail de la cuisine, assiégée de Dafalgan, Ibuprofen, la panoplie complète des médicaments laxatifs (Sene, Contalax, dragée Fuca, Dulcolax, Duphalac, huile de paraffine, Lactulose, Microlax, Movicol…), des Temesta partout. Des tisanes aussi, des centaines de sachets de tisane, fenouil, tilleul, verveine, gingembre, tisanes pectorales et antitussives, tisanes pour la vessie et les reins, tisanes pour le sommeil. Mammouth avait réuni autour d’elle une famille de médicaments : frères poudres, sœurs onguents, compagnon anti-inflammatoire, doudou antitussif. Jour après jour, tu as réduit son espace au minuscule. L’angoisse l’a prise en étau, les bactéries ont cerné ses poumons. A 66 ans, elle prenait un avion 6 places pour survoler Brice Canyon, par fort vent. 10 ans plus tard, elle avait peur de traverser la route. L’hémorragie a réduit sa mobilité à quelques pauvres pas journaliers de la chambre au parc, au mieux de sa forme. De la chambre aux toilettes, de la chambre à la chambre, lorsque cela ne va pas du tout. Tu aurais pu la tuer il y a quatre ans déjà. L’hémorragie épidurale spinale spontanée lui avait vrillé le corps pendant plus de 24 heures, jusqu’à ce que le diagnostic soit posé. La nuit aux urgences, où les médecins farfouillaient tout son corps pour comprendre. Les convulsions dont tu l’agitais. Le départ en ambulance. Combien de filles et de fils traversent avec leurs parents ces instants traumatiques sans jamais en parler, les cachant sous le joli voile de la pudeur ? Ambulance, hôpital, sonde nasale, voie veineuse, angiographie, intrusions multiples dans le corps parental souffrant. Après 15 jours de ce traitement, elle pesait 34 kilos. Son petit-fils, lui, avait 8 mois et approchait les 6 kilos. Elle en perdait, il en prenait. Cet hiver-là tu as fait de moi la mère d’un troisième enfant. Je regardai mes petits : leurs enveloppes forcissaient, leurs os se développaient, leurs jambes vigoureuses apprenaient à gambader. Le corps de ce troisième enfant, malgré mes soins, malgré mon travail pour l’alimenter, le soigner, alléger ses maux, maigrissait, dépérissait. Tu l’as envoyée dans un centre de soins. Un centre de soins palliatifs. Nous y avons appris qu’il s’agissait de thérapies de confort, soit destinés à rendre la fin de vie la plus douce possible, soit à accompagner le patient qui ne pouvait plus recevoir de traitement vers la guérison. Et là, tu as franchement hésité entre le fossé et la route du retour à la maison. L’interne qui s’occupait de Mammouth nous a prévenues : la mort allait survenir, c’était une question de jours. On voyait bien qu’elle rôdait : Mammouth avait les yeux au fond des orbites et sentait l’au-delà. Mais non. Tu as repris la main. Elle était fine, tu l’as rendue décharnée. Elle était drôle, loufoque, enfantine. Elle est triste, impatiente, mièvre. Elle ne supporte plus guère les réunions de toute la famille autour d’elle. L’anticipation de leur visite, l’angoisse, leur présence la stresse et l’épuise. Elle avait de l’esprit et une jolie plume. Elle répète aujourd’hui inlassablement, comme un petit gosse qui apprend son vocabulaire, les expressions de sa région : « Où y’a rien y’a personne », « Y’a des jours avec et des jours sans ».
Je continue à lutter comme je peux contre ton inexorable travail de sape.
Je sais que c’est peine perdue.
Mais tu n’auras pas le mot de la fin.
La Grande Blanche s’en chargera.
Commentaires (1)
Motus
03.10.2021
de belles images et un excellent choix d'ennemi
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