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© 2024-2025 1a Chantal Girard

… Je pousse la porte du "Moulin", c'est sous cette enseigne, témoin d'un autre temps, que s'abrite la galerie "L'Art de Vivre"(…) Jouxtant le tableau qui me fascine tant, un plus petit vient, tel un clin d'œil malicieux, appuyer le caractère insolite de cette étrange concomitance de faits…
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19h20. Je suis en retard. Zut! J’avais prévenu mais tout de même cela me contrarie. Les personnes présentent à la « Galerie L’Art de Vivre » pour cette soirée exceptionnelle: « Décrire une œuvre », attendent certainement que tout le monde soit là pour commencer la visite.

Je pousse la porte du « Moulin », c’est sous cette enseigne, témoin d’un autre temps, que s’abrite la galerie. L’endroit est vide. Une collection de tableaux aux teintes criardes est exposée. J’en fais le tour sans y prêter attention, ma pensée est ailleurs: que dois-je faire? Attendre ici? M’engager dans cet escalier astucieusement dissimulé entre deux pans de mur? J’hésite. L’arrivée de Sylvie, organisatrice de la soirée, met un terme à mes tergiversations. Elle me rejoint, téléphone à l’oreille, lampe de poche à la main, et me fait signe de la suivre. Nous montons les quelques marches, entrevues l’instant d’avant, pour nous retrouver dehors dans une sorte de patio. Je devine plus que je ne vois ce petit jardin suspendu entre hier et demain, moitié aire d’exposition à ciel ouvert, consacrée à l’art contemporain, moitié jardin de curé à l’ancienne. Il fait nuit, seule la lumière d’une fenêtre, tamisée par des voilages, éclaire chichement le lieu. Mes yeux s’habituent doucement à l’obscurité lorsqu’une trouée dans les nuages laisse apparaitre une lune blanche et ronde. Sa clarté soudaine met un coup de projecteur sur une sculpture imposante qui semble surgir de nulle part. De l’intérieur du bâtiment une voix, assez lointaine, raconte une histoire dont seules des bribes nous parviennent.

Dans cet espace improbable l’ambiance est irréelle, presque troublante. Obscurité et lumière s’entremêlent, passé et avenir se confondent. Où suis-je vraiment? Ici? Ailleurs? La sensation qui me traverse est celle du vertige de certains matins, au sortir d’un rêve, juste avant de reprendre pied dans la vraie vie, quand la frontière entre l’imaginaire et la réalité reste encore floue.

Je suis vite ramenée à l’instant présent par mon accompagnatrice qui, toujours au téléphone, me presse de la suivre et m’indique par gestes que nous reviendrons plus tard. J’acquiesce et nous entrons dans la maison. C’est une bâtisse ancienne où plusieurs niveaux, séparés par une ou deux marches, parfois montantes, parfois descendantes, se succèdent sur le même étage. Nous traversons un couloir, puis empruntons un escalier qui mène à une chambre. Là, plusieurs créations artistiques sont harmonieusement présentées. Nous franchissons cette chambre et pénétrons dans une ancienne bibliothèque également aménagée dans l’esprit de la galerie. Notre périple se poursuit par la cuisine, attenante à un cellier, que nous dépassons. Au fur et à mesure de notre progression dans cette enfilade de pièces, la voix que nous percevions tout à l’heure se fait plus proche, plus distincte. Quelques pas encore et nous y sommes.

Une dizaine de personnes sont là, attentives aux explications de la galériste. Discrètement je me glisse derrière un monsieur de large stature espérant donner, s’il le fallait, l’illusion d’être présente depuis le début. Plus sereine, maintenant intégrée au groupe, je me décale légèrement pour apercevoir l’œuvre commentée. D’emblée celle-ci me séduit: son camaïeu de bleu enrichi d’ocre et de gris est l’exact reflet de mon humeur ce soir. Cette aquarelle, c’est sûr, sera celle sur laquelle je disserterai, puisque l’enjeu de la soirée est de choisir une œuvre et de la décrire.

La pièce où nous sommes est exiguë et nous nous trouvons très proches les uns des autres. Il fait assez sombre, seuls les tableaux accrochés sont éclairés par des spots. Aussi lorsque nous sommes priés de passer dans la salle suivante, la dernière de l’exposition, la responsable du lieu nous le promet: « Nous serons plus à l’aise à côté, c’est plus vaste et plus lumineux ». Elle ajoute encore: « Le palier pour y accéder est inégal et la poutre traversière basse, soyez prudents. »

Tout le monde s’avance dans la direction indiquée. Je suis toujours derrière l’homme qui m’a servi de paravent, il se baisse un peu pour passer dans l’encadrement de la porte tandis que je cherche où mettre les pieds afin de ne pas trébucher. En relevant la tête, c’est le choc: une toile percute de plein fouet mon regard. Sidérée, je ne réalise pas que, plantée au milieu du palier, j’empêche les gens de passer. Je reste là, hypnotisée par le tableau. Un tableau qui, à n’importe quel autre moment de mon existence, n’aurait pas suscité mon intérêt. Les tons trop contrastés me dérangent et le sujet ne me parle pas du tout. Ce style de peinture est à l’opposé de ce qui résonne avec ma sensibilité. Rien ne me plaît dans cette toile et malgré cela elle me bouleverse. Je ne peux me détacher d’elle. Entre elle et moi s’intercale en transparence, tel un hologramme, une scène de vie où chaque détail se superpose. Je suis fascinée par cette cohérence, ce chevauchement d’éléments quasi parfait.

Quelqu’un me bouscule en s’excusant. Je m’aperçois que je n’ai toujours pas bougé. Il est grand temps de revenir au présent et de pénétrer dans la salle pour découvrir la suite de l’exposition. Ce sera difficile, d’autres œuvres de la même veine forment une série, tout ce qui existe autour s’estompe, je ne vois qu’elles. Jouxtant le tableau qui me fascine tant, un plus petit vient, tel un clin d’œil malicieux, appuyer le caractère insolite de cette étrange concomitance de faits…

 

***

 

Avant de venir, j’ai quitté mon père, inquiète. Nous avions pourtant bu l’apéritif au champagne. Ou plutôt: j’avais bu, lui avait seulement trinqué et trempé les lèvres. Il avait insisté pour que j’ouvre une bouteille et mes arguments s’y opposant n’avaient pas fait le poids. Il faut dire que cette boisson festive nous a régulièrement accompagnés lorsque nous étions en famille. Tous les prétextes étaient bons pour sabler le champagne: fêtes, anniversaires, dimanches, événements particuliers, etc. les occasions ne manquaient jamais pour célébrer! Mais ce soir l’ambiance n’était pas vraiment à la fête et ce n’était pas dimanche. J’ai tout de même exaucé son vœu pour lui faire plaisir, tout en sachant que c’était lui qui voulait me faire plaisir. Après avoir ouvert la bouteille et servi les verres, il a pris le sien, l’a levé lentement – tout devient plus lourd, plus difficile lorsque le souffle s’amenuise et que les forces s’estompent – il a attendu quelques secondes les yeux fixés sur son verre comme s’il voyait, dans ces bulles, danser tous les moments heureux de sa vie, et nous avons trinqué.

Ensuite, je l’ai laissé seul. Le soir il ne veut pas que je reste avec lui. Son grand âge n’est pas une raison suffisante, prétend-il, pour qu’on le materne. Il tient à garder son indépendance et surtout il n’aimerait pas que je sois trop entravée dans mon quotidien à cause de lui. Depuis le décès de sa femme nous passons beaucoup de temps ensemble, c’est vrai. Ma présence comble un peu sa solitude et le rassure, oui, mais probablement l’empêche-t-elle aussi de se laisser aller à son chagrin. Ce deuil l’a brisé, je le sais. Sans sa compagne de toujours il ne vit plus qu’à demi. Bien sûr, devant mon frère et moi – qui sommes désormais orphelins de mère – il ne s’épanche pas, il donne le change pour ne pas nous accabler. Et puis, il faut le reconnaître, même très âgé et diminué dans sa santé physique, même dévasté par ce deuil dont il peine à se remettre, il reste encore le chef de famille.

Né dans une époque où il était indécent d’étaler son chagrin devant les autres ou de consoler quelqu’un en le prenant dans ses bras, mon père avait gardé toute sa vie cette pudeur et cette discrétion dues à son éducation. Néanmoins la tendresse était bien là, sous-jacente. Elle transparaissait dans le regard, dans les petites attentions sans cesse renouvelées, pas dans les grandes effusions ni dans les cajoleries démonstratives. Mais, en vieillissant, ses principes s’étaient lézardés, le rendant plus vulnérable, plus émotif. Alors parfois, par petits morceaux, lorsque la réalité supplantait les souvenirs radieux, lorsque sa peine, trop lourde, débordait, il ne s’opposait pas à ce qu’on le prenne dans nos bras. Pas trop longtemps, toutefois, parce que ça risquait de faire céder les digues qui retenaient tous ces chagrins contenus depuis toujours et ce déferlement de tant de peines réprimées risquait de tout emporter sur son passage…

 

***

 

Tout à l’heure, après l’épisode du champagne, j’avais examiné les jambes de mon père: elles étaient gonflées à craquer, les œdèmes les avaient complètement déformées, je n’avais encore jamais vu une enflure d’une telle importance. Lui constatait, angoissé, l’amplitude des dégâts sur ses jambes qui avaient participé, dans sa jeunesse, à tant de manifestations sportives et remporté bon nombre de courses à pied. Il était tellement triste devant ce constat et moi tellement impuissante… J’ai minimisé et l’ai rassuré en lui affirmant que, lorsqu’il serait allongé, l’œdème se résorberait petit à petit, qu’il ne s’inquiète pas. Je ne suis pas sûre qu’il m’ait crue. Pour ne pas ajouter mon angoisse à la sienne j’ai fait diversion en plaisantant, il a saisi la balle au bond, comme toujours. L’atmosphère un peu allégée, nous nous sommes dit à demain et je suis partie.

Derrière la porte refermée j’ai attendu, épiant le moindre bruit. Au bout d’un long moment, le silence n’étant pas troublé de l’autre côté du vantail, je me suis éloignée pour rejoindre, un peu tardivement, la « Galerie L’Art de Vivre ».

Et me voilà perplexe devant ces tableaux qui me renvoient, dans une artistique synchronicité, des images symboliques de ce que je viens de vivre. La toile la plus grande représente une femme, au bord de l’eau, une femme que l’on ne voit pas, seule une de ses jambes, énorme, flotte sur l’onde. La grosseur est accentuée par l’effet loupe de l’eau qui clapote autour d’elle. Cette jambe-là est peinte, colorée et saine, vivifiée par l’eau fraîche qui la baigne, mais elle n’existe pas. A l’opposé, dans ma réalité, il y a cette autre jambe que je touchais il y a une heure à peine, vivante, elle, mais en si mauvais état… où l’eau, présente là aussi, joue sournoisement un tout autre rôle. A côté, la toile plus petite montre en fond une eau bleue, légèrement agitée, que l’on devine profonde. Au premier plan, telle une invitation à porter un toast, une main de femme tenant par le pied, comme on tiendrait la tige d’une fleur, une flûte de champagne où pétillent mille bulles…

 

Hier, aujourd’hui et demain se confondent, ici et ailleurs s’entremêlent, la plupart du temps sans que l’on s’en aperçoive. Sommes-nous toujours ici ou voguons-nous ailleurs de temps en temps, dans les méandres d’un fleuve invisible serpentant à la lisière de deux mondes? Il arrive, lorsqu’on est à fleur de peau, que nous percevions ces signes. Messages sibyllins de l’au-delà?

 

***

 

Quelques jours plus tard mon père est décédé. Il est parti rejoindre son grand amour. Jusqu’à la veille de sa mort il a tenu à ce que, quotidiennement, nous buvions une flûte de champagne à la santé de tous ceux que nous aimions…

 

« A tous ceux qui partent.
A tous ceux qui restent.
Je lève mon verre ! »

 

 


Les deux toiles présentées font partie de la série « Eté acidulé » de Carine Bovey

 

 

 

Commentaires (2)

Webstory
17.01.2025

Merci de votre participation au concours 2024 – AU-DELA. Votre histoire figurait parmi les dix premières retenues, sur 75, dans la sélection du jury.

Chantal Girard
19.01.2025

Merci ! C'était un plaisir de participer.

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