Créé le: 28.08.2017
3746 0 0
Clément

Entendu au marché... 2017

a a a

© 2017-2024 Rosemarie Fournier

Pour Clément, peu importe que Léon ait connu Jeannette bien avant qu'elle ne devienne sa femme à lui. Il a été trompé, un point c'est tout. La jalousie, même rétroactive, n'est pas une affaire d'âge et peut mener à des extrémités regrettables.
Reprendre la lecture

– Je sais bien que demain, c’est vendredi! Pas besoin de me téléphoner pour me le rappeler. Oui, dix heures, à la terrasse du café du Nord. Comme d’habitude, quoi!

D’un geste excédé, Clément repose son portable sur la table de la cuisine et se tourne vers sa femme.

– C’était encore Oscar. Il ne peut pas s’empêcher de nous appeler à chaque fois, la veille de nos rendez-vous du marché. Il devient sénile, c’est pas possible. Qu’est-ce qu’il m’agace!

Jeannette ne lève pas les yeux de l’écran de la télévision.

– Pas la peine de te mettre dans tous tes états. Il est bien seul, Oscar, depuis qu’il est veuf. Ça le distrait, ces coups de fil.

– M’en fiche. Il m’agace quand même. Qu’est-ce que tu vas faire demain matin, quand je serai au marché?

– Je ne sais pas encore. J’irai peut-être voir Mathilde, au home.

 

Clément contemple distraitement le profil de sa femme, les lunettes posées sur son nez un peu trop pointu, les petites mèches de cheveux qui frisent sur sa nuque. Mathilde, ah oui, elle était bien belle, la Mathilde. Et dire qu’aujourd’hui, elle est parquée dans un foyer pour les vieux… Autrefois, il lui aurait bien fait de l’œil, mais il y avait déjà Jean-Paul. Et lui, il avait rencontré Jeannette. Moins jolie, c’est sûr, mais une femme sérieuse. Une qui n’avait jamais regardé personne d’autre que lui, Clément.

En soupirant, il se rassied auprès de Jeannette, saisit sa tasse de café – froid maintenant – et essaie de reprendre le fil des actualités télévisées.

 

*

 

Clément se regarde une dernière fois dans le miroir du hall d’entrée, histoire de voir si sa casquette est bien alignée et cache plus ou moins son début de calvitie. Il mouille son index pour frotter une tache sur son menton. Toujours très soucieux de son apparence, mais encore plus pour la réunion mensuelle. Jeannette vient vers lui, rectifie un nœud de cravate qui n’en a nul besoin et lui donne une petite tape sur l’épaule.

– A plus tard, pense à ramener du pain.

– Je n’oublierai pas. Et toi, tu vas toujours voir Mathilde?

– Pas sûr, je verrai.

 

Cette réponse le dérange. Il aime bien savoir ce qu’elle fait, qui elle voit, quand il est absent. Ce n’est pas qu’il soit jaloux, non, mais… Il ouvre la bouche, se ravise, hausse les épaules et s’en va.

 

Jour de soleil et de marché à la rue du Grand-Pont. Quand il fait beau comme aujourd’hui, il y a foule, difficile de se frayer un chemin entre les passants. Accablé de chaleur, Clément tire sur son nœud de cravate en se dirigeant à grand-peine vers le café du Nord, évitant une poussette, une vieille dame, un homme pressé. Il survole du regard les stands de légumes bio, d’artisanat d’Afrique. Le fromager de Verbier, le céramiste suisse allemand. Il fait un détour pour éviter le guitariste installé devant l’Hôtel-de-Ville. Du bruit, pas de la musique, rumine-t-il. Il s’entend héler.

 

– Hé Clément! Attends-moi!

Il se retourne vers Louis qui clopine vers lui, passe sa canne sous son bras, lui tend la main.

– Salut, t’as l’air en forme, dis!

Clément hoche la tête en pensant qu’on ne peut pas en dire autant de Louis. Ce dernier est vraiment chauve et vraiment mal rasé. Attifé comme l’as de pique. Pour couronner le tout, il arbore un sourire auquel manquent quelques dents. Clément évite de se souvenir qu’ils sont contemporains.

 

Ils arrivent tous deux à la terrasse du rendez-vous, où Léon et Oscar sont déjà installés sous un parasol et devant un demi de vin blanc bien entamé. Léon lève son verre en guise de bienvenue.

– Salut, la compagnie! Fait beau, hein, ça va être une belle journée. Hé, Marie, ramène un demi!

 

Léon, un échalas tout en longueur, a étalé ses jambes devant lui. Clément constate qu’il porte un jean et un tee-shirt. Consternant. Comme s’il en avait encore l’âge! Ce Léon, il veut toujours paraître plus jeune qu’il ne l’est. Quant à Oscar, il a l’air du paysan qu’il était: chapeau noir, veston beige sur une chemise boutonnée jusqu’au col et pas de jean, ah non! Un bon vieux pantalon de toile brune qui connu des jours meilleurs. Le contraste est intéressant, pense Clément en s’asseyant en face de Léon.

 

La sommelière ne s’appelle pas Marie, mais il y a longtemps qu’elle ne se formalise plus de la manière cavalière dont la traite cette bande de vieux, comme elle dit. Eté à la terrasse, hiver à l’intérieur, ils se retrouvent dans ce café, le premier vendredi du mois. Boivent quelques demis. Font des commentaires sur les autres clients. Se racontent des souvenirs mille fois ressassés. Se chamaillent parfois pour des vétilles qui la font sourire. Puis rentrent chez eux. Le patron avait expliqué à Marie qu’ils venaient les quatre de la même vallée et s’étaient établis à la ville au moment de leur retraite. Ils avaient plaisir à se retrouver au café du Nord, le jour du marché, à l’heure de l’apéritif.

 

Les verres s’entrechoquent. Oscar essuie ses lunettes et commence à raconter une histoire que personne n’écoute. Il radote de plus en plus, pense Clément. Une jeune fille passe lentement devant la terrasse. Grande, blonde, belle. Une jupe très courte, de longues jambes nues et bronzées. Les vieux la suivent des yeux, silencieux. Quand elle a disparu dans la foule, Léon se tourne vers ses compagnons, nostalgique.

– C’est plus pour nous, ça.

Louis lui répond:

– Mais ça fait quand même du bien de regarder. Je me rappelle d’une fille comme elle, oh, il y a longtemps.

Clément, rêveur, dit:

– Elle me rappelle ma Jeannette, au même âge. Elle avait aussi des cheveux…

Léon l’interrompt.

– Ah oui, je me rappelle. Elle était assez jolie, la Jeannette.

– Qu’en sais-tu, toi? Tu viens d’un autre village, t’as pas connu Jeannette, c’est pas possible.

Avec un sourire chafouin, Léon réplique:

– Je me rappelle bien de ta femme. J’avais pas vingt ans. Au bal de la mi-été. Elle dansait drôlement bien, dans sa robe à fleurs, avec ses tresses qui lui arrivaient au bas du dos.

– Impossible, tu dois confondre. Jeannette, c’était pas le genre à fréquenter les bals.

– Mais je te dis que ta femme, je l’ai connue avant toi! J’étais joli garçon à l’époque et elle ne disait rien quand je la serrais de près. Oh! et puis, je te raconte pas tout, mais il y a une grange en bas du village qui doit s’en rappeler.

 

Clément pâlit. Les coudes sur la table, il tient son verre de vin à deux mains, serre.

– Menteur!

– Pas du tout! Tu lui demanderas. C’était pas Sainte Jeannette, ta femme. Je suis pas le seul.

Léon est assis juste en face de lui et reste estomaqué quand il prend à la figure le contenu du verre de Clément.

– Mais, t’es dingue! Qu’est-ce qui te prend?

Il se lève à demi. La colère remplace la surprise. Il envoie son poing en direction de Clément qui recule et se lève aussi, en posant sa casquette sur la table. Assis à côté de lui, Oscar essaie de le retenir, en vain. Clément contourne les chaises, manquant bousculer un homme assis à la table voisine. Il empoigne Léon par les pans de sa veste. Le pousse contre la table et lui donne un coup de tête qui leur en fait voir trente-six chandelles à tous deux. Clément se secoue pour reprendre ses esprits et commence à bourrer son vis-à-vis de coups de poing. Quand leurs compagnons, assisté de Marie, parviennent à les séparer, Léon s’écroule par terre, le visage ensanglanté. Clément, vacillant sur des jambes molles, se laisse ramener à sa chaise. L’air mauvais, il se verse un verre de vin et l’avale d’une traite, sans regarder personne.

 

Deux policiers surgissent. Une bonne âme a dû les avertir. Tout le monde parle à la fois, sauf Clément qui étudie le fond de son verre et Léon qui a tourné de l’œil. Les agents appellent une ambulance et demandent à Clément de les suivre.

 

Au poste de police, Clément répond docilement aux questions concernant son identité. Il s’échauffe à nouveau quand un policier lui demande les raisons de son comportement.

– Vous êtes marié, vous? Qu’est-ce que vous diriez si on manquait de respect à votre femme? Ce salopard a insinué que ma femme m’avait trompé avec lui. C’est un menteur!

– Bon. Ça arrive tous les jours, ça. A titre de curiosité, à quand remontent les faits?

Clément hésite. Il se rend compte qu’il est ridicule. Comment avouer qu’au moment “des faits”, comme dit son interrogateur, il ne connaissait pas encore Jeannette? Il marmonne que ça remonte à loin, mais que ça ne change rien à l’affaire.

 

L’agent soupire et lui dit:

– Vous pouvez partir maintenant. Mais si votre ami porte plainte, vous allez vous retrouver devant le tribunal. Peut-être devriez-vous aller le voir et lui faire des excuses? Plutôt crever, pense Clément en quittant le poste.

 

*

Il pousse la porte de l’appartement. Jeannette surgit de la cuisine.

– Tu es drôlement en retard, dis. Le repas attend depuis un bon moment. Moi aussi, d’ailleurs. Tu aurais pu avertir.

Clément n’est pas d’humeur à répondre. Il accroche sa casquette au porte-manteau de l’entrée, passe devant sa femme, va s’asseoir à la table de la cuisine, sans un mot. Il tripote les couverts déjà mis, en regardant Jeannette, affairée devant la cuisinière. Il l’examine de haut en bas. De ses cheveux – blancs aujourd’hui – jusqu’à ses pieds chaussés de mocassins gris. Il pense que c’est joli, ces mocassins. Se souvient qu’ils les ont achetés ensemble, l’an dernier, lors d’une sortie en ville. Il se rappelle aussi les chaussures qu’elle portait à leur mariage. Blanches, avec un nœud rose sur le dessus. Bien loin, tout ça. Il rêvasse…

 

Jeannette se retourne, pose un plat sur la table et commence à servir. Elle a cuisiné du poisson, avec du riz et une salade de tomates.

– Tu as oublié le pain? C’est drôle, ça ne te ressemble pas. Tout le monde était là? Léon va bien?

A cette dernière question, Clément sursaute.

– Et pourquoi tu me demandes si Léon va bien? Qu’est-ce que ça peut te faire que Léon aille bien ou pas bien, hein?

– Ben… je l’aime bien, Léon. Toujours de bonne humeur, toujours le mot pour rire.

– Ah pour ça oui, toujours le mot pour rire. Dis, tu le connais depuis longtemps Léon?

– Oh la la, ça doit faire… voyons…

– Pas la peine de tourner autour du pot: tu l’as connu bien avant moi. Et de très près encore!

 

Jeannette repose la fourchette avec douceur. Elle regarde Clément droit dans les yeux.

– Je vois. Léon n’a jamais fait dans la discrétion. C’est juste étonnant qu’il ait réussi à se retenir jusqu’à maintenant. Il t’a raconté pour le bal de la mi-été? Et c’est pour ça que tu fais cette tête et que tu n’as encore rien mangé?

 

Tête baissée, Clément a repoussé son assiette et croisé les bras sur la table. Jeannette s’échauffe.

– Mon pauvre gars, mais qu’est-ce que tu crois? Que je t’attendais, comme on attend le Prince charmant? Que je restais enfermée à la maison? Mais j’étais jeune et jolie à l’époque. Oh, pas autant que Mathilde, bien sûr! Mais les garçons me tournaient autour, tout pareil. Et je n’allais pas rater le bal de la mi-été, tu peux le croire! Et puis, le Léon, je l’aimais bien. Alors quoi? C’est une scène de jalousie que tu es train de me faire? Tu te rappelles quand même que je ne te connaissais pas encore?

Vraiment remontée à présent, Jeannette continue sur le même ton. Elle raconte ses incartades de jeune fille, détaille ses sorties et les garçons qu’elle a connus. Clément n’en peut plus. Il pense que, dans l’état où elle s’est mise, elle en rajoute peut-être. Mais pas sûr. Il est tenté de lui lancer le contenu de son verre à la tête, comme ce matin.

 

– Et, si tu veux tout savoir, Léon, je l’ai revu bien après notre mariage. Il ne t’a pas dit? Tu te souviens, quand tu es parti à cette sortie du ski-club, quelques jours dans le Jura? Je l’ai croisé en ville, par hasard. Et…

Jeannette hésite. Elle se rend compte qu’elle est peut-être allée trop loin. Clément s’est redressé, une lueur de colère dans les yeux.

– Et?

– Laisse tomber. Parlons d’autre chose. Tu veux de la salade?

– Et?

– Rien, rien.

– Et?

Cette fois, Clément s’est levé. Il repousse brutalement sa chaise, contourne la table. Se dresse devant sa femme, menaçant, les poings serrés. Comme ce matin.

Jeannette se tait. Elle ne reconnaît pas ce visage déformé par la rage. Elle lève un bras, comme pour se protéger. Clément respire fort. Il semble avoir perdu la tête. Il la saisit par les épaules, l’oblige à se lever.

– Et? Et quoi? Ça s’est passé où? Ici, dans notre lit? Espèce de… traînée!

 

Il crie maintenant. Ponctue ses paroles de bourrades de plus en plus fortes qui font reculer Jeannette. Elle crie aussi, perd l’équilibre. Sa tête heurte le coin du fourneau en fonte qui se dresse près de la porte de la cuisine. Elle glisse à terre. Du sang macule son visage. Comme Léon ce matin. La différence, c’est qu’elle ne bouge plus et que ses yeux sont fixes. Grand ouverts.

 

rosemarie fournier / 28 août 2017

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire