Créé le: 19.02.2025
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Chronique d’une mésentente
Ils se sont rencontrés jeunes.
Ils ont rêvé sans cesse d'une autre vie.
Ils se sont accrochés l'un à l'autre.
Ils n'ont pas su réinventer l'amour.
Pourquoi est-on avec l'autre ?
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« Ces choses-là sont inscrites au fond des gens comme des données dans la mémoire d’un ordinateur. »
Delphine de Vigan, Les heures souterraines
Elle ne voulait pas qu’il la touche, juste comme ça, un effleurement de sa taille, lui prendre la main en marchant dans la rue, encore moins glisser ses doigts entre sa peau et le tissu de sa jupe ou de son pantalon. S’il tentait de saisir sa main lorsqu’ils se rendaient au cinéma ou au théâtre, elle acceptait parfois le contact, mais jamais plus de quelques minutes, très vite elle faisait un pas de côté, se dirigeait vers une devanture quelconque, puis elle revenait vers lui, à un mètre de distance, ou même elle le devançait. La tenir par l’épaule ne durait jamais plus de quelques secondes, en une grimace ou un grognement de gêne, elle se dégageait sans rien dire ou le rabrouait d’un « j’aime pas, tu le sais bien ». Elle ne l’avait presque jamais embrassé. Passés les premiers baisers, il ne l’avait plus guère senti active dans leurs ébats, du moins pour tout ce qui pouvait relever de contacts non génitaux. Le sexe entre eux se cantonnait à la pénétration sans plaisir sensuel partagé. Un jour, quelques semaines après leur première rencontre intime, il l’avait vu s’essuyer après qu’il l’eut embrassée. A peine sa langue avait-elle pénétré sa bouche qu’elle avait détourné la tête et pressé ses lèvres contre le haut de son bras. Sa mine de dégoût lui avait coupé toute envie de recommencer. Quand ils décidaient d’un commun accord de faire l’amour, qu’ils s’allongeaient d’abord côte à côte et qu’il commençait de la caresser pour stimuler leur désir, elle le laissait faire un temps, mais dès qu’il la pénétrait tout en continuant ses caresses sur l’intérieur de ses cuisses, son ventre, ses seins, car il aimait son corps, elle prenait sa main et la posait fermement sur le drap ou parfois lâchait sèchement « arrête de bouger ». L’avait-elle seulement déjà caressé, il n’en avait pas le souvenir. Autant il avait aimé tout son corps, autant il pouvait aujourd’hui affirmer qu’elle n’avait jamais été sensible au toucher de sa peau, ne s’était jamais délectée de son odeur, n’avait jamais eu soif de sa salive.
C’était mal parti.
Ils s’étaient rencontrés il y a plus de quarante ans au cours d’une soirée d’été. Quelque chose en elle l’avait bouleversé. Une fragilité peut-être. Elle était alors amoureuse d’un homme plus jeune qu’ils connaissaient tous les deux, mais il ne le savait pas alors. Il l’avait littéralement courtisée. Pendant une année, il n’avait pas cessé de lui proposer des rendez-vous au café, au restaurant selon ses maigres possibilités financières, ou des sorties avec des amis. Elle appréciait mais restait distante. Le jeune homme qu’elle aimait ne souhaitait pas de relation. Il l’avait appris de lui-même d’ailleurs. « Elle veut m’accrocher » lui avait-il dit. Au bout d’une année, elle avait manifesté enfin un peu plus d’intérêt à son égard. Il lui était apparu comme un homme sérieux, stable, prometteur peut-être puisqu’il était un étudiant en lettres particulièrement brillant. Elle aurait voulu s’amuser, aimer follement l’autre, connaître une passion réciproque. A la place, elle accepta de sortir avec lui. Il fut donc par défaut, son deuxième choix. Elle n’était pas amoureuse mais il ne le savait pas.
Il avait pris l’admiration pour de l’amour.
Leur première fois fut un désastre. Il n’eut pas d’érection. L’émotion de l’avoir dans son lit l’avait sexuellement paralysé. Sa réaction fut ravageuse. D’abord mécontente, au lieu de recevoir sa honte avec bienveillance à défaut d’amour, elle en rajouta : « Je n’aurais jamais cru ça de toi. » « Jamais je ne recommencerai ce commerce-là ».
Condamnation sans appel
Un jour m’est apparue l’évidence.
Ce sera lui.
A défaut d’un autre.
Une petite voix
À l’intérieur
Tout au fond
Loin
Presque inaudible.
Mais j’en suis sûre
J’ai besoin de la croire
Cette voix qui me chuchote :
Tout sauf le vide.
On verra plus tard si ça marche
Ou pas.
Assez d’attendre
Faire comme les autres
Ou simple lassitude déjà
Des hommes.
Lui, il est gentil,
Il me parle,
Il m’écoute,
Il réfléchit,
Raisonne,
Propose,
Décide,
Résout,
Avance.
C’est déjà pas si mal.
Il n’est pas mon genre
Il est pas mal
Pas beau mais pas moche
Intelligent,
C’est beaucoup mieux.
Marre des cons,
Des suffisants,
Des virils.
Je pense que ça va le faire.
Et si c’est pas toujours,
C’est déjà ça
De pris,
Sur la vie.
Après une année de vie commune, il se sentit très malheureux. De déceptions sexuelles en remarques désobligeantes, il en vint à constater le désastre de leur couple. Il avait une compagne, elle s’était casée. Il accepta pourtant de l’épouser. Ce fut sa demande à elle, insistante, accompagnée de larmes à chaque fois qu’il retournait dans son appartement. Il comprit plus tard que ce n’était pas des larmes d’amour. Entretemps, il avait dit oui.
Quelques temps après leur mariage, il eut sa première séance d’analyse.
– Je suis fatigué de vivre avec une femme qui me renvoie une image tellement négative de moi-même, qui ne me considère pas comme un homme. Sans cesse elle remet en cause ma virilité.
– Le problème n’est pas ce qu’elle dit, mais que vous croyez ce qu’elle dit.
Ils eurent très vite chacun des aventures. Non pas dans un esprit de liberté, de respect de leurs propres désirs et des désirs de l’autre. Ils n’étaient pas ce qu’on pouvait appeler un « couple moderne », à la Sartre et Beauvoir, ou mieux, des infidèles heureux.
Elle recherchait l’amour, il avait besoin de réparer sa virilité auprès de femmes. Il n’en avait pourtant jamais douté, ses pannes sexuelles s’avéraient toujours réactives à un comportement dénigrant à son égard. Et quand l’émotion sensuelle auprès d’une nouvelle rencontre affectait son érection, la fois suivante il bandait sans difficulté. Une fois, cela avait pris quelques jours, quelques rendez-vous, mais la personne avait été compréhensive et caressante.
Sa femme au contraire avait commencé à durablement installer en lui l’idée qu’il était « peu puissant », qu’elle avait néanmoins envie de « baiser », s’accommodant de son corps qui, il le savait maintenant, ne lui faisait ni chaud, ni froid. Pas repoussant, et de fait il était plutôt bel homme, mais jamais attirant pour elle.
– Elle me trouve « peu puissant. »
– Et vous la croyez ?
– Non. Mais à son contact, je le deviens.
Des heures passées à ressasser cette problématique, cette « névrose » dira-t-il plus tard. Des années, des centaines et des milliers de francs puis d’euros pour prendre toute la mesure de leur lien névrotique. Il avait besoin de clarifier ce qui se jouait entre eux, elle l’y encourageait sans pour autant suivre de son côté la même démarche, tout venait forcément de lui. Il essayait de trouver des issues, d’autres voies possibles. Elle appréciait visiblement la sécurité matérielle qui se profilait. Il était plus âgé qu’elle, plus avancé dans ses études et ses expériences, une année de théologie, un temps ouvrier en usine, puis la promesse d’une agrégation de lettres, – tous sauf lui y croyaient. Il lui paraissait sérieux, solide. Son avenir avec lui était assuré. Elle lui avoua aussi qu’elle se sentait incapable de vivre seule.
Cinq ans après leur première rencontre, elle tomba follement amoureuse. Cette fois-là, le jeune homme n’avait que 16 ans, elle en avait trente. Il était le cousin de son mari, l’idylle dura près d’une année et quand il y mit fin, elle fut anéantie.
Cette période révéla l’échec de leur couple. Lui vit pour la deuxième fois sa femme amoureuse. Cruauté du rappel. Il ne pouvait plus ignorer qu’elle n’avait jamais eu à son égard de tels comportements d’amante.
Leurs relations sexuelles devinrent de plus en plus rares.
Une sorte d’hygiène du couple.
Partout les gens sont en couple.
Même si je ne suis pas dupe, c’est ce que je veux.
La sécurité.
Ma sœur passe quelques jours à la maison.
Seule.
Elle apprécie nos conversations.
La sienne surtout.
Il a toujours des choses intéressantes à raconter.
Il sait parler sans être beau-parleur.
Des anecdotes à raconter, des livres à conseiller, des rencontres à évoquer.
Il a beaucoup d’imagination.
Il inventera des histoires pour nos enfants, avec des héros improbables.
Il lui est arrivé de me murmurer à l’oreille des mots apaisants quand j’étais angoissée.
Des mots qui se transformaient en récit pour m’endormir.
Sa voix est chaude.
Parfois j’aimerais qu’elle soit plus grave, plus virile.
Ma sœur me trouve chanceuse.
J’essaie de ne pas penser à T.
Mon mari dit que suis monstrueuse avec lui.
Nos rapports intimes ne me satisfont pas.
J’essaie de me concentrer.
Mais nos deux chimies ne matchent pas.
Il est doux mais pas puissant.
J’ai besoin de force.
De masculin.
Finalement, notre encore brève histoire charnelle est un désastre.
Après quelques années de vie commune, nous en sommes déjà à tenter d’autres voies.
La liberté rendue.
T. m’a aimée.
Je l’ai aimé.
Il m’a quittée.
J’ai pleuré.
Est-ce que tu vas bien ? m’a demandé mon mari.
Il me dit de manger davantage : il me voit les os.
Aujourd’hui, je ne veux plus pleurer.
– Avec T, c’était merveilleux.
– Heureux pour toi. Mais ça veut dire quoi au juste ?
– Une fois, j’ai joui simplement en le regardant dans les yeux.
– C’est parce que lui, tu l’aimes. Tu as envie de lui. Pas de moi.
– Avec toi, j’ai juste envie de faire l’amour.
– Dis plutôt « baiser ». Et comme c’est moi qui suis là, tu veux juste baiser avec moi.
– Quand j’ai envie, je peux baiser avec n’importe qui.
– Ce n’est pas très sympathique pour moi, ce que tu dis là.
– C’est parce que tu n’as aucun charme masculin. Tu n’as rien qui puisse faire envie à une femme, enfin, rien qui puisse plaire à une femme.
– Tu pourrais te contenter de dire que rien chez moi ne te séduit. Quant à toi, tu m’as bien dit que T avait rompu. Ton premier grand amour aussi t’a quittée. L’un et l’autre ont apprécié de te baiser. Mais ça ne dure pas. Tu ne séduis pas sur le long terme.
Quand ils parlaient de leur sexualité, cela ne faisait rien avancer. Régulièrement pourtant, ils y revenaient, comme si l’essentiel de leurs difficultés se jouaient au lit. « Au moins, on en parle », disait-elle. Sans se rendre vraiment compte, à moins d’être un peu sadique, mais peut-être l’était-elle, que ses propos étaient presque toujours très offensants. Ils avaient argumenté pendant des heures sur « faire l’amour » ou « baiser ». Lui, décida un jour de n’utiliser plus que le terme « baiser » dans leurs conversations, quand il s’agissait de leur sexualité. Et il employait volontairement « faire l’amour » quand il évoquait des relations extra-conjugales pour lui faire accepter l’idée qu’il était un homme qu’on pouvait désirer. En vain. Elle écoutait mais n’en tenait pas compte.
– La semaine de vacances que tu as passée avec T l’an dernier, tu te souviens ? Je suis parti avec S. On a fait l’amour tous les jours, au milieu de la nuit, au réveil, pendant la sieste, et le soir encore, parfois plusieurs fois. J’ai plus fait l’amour avec elle en une semaine qu’avec toi en une année.
– Qu’est-ce que tu veux me dire ?
– Que je ne suis ni impuissant, ni baise-petit, ni mal-baisant.
Il n’aimait pas clore leurs conversations par un propos acerbe, mais c’était parfois la seule manière de mettre fin à l’humiliation qu’il ressentait. Il ne lui disait pas qu’auprès de S, qu’il avait quittée parce qu’elle s’accrochait, il s’était réparé, avait autant joui en elle que joui du simple fait de se sentir aimé. Il avait multiplié ensuite les aventures, une jeune collègue aux yeux bleus magnifiques, mais dont il n’aimait pas trop la forme des cuisses et des fesses, une autre tout aussi jeune dont il aimait la conversation, d’autres rencontrées au théâtre. Il se laissait draguer, appréciait ces jeux de séduction sans toujours donner suite.
Son travail analytique piétinait. Il acceptait en partie l’idée que ses pannes sexuelles avec sa femme étaient un moyen symbolique de refuser la soumission dans laquelle il se maintenait. Mais sa fragilité sexuelle remontait, selon lui, beaucoup plus loin. Issu d’une famille catholique quasi fanatique, élevé au milieu d’une fratrie nombreuse, il était le pur produit des interdits sexuels qui avaient inhibé des générations de jeunes gens.
Et tu te crois féministe, m’a dit mon mari ce matin.
Là, c’est vrai, il a marqué un point.
Je ne suis pas indépendante.
Mon salaire, c’est comme de l’argent de poche.
T aura été un plaisir coupable.
Malheureuse infidélité.
Nous avons joué une comédie romantique.
Chacun le héros de l’autre.
Mais finalement, il n’y avait pas de place dans sa vie pour une histoire d’amour.
J’ai longtemps été triste, blessée.
Comment refaire l’amour après.
Les yeux fermés, le sexe serré, le cœur à côté.
Est-ce que la féministe se méfie des hommes ?
Est-ce que la féministe refuse de tenir son rôle ?
Mère
Epouse
Confidente
Amante
Oui, je suis désolée, je ne suis pas féministe.
Tu es content ?
Mon éducation m’a fait miroiter le rêve d’un homme qui serait mon centre.
Mon soleil.
On ne se défait pas de son éducation.
Ou alors on ne se marie pas,
On ne fait pas d’enfant
On refuse le compte joint
La maison
Les amis communs.
La féministe est une artiste.
Elle crée sa vie.
Moi je me débats.
Tu te bats contre moi, il m’a dit.
Au lieu de te battre avec moi, pour nous.
Je ne supporte pas qu’il ait raison.
Il raisonne toujours.
C’est un intellectuel.
Il attrape les idées, jongle et hop !
Je suis la boule qui dégomme toutes les quilles.
Sexe, amour et argent.
La triade dans leur économie conjugale.
Problématique banale que les analystes se complaisent à faire explorer. Le sien n’y échappa pas. Le sujet de toute façon les concernait absolument.
Il partit un jour à la période du Nouvel An comme moniteur de skis pour adolescents, n’ayant pas l’argent pour un séjour, pendant qu’elle s’offrit une semaine avec le CAF au cours de laquelle elle coucha avec son moniteur de ski. A son retour, il lui sembla qu’elle le retrouvait avec un certain plaisir. La culpabilité peut-être d’avoir profité et couché pendant qu’il travaillait pour économiser quelques sous ? Le plaisir (il n’était finalement pas sûr qu’elle avait ressenti une quelconque culpabilité) ne dura que le temps d’une nuit. Tout lui pesa de nouveau. Leur maison, leur fille de sept ans, lui qu’elle recommença à « supporter difficilement ». Douche froide quand il reçut en pleine figure ces deux mots.
Démêler la triade les occupa des années.
Quand ils s’étaient installés ensemble, appartement d’abord, puis belle maison avec piscine construite quelques années plus tard, leurs comptes bancaires étaient séparés, la distribution des charges inégalement répartie. Il payait à peu près tout avec indifférence, les traites pour la maison puis la piscine, l’électricité, le fioul pour leur chauffage. La plupart du temps, il faisait les courses. Il se chargeait aussi des dépenses pour leurs deux voitures. Mais un jour où elle ouvrit une facture d’eau, – d’habitude, elle laissait les lettres fermées sur la petite table de l’entrée – , il l’entendit s’écrier : « C’est moi qui paie tout dans cette maison ! » Il prit la mouche.
– On va compter.
La démonstration, calculette en main, de la répartition des dépenses fut sans appel. Elle dépensait à l’époque cent francs pour la communauté pendant qu’il en dépensait mille, c’est-à-dire presque la totalité de son salaire de jeune enseignant. Son salaire à elle, enseignante également, restait quasi intact.
Elle accepta de reconsidérer la répartition des dépenses.
– Très bien. Mais il faudra intégrer les deux voitures.
Elle n’en reparla plus. Elle s’était certes toujours achetée de modestes voitures pendant qu’il choisissait des modèles plus onéreux, autant par plaisir de la conduite que pour le confort de leurs voyages ; mais pendant qu’elle faisait cent mille kilomètres, il en parcourait trois cent mille, dont à peine quatre-vingts mille seul.
Les querelles d’argent contribuant à pourrir leur couple, ils tentèrent de tenir des comptes précis pour régler au plus juste les conflits. Ils s’enlisèrent dans des discussions d’épicier.
– Tu paies les consommations ?
– La pause pique-nique nous est revenue plus cher.
– Qui prend les forfaits ?
– Je suis presque à découvert.
Cela ne dura que quelques mois.
Les querelles d’argent diminuèrent, sans alléger pour autant l’atmosphère au quotidien. Une ambiance lourde se réinstallait régulièrement dans la maison. Qui atteignait leur sexualité.
– Ça ne va pas quand tu viens sur moi. Tu es trop lourd.
– Montre-moi ce que tu aimes. Explique-moi.
– Ça va toujours trop vite. J’ai toujours l’impression que tu as peur de jouir trop vite.
Il demeurait, pour elle, un mal-baisant.
Le jour vint où elle fut enceinte. Sa joie profonde le rendit de nouveau caressant. Elle accepta dans un premier temps ses mains ou sa tête sur son ventre. Quand son ventre s’arrondit de manière visible, elle mit un terme à leurs étreintes, puis les réclama de nouveau, avant de les refuser jusqu’à la naissance. Il accepta tout, tant sa joie était grande. Ensemble ils préparèrent la chambre de l’enfant.
Naissance, dépression post-partum, pleurs incessants du bébé la nuit pendant les six premiers mois, ils serraient les dents, n’avaient presque plus de disputes, consacraient tout leur temps libre à leur fille, équilibraient les nuits, les biberons, elle prolongea de quelques mois son congé de maternité, lui travaillaient ses préparations de cours et ses corrections de copies la nuit, il réussissait à récupérer du sommeil en faisant de courtes siestes dès que c’était possible, elle au contraire se fatigua au point de se mettre en congé pendant un an.
Une année de pause dans leurs conflits.
Il espéra trouver un nouvel équilibre grâce à l’enfant.
Ils formaient un trio que leur famille et leurs amis admiraient.
La cellule familiale semblait tenir la route.
Le matin, j’emmène ma fille à l’école.
Le soir, c’est lui qui l’aide pour ses devoirs.
Moi, je prépare le dîner.
Puis je la mets au lit.
La routine s’est installée.
Chacun ses tâches.
Son pré carré.
Elle au centre.
On n’arrive pas à partager l’amour pour notre fille.
On départage.
Cela ne l’empêche pas d’être vive, gaie, affectueuse, dit ma sœur qui voit tout.
Elle apprend à répartir.
Avec l’un.
Avec l’autre.
Mieux que chez l’un, puis chez l’autre.
Petite, elle était si difficile.
Ses pleurs
La nuit
Je ne pouvais plus.
Lui était toujours patient.
Se levait, la berçait, lui parlait, la calmait.
Moi je n’y arrivais pas.
Je pleurais avec elle
Parfois je la secouais
Je voulais faire face
Etre une bonne mère
Douce
Toujours
Aujourd’hui elle est encore petite
Si belle
Si drôle
Mais si réservée parfois.
Je crois qu’elle me fuit un peu.
Qu’elle se méfie
De moi
De nous.
Elle apprend parfois à faire contre nous.
Déjà.
Je ne veux pas qu’elle prenne son parti.
Contre moi.
Au bout d’une année de vie parentale, il dut reconnaître que la présence de leur fille ne les avait pas rapprochés, les reproches avaient assez vite recommencé après la trêve de la naissance, leur mode de fonctionnement n’avait pas vraiment évolué, il devenait même plus pernicieux. C’était le mot qu’il employa un jour au début d’une séance.
– En même temps que je suis très touché par ce qu’elle me jette à la figure, une partie de moi sait qu’elle a tort et qu’elle se projette.
Silence de l’analyste.
– Vous me l’avez déjà dit. Je l’ai même noté sur un papier. Le problème, c’est que je la crois.
Nouveau silence.
– A chaque fois que je perçois un signe positif à mon égard, je reviens vers elle, et je retombe dans notre jeu.
Interminables ressassements des mêmes pensées. Il ruminait puis fulminait. Chaque scène conjugale produisait inlassablement les mêmes effets. Il utilisait la raison, puis finissait par se braquer, tentait la fermeté, menaçait de partir, alors elle s’adoucissait avant de recommencer à le blesser par des propos désagréables.
Un soir où il était rentré à deux heures du matin après une sortie au théâtre avec des collègues, elle surgit de la chambre en furie. Après la rage de n’avoir pas été entendue dans son besoin de présence, vinrent les larmes de l’amour déçu. C’était pourtant la preuve de ses sentiments inchangés pour lui. Un amour dont elle pouvait entrevoir qu’il était fait d’attachement. Mais n’était-ce pas normal ? Il essaya de lui dire plus clairement qu’il s’agissait bien davantage d’une dépendance, d’une peur d’être abandonnée. Rien de plus.
En réponse, elle monta à l’étage et termina sa nuit dans la chambre d’amis. Le lendemain, elle lui annonça que pour travailler sur sa dépendance affective, puisqu’il s’agissait bien de dépendance au vu de leur discussion de la nuit, elle dormirait à l’avenir dans cette chambre. Elle y ferait quelques transformations pour la rendre plus agréable, en faire son cocon à l’intérieur de leur maison. Elle déploya une énergie presque joyeuse à décorer la pièce, changer la literie, y installer sa bibliothèque personnelle. Puis elle déclara que désormais il n’y serait pas le bienvenu, que c’était son lieu à elle, et que la prochaine fois qu’ils décideraient ensemble de faire l’amour, elle le rejoindrait dans sa chambre à lui.
Il se sentit pris pour un imbécile, dépossédé d’une partie de sa maison mais conforté dans l’idée que le jeu pernicieux se poursuivait sous une autre forme, que ce nouvel agencement ne faisait que donner un nouveau souffle à son épouse qui se voulait amoureuse et non plus dépendante.
Dans les semaines qui suivirent, elle descendit régulièrement le retrouver dans son lit. Il avait l’impression d’exécuter à chaque rencontre une sorte de parade conjugale, puis elle lui souhaitait bonne nuit et remontait dans ses pénates.
Pourtant, depuis cette nouvelle installation, ses horaires de départ comme de rentrée devinrent bizarrement un sujet de discorde plus violent. Il avait espéré que l’éloignement de leur deux chambres apporterait une fluidité dans leur organisation de vie, qu’elle lui donnerait du champ libre, qu’il pourrait plus facilement aller et venir, d’autant que sa chambre se situait de plain-pied, avec ouverture directement sur le jardin. Cette répartition des espaces de vie intime ne fit que redoubler la surveillance de tous ses faits et gestes.
Pour avoir un peu de paix, il annonçait ses retours avec une heure d’avance. Selon son humeur, elle ne disait rien, ou bien enclenchait une série de reproches.
– Et je suis là, à me morfondre, parce que ses paroles me touchent. Elle m’accuse de tout et rien, et moi, simplement parce qu’elle m’accuse, je me sens coupable. Même si je ne le suis en rien. Je ne me sens pas coupable de ce que je fais, mais de ce dont elle m’accuse, même si c’est faux. Avant d’être accusé, je ne me sens en rien coupable. Mais dès que l’accusation est proférée, alors je suis assailli par la culpabilité.
– C’est une forme de distorsion morale. Vous n’avez aucune raison de vous sentir coupable mais votre jugement est faussé.
Il attrapa ce nouveau concept de « distorsion morale », comme on attrape une balle, la fait tourner dans sa main, avant de la lancer à son partenaire de jeu. Il eut besoin de quelques jours avant de lui en faire part. Elle rit et dénigra son travail psychanalytique. Il répliqua avec colère. Elle le laissa tranquille quelque temps.
Tous deux tournaient en rond, de scène en scène, d’injustice en injustice, de frustration en frustration. Ils étaient tous les deux dépendants l’un de l’autre. Elle en ressentit une colère qu’elle déversa sur lui. Et lui se retrouva pris dans sa colère à elle.
Nouveau Noël, nouvelles fêtes de famille. Ils eurent l’occasion de croiser T. Suite à ce qui avait eu lieu entre elle et son cousin, il ne le revit pas avec plaisir. Lui qui aimait parler, il se retrancha dans un presque mutisme qui surprit tout le monde. De retour chez eux, il avait eu envie de demander à son épouse ce que cette rencontre lui avait fait. Il n’osa pourtant pas, non par pudeur mais par crainte qu’elle ne l’envoie promener.
Il évoqua ce malaise chez son psy mais ne reçut aucun commentaire. Il s’enferra dans des justifications, prétexta une « symbiose » dans leur couple. Il la ressentait comme faisant partie de lui, comme une partie de lui qu’il ne pouvait pas perdre, qu’il serait même insupportable pour lui de perdre.
– Comment fonctionnait ce truc-là dans votre enfance ?
Il se souvenait seulement de sa peur irrationnelle de perdre ses parents. Né dans une famille de onze enfants, il était le cinquième, au milieu des autres, en plein milieu même, si bien qu’il aurait pu se sentir entouré, si ce n’est par la présence de ses parents, du moins par celles de ses frères et sœurs. Au contraire, il s’était souvent senti un parmi d’autres, échoué là, sans trouver sa place. Dans le bruit quasi permanent de la maison, le lien avec les parents était difficile à établir, les demandes rarement suivies de réponse, et la peur de les perdre s’était peu à peu installée.
Je m’assois au bord du lit.
Dans la chambre d’amis devenue ma chambre.
Je pose mes mains sur mes cuisses, je les remonte le long de mes hanches, mes seins, mes épaules, ma nuque.
Je me masse les trapèzes longuement, en appuyant sur les zones de tension.
Il a pris cette habitude, quand je vais mal, de me masser.
Je m’allonge sur notre lit, sur le ventre, la tête sur le côté.
Dans cette position, je m’abandonne.
A ses mains.
Un jour nous avons fait l’amour juste après.
Je ne sais pas pourquoi, je l’ai ensuite accusé d’en avoir profité.
Depuis, il me prévient.
Je te masse, mais rien de sexuel, juste pour te détendre.
Il aurait pu facilement se reconvertir.
Ses mains sont douces.
Je me suis installée à l’étage.
Lui est en bas.
Ça ne me rassure pas complètement.
Parfois dans la soirée je redescends
J’entre dans notre chambre,
Il y est ou il n’y est pas.
Parfois il est sorti se promener.
Parfois il est sur son lit, avec un livre.
Je m’allonge sur lui, je l’excite,
On se déshabille rapidement, on fait notre affaire.
Je suis sûre qu’il doit noter quelque part la fréquence de nos rapports.
J’observe notre famille.
Ma fille dans la chambre à côté de la mienne.
Lui dans notre ancienne chambre conjugale ouvrant sur le jardin.
Je me sens à l’étroit en haut.
Mais en sécurité.
Leur première grande crise eut lieu quand leur fille eut cinq ans.
Elle lui demanda de partir immédiatement. Sans aucun délai pour organiser un minimum ses affaires. Il refusa net. Qu’avait-elle en tête ? Des années après, il repensa à cet épisode, regrettant de n’avoir pas saisi une si belle occasion de rompre sans avoir à prendre lui-même la décision. Mais sur le coup, il ressentit de la colère et ne songea qu’aux conditions matérielles injustes selon lui d’un tel départ. Pourquoi devrait-il, lui, quitter les lieux, leur maison agréable, leur jardin qu’il aimait entretenir autant qu’elle, leurs voisins avec lesquels il avait pris l’habitude d’organiser quelques virées sportives de course à pied ou de vélo ? Ce serait trop facile qu’elle garde tout, se répétait-il. Pourquoi devrais-je partir les mains dans les poches ? Il exigea un mois de délai. Pendant ces quatre semaines, elle sortit avec un homme qu’elle avait en vue depuis quelque temps. Il se rendit de nouveau à l’évidence qu’il ne comptait pas pour elle. Quand elle mit fin à sa relation, ça ne marche pas lui dit-elle, elle renonça à exiger son départ en échange de sa fidélité. Elle le voulait indépendant, mais pas volage. Or, à cette période, il enchaîna quelques relations. Une jeune collègue qui le draguait assez ouvertement, une autre dont il aimait bien le visage et la taille mais pas du tout les cuisses et les fesses larges, mais qui fréquentait un milieu qui l’intéressait. Il eut un moment sensuel avec une autre encore lors d’une soirée où il se rendit seul. Des baisers chauds et doux comme il aimait, rien de plus. Peu après sa jeune collègue le relança. Il annonça à son épouse qu’il partirait trois jours à La Pentecôte.
Elle lui fit une scène violente.
Echappée ennuyeuse avec une femme finalement déprimée. Il eut droit à de nombreuses questions à propos de son épouse, puis elle exigea des signes d’engagement pour l’avenir, par exemple une régularité dans leurs rencontres. Il eut droit à une scène le dernier soir, avec la liste de tout ce qu’il ne faisait pas pour elle, depuis la réparation du robinet de sa cuisine jusqu’au coup d’œil jeté sous le capot de sa voiture qui avait quelques ratés au démarrage. Il avait vanté plusieurs fois ses talents de bricoleur, inhabituels pour un intellectuel, elle voulait un amant qui puisse l’accompagner davantage dans son quotidien de jeune célibataire. Il mit un terme à cette relation, tout en se reprochant de faire souffrir une jeune femme qui ne lui voulait que du bien. Quand il rentra, et après une semaine d’ambiance glaciale mêlée de reproches, son épouse se désintéressa de lui.
Elle ne l’aimait que quand il s’éloignait.
– On n’arrive pas à faire l’amour, ça ne va pas, en réalité ça ne va jamais. Tu es trop lourd.
– Je ne pèse même pas 70 kg. Trouve autre chose.
– J’ai l’impression de me battre contre toi. Comme si tu résistais.
– Montre-moi ce que tu veux.
– Je ne sais pas… Va moins vite.
– C’est plutôt toi qui t’excites toujours. J’essaie de suivre.
– On dirait que tu as peur. Je ne te sens pas. Si je m’excite, c’est que je cherche à te sentir.
– Comment ça, tu ne me sens pas ?
– Quand tu es dans moi, c’est mou, je ne te sens pas.
Ce soir-là, il se retint pour ne pas lui parler des coups de reins enthousiastes de sa jeune collègue, ou de lui faire la liste des compliments reçues de toutes ses amantes – tu es super extra, je ne suis jamais arrivée à ce stade-là, il a fallu que j’aie trente-cinq ans pour connaître ça, je n’avais jamais joui comme ça, tu es un amant merveilleux. Il savait bien qu’elle lui faisait porter ses propres insatisfactions, qu’elle devrait plutôt interroger son lien aux hommes, ses échecs, ses propres peurs.
Il voulait en finir une fois pour toutes avec ce reproche récurrent d’être un mal-baisant.
On a essayé de se séparer.
Quelques semaines suffisent pour déconstruire.
On a compartimenté.
Au sein de la maison, c’est possible.
On partage mais on maintient l’unité.
Je garde ma fille, je ne peux pas la partager.
C’est simple, il a dit.
Je pars.
On partagera en deux.
On s’arrangera.
On s’aidera.
Je ne veux pas partager ma fille.
La couper en deux.
Elle est à moi.
Elle m’appartient.
Il faudra trouver une autre solution.
Tu restes.
Finalement je ne partage pas.
Je ne peux pas.
C’est comme ça.
Il faut que tu restes.
Pour elle.
Pour moi.
Pour l’unité.
Le un
Le tout
La famille
Ça ne se partage pas.
Oui, il a dit.
Dix années s’étaient écoulées. Leur fille grandissait. La maison était agréable, le jardin leur fierté. Il se mit à peindre. Faisant comme à son habitude les choses avec le plus grand sérieux, il demanda un congé de formation pour suivre des cours aux Beaux-Arts. Histoire de l’art, aquarelle, peinture à l’huile. Elle ne manifesta rien, ni joie pour lui, ni reproche contre lui. Il avait craint une remarque moqueuse, tu perds ton temps, on ne s’improvise pas artiste. Quelques soupirs parfois quand il partait suivre ses cours, une discussion un soir à propos de sa perte de salaire de vingt pour cent. Mais il la rassura, lui montra leurs comptes, lui prouva que cela n’entamait pas leur budget de vie, cela ne durerait que le temps d’une année scolaire, c’était le bon moment, avant que leur fille ne leur coûte plus cher avec ses études, ses cours de musique, ses envies vestimentaires, etc.
L’année fut plus détendue.
Quelque temps avant l’été et la fin de son cursus, un nouveau sujet de conflit surgit. Inattendu pour lui.
– J’en ai marre. Quand tu rentres à la maison, c’est pour travailler.
– Je t’ai proposé d’aller au cinéma hier soir. Tu as refusé !
– Evidemment. On ne va pas, en plus, payer une baby-sitter.
– En plus de quoi ?
– De ta réduction de salaire.
– Tu sais que c’est bientôt terminé. Donc qu’est-ce que tu me reproches ?
– Rien, simplement tu ne fais que travailler.
Il laissa passer quelques jours. Jusqu’au week-end. Le printemps était bien avancé, la météo agréable. Il décida de travailler dans leur jardin pour le remettre en état après l’hiver. Première tonte du gazon, nettoyage au karcher des dalles de la terrasse, désherbage au pied des rosiers. En fin de dimanche, malgré sa fatigue, il termina par le rangement du garage. Le soir venu, il la questionna à propos de l’ampleur du travail abattu. Elle ne trouva pas que c’était trop. Le travail physique ne comptait donc pas, mais le travail intellectuel ou artistique, oui. L’un était considéré comme négatif, l’autre positif. Répétition de vieux schémas, se reproduisant de génération en génération.
Un peu plus tard, vint le reproche qu’il était trop pris par la peinture et qu’il négligeait la maison. Il en fut sur le coup estomaqué. L’injustice de ce nouveau reproche créa en lui un sentiment lourd de malaise qui l’habita plusieurs jours. Il rumina, se remémora l’état de la maison quand ils l’avaient achetée : ni cloisons, ni papier peint, ni peinture, ni carrelage, ni terrasse, ni jardin. L’essentiel du bâti, mais aucun aménagement et encore moins de finition. Les anciens propriétaires avaient vu trop grand, leur budget n’avait pas suivi, ils durent revendre sans même y avoir habité. Il construisit tout ce qu’il manquait. Il y consacra tout son temps libre, avec plaisir puisqu’il avait toujours aimé bricoler, dans la continuation de son père et la satisfaction d’être un intellectuel habile de ses mains. Il lui fallut quelques jours encore pour admettre que le reproche visait autre chose que ce qu’il réalisait de ses mains.
Il ne réussit pas à lui faire reconnaître l’injustice du reproche.
Elle se moqua de sa réaction émotionnellement excessive. Elle, au contraire, était mesurée, se contentant d’observer ses comportements à lui et d’exprimer ses insatisfactions, lui ne comprenait pas. Dans leur couple, les problèmes venaient de lui.
– C’est gros, répondit-il.
Angleterre.
J’avais dix-huit ans.
Première échappée.
Je voulais apprendre l’anglais.
Pour l’enseigner.
Choisir une langue pour partir.
Un été, puis deux, puis trois, puis une année.
J’ai appris à aimer les œufs frits avec des haricots à la tomate et des toasts.
Plus tard, je suis devenue végétarienne.
Il me reste le goût des petits déjeuners dans les cafés anglais suintant l’huile.
Et l’habitude d’une tasse de thé à cinq heures.
L’anglais est mon seul domaine réservé.
Tout le reste est commun.
Jardin, enfant, amis, famille.
Même ma sœur, je n’ai pas réussi à la garder juste pour moi.
Je n’aime pas qu’il parle anglais.
J’ai trente ans.
J’ai quarante ans.
Un jour il m’a parlé de La classe morte de Kantor.
Des personnages apparemment morts côtoient des mannequins qui leur rappellent leur jeunesse.
Où est ta jeunesse ? je lui ai dit.
Tout en pensant à la mienne.
Aujourd’hui, il a cinquante-cinq ans. Depuis une année entière, il ronge son frein. Il attend le moment venu, une date, un événement, un déclic, un signe. Il va lui dire : « Je pars ». Il a imaginé des centaines de fois leur dialogue.
– Tu as rencontré de nouveau quelqu’un ?
– Pas du tout.
– Alors pourquoi ? On ne part pas comme ça, sans bonne raison.
– Pas sûr.
– Et la maison ? Et ta fille ?
– On va s’organiser, comme tout le monde.
Ça, dans le meilleur des cas.
Il redoute le pire après les mots banals. Les cris, les pleurs, les nuits blanches, les silences, la plongée dans la dépression. Elle arrêtera de manger, de parler peut-être, malgré leur fille. Il lui faudra tenir l’angoisse. Il s’y est préparé, à coup de pédales sur son vélo aussi souvent que possible, le matin avant ses cours, le soir à son retour, le week-end seul ou avec son voisin cycliste amateur acharné et taiseux. Une aubaine pour pédaler dans le silence des roues, entre concentration sur le bitume et rêveries vers un ailleurs enfin possible. Le défilé du paysage à vive allure dans les descentes, le mouvement de balancier imposé à son corps à chaque montée un peu raide, la sueur qui commence à perler à son front, la moiteur du maillot, les muscles des cuisses et des mollets qui durcissent, et la sensation de traverser l’air, le temps et l’espace dans une fluidité qu’il ne connaît que dans ces moments-là, tout concourt à renforcer sa décision : partir.
Un carton est déjà prêt, rempli de lettres, cartes postales, carnets pleins ou vides, les Rhodia orange à petits carreaux, des grands, des moyens et des tout petits à glisser dans une poche. Notes intimes essentiellement consacrées à son couple, ses séances de psy, ses réflexions sur sa famille, mots de sa fille recueillis au fil des ans, esquisses pour ses tableaux, journaux de voyage.
Depuis quelques semaines, il consulte les annonces locatives dans un rayon de trente kilomètres qui intègre son lycée, l’université où il donne quelques cours depuis deux ans, le collège de sa fille et leur maison. Il hésite encore à faire le premier pas des visites. Elle ne se doute de rien.
Il n’a personne dans sa vie. Pas de nouvelle maîtresse.
Il a foi en sa détermination.
Il redoute de manquer de courage, de force morale.
Je n’aime pas vivre.
Porter chaque matin le poids de la journée à venir,
Se réveiller et entrer dans la routine des actes à faire,
Porter le masque du bien-être aux yeux des autres,
S’illusionner soi-même sur le sens des choses.
Je n’aime décidément pas vivre.
Me rendre responsable de la quiétude du jour,
Varier les temps et les mots et les rêves
Jusqu’à plus soif.
Quand la météo est bonne, je suis la courbe du soleil,
J’attends sa déclinaison,
Je souffle à sa disparition.
Plus de mots, ni discours, ni arguments,
Plus de jeux, ni histoires, ni pâte à modeler.
Pourtant,
J’aime la vie.
Suivre le sens du vent,
Ou mieux
Le mouvement des vagues,
Ou un sentier balisé.
Ressentir le chaud ou le froid,
Ecouter les conversations des autres,
Y mêler quelques mots,
Décider d’un coup de tête qu’aujourd’hui j’irai là-bas,
Donner des baisers à ma fille,
Préparer un plateau télé,
M’enfoncer dans le canapé et téléphoner à ma meilleure amie,
Me réfugier dans ma chambre avec Virginia Woolf ou Marguerite Duras.
Je n’aime pas vivre et pourtant j’aime la vie.
C’est l’été. Il se retourne lentement dans son lit. Hier soir, elle est venue le rejoindre le temps d’un « quick », sexualité rapide pour maintenir le couple. Il a demandé un peu plus, baiser sa bouche, mordiller ses lèvres. « J’ai l’impression d’embrasser un museau de cochon » lui a-t-elle asséné, puis elle est remontée dans sa chambre.
Ce matin il se réveille la gorge déjà serrée. « Museau de cochon ». Il maintient ses yeux fermés pour ne pas déjà fixer le plafond et commence ses exercices de respiration. Suivre lentement le fil de chaque inspire puis expire, et faire le vide dans sa tête. Chasser la bande des singes qui se moque de lui et de ses angoisses d’homme marié humilié, dépendant et malheureux. Il compte des séries de huit temps avec une régularité d’horloger. Quand son cœur a retrouvé le calme, il se lève et va s’asseoir sur la terrasse.
Il revoit son père et ses nombreuses horloges. Sa passion. Horloger, il aurait voulu être. Le père. Il pense qu’il tient de lui cette mécanique rationnelle et sensible avec laquelle il traite ses affaires, jusque dans les cours de littérature qu’il dispense avec passion, méthode et sensibilité.
Il va lui parler aujourd’hui.
Il va la croiser tout à l’heure au petit-déjeuner. Dans la chaleur estivale, au bord de la piscine, il va lui annoncer son départ. Le programmer pour le début du mois de septembre. Ou la fin du mois. Conjuguer la fin des vacances et un nouveau chapitre de vie. De leurs vies. Mais chacun la sienne.
Il est encore tôt. Il ôte son caleçon et se glisse nu dans la piscine. Elle n’aime pas qu’il se baigne nu. Si un voisin débarque. Il nage. Des allers et des retours jusqu’à sentir que son corps réclame un temps de repos. Là encore il compte les longueurs, par série de dix, méthodiquement. Selon sa forme, il peut enchaîner quatre-vingt dix longueurs en une trentaine de minutes.
Au sortir de l’eau, des images lui reviennent. Elles ne l’avaient pas quitté, elles étaient restées cachées derrière ses paupières. Son père à sa table de travail réparant une ancienne pendule, les arbres très touffus entourant la maison familiale, le chien Buck allongé sur le seuil tant qu’on ne l’avait pas fait partir d’un « allez, pousse-toi ! » pour ne pas l’enjamber, et ces dernières années sa fille babillant sur les genoux de son grand-père qui l’écoutait en silence.
Ce matin, malgré la nage, le territoire de sa mémoire s’étend sous ses yeux déjà fatigués.
Il flotte dans l’air une odeur de jasmin.
Il y a un miroitement infini d’argent sur la surface de l’eau de sa piscine.
Et le visage illuminé de sa fille qui vient réclamer le premier baiser de la journée.
Je me souviens de tout,
Depuis que je l’ai rencontré.
J’ai besoin de toi, je lui ai dit.
On se marie ?
Ce n’est pas la passion,
Juste notre petite vie à deux,
Puis trois.
Est-ce qu’il peut comprendre cela ?
Est-ce que c’est de la dépendance ?
J’ai rêvé d’autre chose.
Comme souvent les femmes rêvent, me dit-il.
Les hommes rêvent aussi mais ils ne le disent pas,
Ou rarement,
Par allusion.
Ma vie est médiocre.
Est-ce que j’aurai un jour le courage ?
Je voudrais retourner en arrière.
Recommencer autrement.
J’ai peur du cauchemar.
Me passer de lui serait le cauchemar.
Il est trop tard.
Le coche a passé,
Le pli est là,
Impeccable et rigide.
Au moins je n’ai plus d’illusions.
Notre histoire s’est usée
Avant d’avoir vraiment eu lieu.
D’après mon mari,
Je suis monstrueuse.
C’est l’histoire qu’il se raconte.
Depuis qu’il a prononcé ce mot,
Monstrueuse,
Je n’aime plus les histoires.
Je le laisse raconter les histoires à notre fille.
Où est la vérité ?
Qu’est-ce qui est vrai dans le monstre qu’il imagine ?
Hier, ma fille a glissé ma main dans la main de son père.
Je n’aime pas prendre sa main.
Quand on marche, je préfère marcher à côté,
Dans le sillon parallèle.
Pour une vie parallèle.
Dépendante mais parallèle.
Est-ce qu’il peut comprendre cela ?
Quand je m’assois en face de lui.
Pas d’étincelle.
Il a d’abord eu besoin de coucher sa colère. Quelques mots sur son carnet orange qu’il a laissé sur son bureau. Quelques phrases, un crayonné de pointillés absolument non figuratifs qu’il enduit ensuite de pastel ocre et mauve. Dîner glacial, entrecoupé des babillements de la petite. Envie de vengeance, sans oser troubler le fragile équilibre du soir. Quelques notes sur le piano en guise d’échauffement avant d’improviser une mélodie, sa fille sur le banc à ses côtés, s’amusant à ponctuer la musique de petites frappes au hasard des touches. Ils ont ri de leur improvisation jusqu’à ce que l’épouse et mère sonne l’heure du coucher. Fin de partie. Il s’est retiré dans sa chambre sans un mot. La porte-fenêtre laisse passer un petit souffle de vent agréable. Il s’allonge encore habillé, les yeux rivés au plafond. Elle, dans sa chambre, quelques mètres au dessus. Il entend les va-et-vient. Un long temps puis les pas dans l’escalier jusqu’à sa porte qu’elle ouvre sans frapper.
Elle veut parler.
Lui dire qu’elle n’a pas besoin de faire une analyse parce qu’elle est assez saine, contrairement à lui. Oui, elle a raté sa vie de femme, mais elle a décidé d’en prendre son parti. Tant pis pour le désir. Non, elle ne peut pas changer son comportement à son égard, sauf si lui change, mais elle n’y croit pas. Peut-être n’aime-t-elle que les amours impossibles, quand l’homme ne lui demande rien, et surtout pas de l’affection comme lui. Elle n’est pas sa mère. Aujourd’hui, elle a un homme, elle le garde. Tant pis si c’est difficile.
Il ne sait pas pourquoi d’un coup il s’est mis à hurler.
– Ta gueule ! Ferme ta gueule !
Et puis plus rien.
Elle s’est laissé glisser du coin du lit au sol, la tête repliée sur ses genoux qu’elle a entouré de ses bras.
Encore le silence.
– Je pars.
Une longue minute plus tard.
– J’ai trouvé un appartement, ment-il.
Dans ma tête et dans mon corps, quelque chose a basculé.
Où se situe le grain de folie quand ça bascule ?
Quelle force incontrôlable fait tout lâcher ?
Ça s’effondre à l’intérieur mais je ne sais pas ce qui s’effondre.
Le trou noir de vide et d’angoisse,
Il est revenu,
Étendu à mes quatre membres,
En plus de l’intérieur du crâne.
C’est ce que je leur ai dit quand ils ont insisté pour que je parle,
Que je fasse quelque chose,
Que je bouge,
Que j’agisse.
Ils ont parlé de burnout.
C’est autre chose.
Lui sait,
Il leur a dit,
Pour sûr, il est honnête.
Moi, je veux juste qu’il ne s’occupe plus de moi.
Dans ma tête et dans mon corps,
Quelque chose s’écoule.
Je le sens.
Ça s’en va.
La vie s’en va.
Il a quitté la maison sans un mot. Il s’est assuré que son épouse avait tout ce dont elle avait besoin pour la journée. Il lui a apporté son petit-déjeuner dans sa chambre, vérifié avec elle ses médicaments de la journée, confirmé qu’il irait chercher la petite à la sortie de l’école et s’en occuperait toute la fin de journée jusqu’à son coucher, puis de nouveau le lendemain matin, – Et ce soir, tu dors où ? – À l’hôtel, en attendant d’avoir les clés de l’appartement, c’est une question de quelques jours.
Il se sentait calme, étrangement sa respiration n’avait pas entamé sa danse infernale, celle qu’il avait peine à maîtriser. Sa sacoche sur la banquette arrière de sa voiture, une valise et une caisse de livres pour son travail déjà dans le coffre, il était presque léger. Il avait même envie de siffloter mais cela lui paraissait inapproprié. Il abandonnait tout de même son épouse peu après son hospitalisation. La dépression n’était pas enrayée, cela prendrait du temps avait prévenu la médecin psychiatre de la clinique. Une grande et belle femme, à la voix rauque de fumeuse. Elle l’avait impressionné. Il aurait bien aimé la connaître davantage, lui demander pourquoi elle avait choisi la psychiatrie, ou si c’était par défaut, à cause de son mauvais classement au concours peut-être, est-ce qu’elle réussissait à concilier travail à la clinique et vie de famille ? Il avait noté son alliance, il ne savait pas pourquoi il regardait toujours si ses interlocutrices avaient une alliance, les hommes même mariés n’en avaient pas systématiquement, lui-même un jour l’avait ôtée car elle le gênait dans ses travaux de bricolage, quand il faisait de l’enduit par exemple, sa main gauche était toujours plus longue à nettoyer, et par la suite il s’était senti libéré, ne pas s’offrir aux regards des femmes comme marié, laisser planer le doute.
Il n’était pas dupe de ses divagations, elles jouaient leur rôle de barrière à l’angoisse. Tant qu’il laissait les associations d’idées mener leur chemin, comme chez le psy, il se tenait paradoxalement sous contrôle. Dans une heure il irait travailler, aurait la satisfaction d’embarquer ses élèves dans sa réflexion puis peu à peu de les laisser eux-aussi cheminer à travers le texte du jour.
Malgré ses occupations, la journée avait été interminable, la soirée déjà là, et lui, seul, avec sa solitude et sa culpabilité. Il a corrigé des copies jusque tard, sur la petite table de sa chambre d’hôtel de la chaîne Kyriad, à une dizaine de kilomètres de sa maison, là où il avait déjà emmené ses amantes certains après-midi pour quelques heures de plaisir et douces conversations. Sous la douche, il s’est senti mieux, l’eau chaude lui procurant l’apaisement attendu, il reprenait le contrôle par de petites actions, aussi insignifiantes que sa toilette, mettre du dentifrice sur sa brosse à dents, observer longuement son visage dans le miroir de la salle de bains, se glisser nu dans les draps, ce qu’il ne faisait plus depuis des années, sauf avec ses maîtresses, éteindre la lumière principale pour ne garder que la lampe de chevet et s’adonner à la lecture, son passe-temps et angoisse favori. Depuis plus d’un mois il lisait Les Bienveillantes de Jonathan Littel, plus de mille pages qui à la fois le tenaient en haleine et le fatiguaient par sa teneur sombre. Ce soir-là il a apprécié de replonger dans les pensées d’un personnage effroyable, tenaillé par la question du choix – aurait-il pu agir autrement ? Après avoir relu trois fois la même page parce que ses yeux se fermaient ou que sa pensée partait ailleurs, revenant invariablement à sa propre situation, il a fermé livre et lampe et s’est endormi pour se réveiller à deux heures trente du matin. Son cœur battait à vive allure, comme une crise de tachycardie, ou de panique peut-être. Ses draps étaient trempés de sueur. Il a eu la certitude d’avoir rêvé ou plutôt cauchemardé mais un grand vide s’est logé dans sa tête. Il a tenté de se calmer en se concentrant sur ses séries d’inspires et d’expires, sans le moindre effet. Il a ouvert son portefeuille pour se laisser aspirer dans la contemplation d’une photo de sa fille et s’est mis soudainement à sangloter. Des larmes de crocodile. Il a souri tout en continuant de pleurer. L’énorme crocodile de Roald Dahl a longtemps été le livre favori de sa fille. Il l’a raconté des dizaines de fois, puis inventé d’autres histoires car sa fille lui réclamait les larmes de l’énorme crocodile, qui se transformaient toujours en éclats de rire.
À six heures du matin, il a regretté sa piscine.
Plus tard, à la grille de l’école, il a contenu son chagrin.
Claquement du baiser de sa fille.
Il proposera à sa jeune collègue nouvellement arrivée au lycée de déjeuner au restaurant.
J’ai téléphoné à T.
Notre conversation m’a fait l’effet d’orties dans la bouche.
Ça me brûle,
Me colle des cloques dans la gencive.
Je ne peux plus parler.
Cette nuit, en rêve, j’ai perdu mes clés.
Pour qui me prend mon inconscient ?
Une demeurée peut-être.
J’appelé X.
J’ai roulé pendant trois-quarts d’heure.
Il habite au fond d’une impasse,
Un cul-de-sac,
C’est ce que je me dis,
Je vais dans un cul-de sac.
Je me suis vautrée dans un fauteuil.
Un vieux truc de grand-mère.
J’ai bu un thé et mangé des biscuits.
X est un collègue.
Il est petit, rond, toujours souriant.
Il aligne blague sur blague.
Pas envie de rire.
J’avale ses paroles comme une soupe froide,
Malgré tout.
Y m’a rendu visite
Nous avons fait une promenade
Il m’a demandé quand je reprendrai le travail.
J’avais imaginé qu’il apporterait quelque chose.
Des fleurs ou du chocolat
Un petit rien
Un livre peut-être.
Je n’ai pas répondu au coup de téléphone de ma sœur.
Quinze jours de nuits d’hôtel. Il ne se résout pas à signer pour le minuscule F2 qu’il a trouvé pas trop loin de sa maison. Car c’est bien sa maison. Ses nuits sont de plus en plus courtes. Il observe ses cernes chaque matin dans le miroir. Il a cessé ses exercices de respiration et pris un rendez-vous chez une hypno-thérapeute. Il n’a encore jamais tenté l’hypnose. Sa femme, car c’est sa femme, l’a regardé en secouant la tête comme s’il était un débile mental ou un imbécile prêt à se faire arnaquer par le premier charlatan. Il aurait dû se taire encore une fois alors qu’il cherchait désespérément une solution.
– C’est faux. Tu as besoin d’une autorisation pour partir. Que quelqu’un signe ton autorisation de sortie de notre mariage.
Ce soir-là, après avoir cherché sa fille à l’école, prolongé le temps passé avec elle et accepté un dîner en famille, une fois la petite couchée, ils avaient évoqué à tête presque reposée leur séparation et ensemble convenu que le bon moment aurait été quand elle était partie en Angleterre comme assistante d’anglais après sa licence. Elle lui avait dit que s’il ne l’accompagnait pas, c’était fini entre eux. Il avait pesé le pour et le contre et avait choisi une petite année d’aventure, loin de sa région natale, sa famille, ses parents surtout avec lesquels les échanges étaient si décevants. Il venait de réussir brillamment sa maîtrise et d’obtenir une année supplémentaire financée par son institut de formation pour préparer l’agrégation. Il trouvait le défi à sa mesure, préparer un concours de lettres dans un pays anglophone, voilà qui épataient déjà ses amis. Mais au lieu de vivre l’aventure, il s’était enfermé dans de nouvelles convenances en acceptant de se marier. Elle le lui avait proposé pour régulariser leur situation aux yeux d’un couple qu’ils s’étaient mis à fréquenter et qui les avaient cru mariés. Ce mariage avait apporté un peu de folklore dans leur vie à la mode anglaise. Ils avaient dû apprendre par cœur des formules en vieil anglais pour la cérémonie devant le Consul de France. L’appartement dans lequel ils vivaient en colocation avait un air d’ancienne noblesse avec son immense salon aux fauteuils décatis, ses hauts plafonds et sa cuisine comme un office pour serviteurs. Ils y avaient cuisiné un canard à l’orange et invité le couple d’amis devenus leurs témoins. Le retour en France avait été rude. L’agrégation en poche pour lui, il s’était retrouvé dans un appartement banal, à vivre une vie banale, en éprouvant de nouveau la distance de celle qui était devenue sa femme, et pour se dire qu’il n’avait pas eu très envie de cette aventure anglaise, ni très envie de se marier en ne prévenant sa famille qu’après coup, que tout cela avait été d’un faux romantisme qui aujourd’hui lui donnait la nausée.
Il n’est pas assez viril
Je vais demander une séparation de bien
De corps aussi
Cette nuit il est resté
On est séparés mais cette nuit il est resté
On a baisé
J’ai joui trop vite
Ce n’est pas ma faute il a dit
J’ai écrit à ma sœur
J’ai écrit à nos amis
J’ai posé la pierre
De la séparation
Quelle histoire
Notre histoire
Nous étions de mèche
Je suis une femme qui se déteste.
C’est le jour de son anniversaire. Soixante-dix ans. Tous ses cheveux sont blancs. Quand il se regarde en passant le long d’une vitrine, il ne reconnaît pas l’homme qu’il est devenu. Sa fille lui dit pourtant que blanc c’est mieux que gris, ça lui va bien, lui donne une certaine élégance avec son teint toujours halé grâce à ses virées en vélo, ses activités de plein air, les vacances au ski ou dans des pays du sud depuis quelques années pour échapper à la morosité de l’hiver qui le déprime.
C’est le jour de son anniversaire et il a décidé pour une fois de ne pas le fêter, rien, ni restaurant, ni repas avec les amis, ni appel téléphonique, il s’est mis sur mode avion et ne débloquera son téléphone que le lendemain matin. Il a juste prévenu sa femme et sa fille qu’il partait pour la journée en balade, il ne rentrerait que tard le soir, il serait fatigué, il aurait marché toute la journée.
Il se sent bizarre, légèrement nauséeux, il a besoin de faire des pauses plus souvent que d’habitude. Il connaît ce parcours par cœur, chaque croisée de chemin, il a testé au fil des ans toutes les directions jusqu’à mettre au point une balade de cinq heures avec variantes d’une à deux heures. À mi-parcours, il s’arrête dans une petite épicerie au carrefour de deux routes, qui propose également des boissons chaudes ou fraîches, des sandwichs concoctés sur demande en fonction des ingrédients disponibles. Il mange sans appétit. Il a feuilleté le journal local, distraitement. Sur la deuxième partie de son trajet, il veut penser à sa vie, faire le bilan des dix ans écoulés. Il se dit que cette décennie a été semblable à la précédente, il n’a pas bougé d’un pouce, voire il s’est enlisé un peu plus, alternant compromis et coups de gueule pour récupérer quelques centimètres de liberté. Il n’a pas vue passer le temps. Ses bons souvenirs ? Il ne trouve pas, hormis les visites de sa fille qui s’efforce de mettre de l’entrain, le taquine, fait appel à son sens de l’humour. Il joue le jeu pour elle, se surprend à sourire. Sa femme joue le jeu aussi.
En reprenant sa voiture sur le parking vers vingt heures, il ne se sent pas le courage d’aller au bout de son plan de journée d’anniversaire, s’enfermer dans une salle de cinéma art et essai qu’il connaît bien, où il trouve toujours de quoi se divertir de sa vie, il a simplement envie de retrouver la solitude de son lit, s’endormir vite si possible.
En franchissant le pallier, il ressent une douleur au thorax, ses jambes flageolent, sa femme l’accueille avec son regard triste lui reprochant de l’avoir encore abandonnée, laissée sans nouvelle le jour de son anniversaire, c’est cruel lui dit-elle. Il fait quelques pas vers sa chambre, s’allonge tout habillé sur son lit et lui souffle : appelle-les urgences. Il voit les objets autour de lui de plus en plus flous, sa femme le regarde d’un air étonné, il a juste le temps de se tourner vers la photo souriante de sa fille sur la table de chevet avant de sombrer dans un sommeil définitif.
Cette fois, elle est seule.
Elle a beaucoup pleuré,
Serré des mains,
Embrassé
Famille,
Voisins,
Ses anciens collègues, des femmes, des hommes,
Ses collègues à elle aussi, des hommes, des femmes,
Elle pensait qu’elle serait dévastée
Anéantie,
Vide,
Tremblante comme une enfant abandonnée,
Elle s’imaginait en chagrin profond,
Immense,
Coupée de sa moitié,
Elle ressent juste le poids de sa vie
La montagne qui l’attend
Trouver une autre voie,
Une autre vie
Un autre sens
Que lui.
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