a a a

© 2023-2024 Athanase de Jadys

Lorsque le cœur finit par lâcher, à quoi bon encore l'âme et l'esprit ?
Reprendre la lecture

Il devait être pas loin de minuit, et, affublé d’une robe de chambre de velours grenat je lisais au fond de mon antique fauteuil râpé, dans mon salon humide et austère…

 

Once upon a midnight dreary, while I pondered, weak and weary,
Over many a quaint and curious volume of forgotten lore (1)

 

… lorsque je sursautai soudain au claquement métallique qui provenait de la cuisine :

 

CLONG !

 

Pourtant j’aurais dû être habitué. Ce CLONG véhément rythmait depuis longtemps mes jours et mes nuits. Dans la journée, je n’y faisais plus attention, mais au milieu de la nuit, lorsque le bourdonnement de l’activité humaine s’était apaisé et que tout s’était fait silencieux alentour, je me laissais parfois surprendre encore.

 

Par acquit de conscience, et même si je savais que c’était bien superflu, je m’extirpai en maugréant de mon refuge et allai jeter un coup d’œil au responsable, dans l’intention de lui en toucher deux mots.

 

C’était bien entendu Arthur qui jugeait utile de se rappeler ainsi périodiquement à mon attention. Le CLONG signifiait que malgré son grand âge, il veillait toujours, fidèle à son poste, et continuait vaille que vaille à réchauffer parcimonieusement l’eau dans les tuyauteries, pourtant sans doute bien encrassées, qui couraient le long des murs et du plafond, jusqu’à ce que j’appelais pompeusement ma « salle de bains ». Arthur, c’était ainsi que j’avais affectueusement dénommé mon chauffe-eau. Lorsque je m’approchais de lui, je distinguais la petite flamme bleue de la veilleuse, qui se transformait de temps à autre, sur l’ordre mystérieux d’une sonde interne, ou d’un thermostat lointain, en une vigoureuse couronne de flammes, prête à ronfler pendant une dizaine de minutes, avant de se réduire à nouveau à une aigrette folâtre et tremblotante. Eau chaude et chauffage central : tout dépendait de ce vieux chauffe-eau à gaz. Sans lui, l’appartement n’aurait certainement été que désolation morne et funèbre — inhabitable, en fait. Et à chaque fois que s’enclenchait ou se déclenchait le cycle de chauffage, les tôles de l’appareil se dilataient ou se rétractaient, provoquant ce CLONG intermittent qui interloquait les rares visiteurs ; visiteurs que je devais alors rassurer par quelques explications techniques plus ou moins fantaisistes.

 

Arthur était-il donc l’âme de mon médiocre logis ? Non. L’âme en était la chatte Douchka (2), ce rôle ne pouvait lui être retiré. C’était elle qui apportait la joie, la peine, l’amusement et toute la palette des sentiments, la tendresse, le mystère et la rêverie aussi, à travers l’appartement. Mais lui, le chauffe-eau, en était sans conteste le cœur physique, relié qu’il était à l’ensemble des pièces par la tuyauterie antédiluvienne, exactement comme un cœur humain est relié à chacun des membres et des organes du corps par le réseau des veines et des artères. Étant donné que j’estimais en représenter moi-même modestement l’esprit, à nous trois nous nous complétions pour animer tour à tour, fraternellement, avec obstination et persévérance, le modeste deux-pièces, comme des infirmiers maintiennent en vie un corps humain épuisé mais qui ne veut pas se résoudre à lâcher prise.

 

M’approchant du précieux organe, je m’enhardis à le flatter de la paume, en lui murmurant des phrases convenues, destinées à le calmer le cas échéant. Ça va, Arthur, tout va bien, pas de problème. Il semblait m’écouter, et ronronnait comme un animal tapi dans son coin. La couronne de flammes vrombissait avec ardeur, et la tuyauterie était tiède au toucher. Les tôles vibraient certes énergiquement, mais le diagnostic visuel était satisfaisant. Pas d’infarctus ni de syncope à redouter dans l’immédiat. Au bout de quelques minutes, les flammes s’amenuisèrent et se réduisirent à nouveau à l’éternelle petite veilleuse bleue, symbole ténu de la vie : la carcasse métallique se rétracta progressivement.

 

CLONG.

 

Je lui prodiguai encore quelques paroles apaisantes, et retournai au curious volume of forgotten lore qui m’attendait patiemment au creux de mon fauteuil usé par les ans. Appréhendant un peu, malgré tout, la prochaine et bruyante diastole qui s’annonçait déjà.

 

J’avais certes fait ausculter un jour l’animal par un homme de l’art. Celui-ci, au vu de la bête, avait poussé une exclamation de surprise, hoché la tête et déclaré :

— Mon pôv’ monsieur, des comme ça, on n’en trouve plus, même d’occasion, depuis au moins trente ans.

Et il avait ajouté, définitif et remballant déjà sa caisse à outils :

— Faut tout changer. Si vous voulez, je peux vous faire un devis, mais ça sera pas donné, je préfère vous prévenir.

 

Je l’avais bien entendu chassé ignominieusement dans l’escalier vermoulu de l’immeuble, et il était parti en grommelant des malédictions bien senties à l’attention de ces radins d’intellectuels qui voulaient tout avoir sans rien payer. Je ne l’avais jamais revu. Arthur était resté, et sa présence me rassurait, comme celle d’un bon chien sur lequel on sait qu’on peut toujours compter.

 

Je n’y connaissais pas grand-chose en chaufferie, mais parfois, lorsque l’animal me paraissait sujet à quelque faiblesse, à quelque hésitation, m’avait semblé émettre un raté, je me risquais bravement à en démonter la face avant (qui ne tenait plus que par deux vis rouillées) et à examiner le mystérieux ordonnancement interne de la machine. Allais-me me lancer dans une opération à cœur ouvert ? Ç’eût été bien risqué. Comment d’ailleurs tout cela pouvait-il bien fonctionner ? Je n’en avais pas la moindre idée, pas plus que je n’entendais goutte aux principes mécaniques d’un moteur d’automobile. J’essayais de suivre du doigt les tubulures, d’examiner les clapets, les soupapes, la sonde, la cuve, les gaines ; je démontais virtuellement les tiges boulonnées, les ressorts, les cylindres, avant de faire mine de vérifier le câblage approximatif ; finalement je me contentais de chasser un peu de poussière du bout d’un pinceau originellement destiné à la pâtisserie (selon mon opinion). Puis, hochant la tête moi aussi, je remettais précautionneusement en place le carter émaillé, qui rendait l’engin un peu plus présentable malgré tout en dissimulant les composants du viscère, revissais ce qu’il était possible de reviscérer, et tapotais doucement le flanc de mon ami :

— Ça va aller, Arthur. T’inquiète pas, je suis là.

 

Je ne tenais pas à recevoir des jets d’eau bouillante dans la figure, à rechercher désespérément derrière un meuble un écrou indispensable à la bonne marche de l’ensemble, ni à faire sauter l’immeuble à cause du gaz. Je ne suis pas d’un naturel téméraire.

 

La chatte Douchka, qui m’observait de loin, couchée sur le parquet du corridor, les pattes repliées sous elle, approuvait sentencieusement. Grâce à elle et à Arthur (et à ma profonde intelligence bien sûr, peut-être il est vrai plus orientée vers la théorie que vers la pratique), l’appartement restait vivant. Le CLONG périodique en était la preuve.

 

Un soir, vers la fin de l’hiver, le cœur cessa brusquement de battre. Définitivement cette fois.

 

Il m’avait jusque là vaillamment gardé du froid qui s’infiltrait, perfide, par les joints des fenêtres délabrées. Il m’avait procuré de l’eau suffisamment chaude, malgré tout, pour me permettre de prendre une douche acceptable de temps à autre. Il avait rythmé les sombres mois de la mauvaise saison, toutes les quelques minutes, de jour comme de nuit, de son CLONG sonore et réconfortant. Et voilà que seul un aride silence régnait désormais dans les pièces désertes. Douchka, inquiète, tournait lugubrement en rond dans le salon comme une âme en peine.

 

J’abaissai la manette générale d’arrivée du gaz, me laissai tomber dans mon fauteuil et pris mélancoliquement la chatte sur mes genoux.

— Arthur n’est plus avec nous, Douchka, lui expliquai-je avec gravité, tandis qu’elle orientait, perplexe, ses oreilles triangulaires, tantôt vers moi, tantôt vers la cuisine silencieuse.

 

Mais qu’est-ce qu’une âme, et à quoi bon un esprit, lorsque le cœur ne bat plus, et que le corps tout entier a renoncé à vivre ?

 

 

Notes:

 

(1) The Raven (Le Corbeau), par Edgar Poe :

« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée » (trad. Baudelaire)

« Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié » (trad. Mallarmé)

« Par un morne minuit, comme, faible et las, je méditais, sur plus d’un curieux grimoire de légendes oubliées » (trad. Mézigue).

 

(2) « Petite âme », terme affectueux en russe.

 

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire