Créé le: 19.06.2019
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Chinoiseries
En évidence sur l’étagère du salon, une étagère de bois clair et brut dénichée par Audrey dans une improbable brocante – ma femme adore chiner, c’en est presque une addiction, et notre maison a le ventre gonflé de meubles et de bibelots –, la pierre semblait irradier de sa présence.
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Mon regard, tout à coup, n’a vu qu’elle.
En évidence sur l’étagère du salon, une étagère de bois clair et brut dénichée par Audrey dans une improbable brocante – ma femme adore chiner, c’en est presque une addiction, et notre maison a le ventre gonflé de meubles et de bibelots –, la pierre semblait irradier de sa présence. Il s’agissait d’un bloc rectangulaire d’environ cinquante centimètres de long pour vingt de large et dix de haut. De la brique, du granit, de la terre cuite, je ne savais pas (mes connaissances en maçonnerie sont rudimentaires), cependant elle avait beau irradier comme Audrey avait jeté sa lumière dans mes yeux le jour de notre rencontre, je la voyais pour la première fois. C’était étrange. J’avais peut-être effectué des dizaines d’allers-retours devant elle sans l’apercevoir, alors pourquoi la remarquai-je aujourd’hui ? Je ne me rappelais pas non plus avoir invité cette pierre à entrer chez nous, pourtant elle était là, et si ce n’était pas moi qui l’avait placée sur cette étagère, Audrey ou l’une de nos filles s’en était chargée.
À peine mon épouse avait-elle glissé un tiers de semelle en notre demeure, le soir venu, que je l’ai soumise à la question. « De quoi parles-tu, Tim ? Quelle pierre ? Tout est en bois dans notre salon ! » C’était faux, il y avait aussi une table basse et une vitrine en verre engorgée de figurines de jade, d’opaline, de tourmaline, d’ambre, j’en passe et des plus minérales, mais je n’ai pas relevé. Je me suis contenté de la prendre par le bras, venez ma mie, que je vous emmène au chevet de l’œuvre, et lui ai présenté la chose que nous avons observée en silence, comme recueillis devant une pièce divine – j’ai alors constaté que si Audrey possédait encore, à quarante-cinq ans bien sonnés, de beaux cheveux d’un noir brillant et une peau de jeune fille, la
brique qui ronronnait sur l’étagère offrait quelques aspérités. Il y avait également, calligraphié sur un des côtés dans je ne sais quel sabir, un texte à moitié effacé.
– Tu me fais marcher, c’est ça ? a lâché Audrey en ébouriffant mes yeux de son sourire à fossettes.
– Ben…
– C’est une surprise, hein ? Tu l’as trouvée où ? C’est sans doute très ancien, regarde l’usure, oh c’est trop gentil, Tim, j’espère que tu ne t’es pas ruiné.
Elle m’a embrassé avec la fougue d’une femme qui se fiche bien, finalement, de la ruine éventuelle de son mari. Nous sommes restés dans les bras l’un de l’autre quelques instants. Audrey sentait très bon, j’aimais son odeur corporelle et celle de son parfum, et je lui ai doucement caressé les cheveux avant de lui avouer que ce n’était pas un cadeau, désolé ma chérie (déception), que j’ignorais tout de ce caillou, et qu’il vaudrait mieux interroger nos filles si nous voulions en savoir plus.
Entretemps, leur mère et moi avons cueilli deux informations cruciales pour la suite du récit. Nous avons tout d’abord jeté un œil frémissant de curiosité sur les photos de notre soirée en compagnie de Gilles et Michèle que nous avions invités dix jours auparavant. On apercevait Gilles debout devant l’étagère de bois clair et brut, une carotte à la main – il s’improvisait chef d’orchestre sur une symphonie de Tchaïkovski –, et l’on pouvait également déceler l’absence de cette brique, sa non-présence évidente (j’en ai frissonné de perplexité), en arrière-plan.
« Curieux ! » fut le seul commentaire d’une Audrey étrangement peu concernée.
La seconde information a fait souffler un vent d’inquiétude dans mon esprit. En parcourant les pages d’un journal vieux de cinq jours, je suis tombé sur un entrefilet qui mentionnait le vol d’une brique de la muraille de Chine, fleuron de la collection Durussel (collectionneur et mécène, apprendrais-je plus tard), trésor d’une exposition encore visible à la sinothèque cantonale. « Un vol ! », me suis-je écrié en bondissant de ma chaise tel un crapaud pour brandir l’article au nez d’Audrey et lui répéter qu’il était nécessaire d’interroger nos filles. Elle a tempéré mes ardeurs, avec dans l’œil cette étincelle de courroux qu’elle me balance parfois lorsque nous sommes désaccordés, en me demandant pourquoi j’inculpais déjà nos filles, et ce j’inculpais m’a semblé exagéré, mais je n’ai pas pu rétorquer car le flot de reproches dévalait comme un torrent entre les lèvres d’Audrey. Jasmine et Eva n’étaient coupables de rien, de rien du tout mon pauvre Tim, qu’allais-je imaginer, comment pouvais-je penser une chose pareille ?
– J’aimerais simplement savoir d’où vient cette brique ? me suis-je défendu, et Audrey a quitté la pièce sans un mot.
Plus tard – nous avions repris nos esprits –, nos filles ont daigné répondre à nos questions, posées sur un ton qui se voulait le plus neutre possible, et nous avons donc écouté Jasmine, quinze ans, ses cheveux noir corbeau plus en pagaille que jamais, sa bouche dégoulinante de bleu à lèvres, nous expliquer que nous étions complètement à la masse. Je sentais le regard d’Audrey cogner mes tempes, tu vois je te l’avais dit, tu inculpes sans preuve,
nos filles ne sont pas des pies, à ce que je sache. Jasmine ne savait pas du tout ce que cette brique faisait là. Eva pas davantage, sa bouche béante de stupéfaction sur un appareil dentaire qui lui ravageait le sourire, des larmes au bord des yeux – notre cadette est très sensible –, cependant elle a lâché, sans doute pour nous rassurer :
– Le voleur du musée voulait peut-être vous faire un cadeau ?
– T’es trop conne, a rétorqué Jasmine ; tu crois vraiment que quelqu’un prendrait des risques pareils pour offrir un bout de mur à nos parents ?
– Jasmine, je t’en prie.
J’ai posé ma main sur l’épaule d’Audrey, qui s’est raidie, avant de déclarer que tout cela n’était pas grave, nous ne soupçonnions personne, l’enquête n’en était qu’à ses prémices, et j’ai proposé de manger au restaurant pour détendre l’atmosphère, un Chinois ça vous dirait ?
Fusillé du regard par mes trois Grâces, je leur ai laissé le choix.
Elles ont opté pour un Vietnamien.
Les jours suivants, j’ai commencé à avoir l’impression que cette brique figurait comme un axe dans notre salon, autour duquel nous gravitions tels des astéroïdes. Audrey et moi partions au travail, Jasmine et Eva au collège, nous revenions en fin de journée et, aimanté par cet objet, ce trésor de la collection Durussel, j’allais l’observer durant de longues minutes, les yeux écarquillés, la bouche à moitié ouverte, presque en apnée – les briques de la Grande Muraille ne sont pourtant pas radioactives, à ce que je sache.
Je ne savais pas comment procéder. Si cette brique avait bien été volée au musée, nous ne pouvions pas nous en débarrasser comme d’un vulgaire pavé. Que risquait-on, d’ailleurs, pour recel d’une œuvre d’art volée par un bandit inconnu qui aurait fait de nous des complices aléatoires ? Cette réflexion m’a poussé à contacter Jacques, un camarade d’Uni devenu juriste dans un cabinet d’avocats.
– En Suisse, tu risques cinq ans, Tim. Maximum. Un sursis est souvent accordé, au moins partiel, et il y a forcément une amende. Qu’est-ce que tu as volé ?
– Une brique de la Grande Muraille…
– Ah, ah, sacré Tim… Il t’en manquait une pour consolider ta maison ?
– Non, j’avais besoin de caler une armoire.
Il a ri. J’ai fait écho, par politesse et pour souligner ma tentative de prendre notre situation en dérision, mais je sentais que la présence de cette brique n’était pas anodine, qu’elle pesait d’un poids non négligeable sur notre quotidien. Si j’avais cru en Dieu, j’aurais pensé que ce Coquin nous mettait à l’épreuve.
Le jour de ce coup de fil, je suis rentré du travail plus tôt que d’habitude. L’ambiance au bureau n’était pas au beau fixe. La faute à un collègue, petit-fils du fondateur de l’entreprise et chefaillon tyrannique qui pourrissait notre quotidien, et si la révolte bouillonnait à l’ombre de la machine à café, personne ne se désignait pour la faire éclater au grand jour. Ce type était comme un caillou dans une chaussure. Tout le service marchait de travers, et je suis donc rentré chez moi ce jour-là avec l’impression de revenir d’un exercice de survie militaire – un goût de
terre en bouche, le niveau d’énergie proche de la réserve. Avant de rejoindre Audrey, que j’entendais lire à l’étage (on peut l’entendre lire, oui, elle émaille ses lectures de soupirs ou exclamations, parfois de tonitruances, au gré des péripéties de l’histoire), je me suis servi un verre de vin rosé, frais comme je les aime, léger en bouche, puis j’ai effectué mon pèlerinage quotidien au salon, où régnait une ambiance de remise à neuf – la femme de ménage venait de terminer son office – et où j’ai découvert la disparition de la brique.
J’ai grogné.
J’ai appelé Audrey, qui n’est pas venue, absorbée qu’elle était dans je ne sais quel roman, ce qui m’a obligé à hausser le ton, à secouer les fondations de notre maison pour qu’enfin mon épouse daigne me rejoindre, les sourcils froncés et la mine agacée, pourquoi fallait-il que je la sorte ainsi de sa lecture ? – j’avais intérêt à trouver un motif imparable. Je lui ai montré l’absence de la brique, le cœur affligé de battements anarchiques. Elle a haussé les épaules, ce qui a le don de m’exaspérer. Puis elle m’a dit que Yolanda avait dû la déplacer. Évidemment. Notre femme de ménage, bien qu’efficace et honnête, était incapable de remettre les choses où elles se trouvaient après nettoyage, comme si son travail justifiait ce désordre ou, plus logiquement, que ce désordre accréditait son travail. Ainsi retrouvions-nous la salière à la salle de bain ou la brosse wc dans la chambre à coucher, et je me suis emporté, lassitude aidant, contre cette femme que j’ai vilipendée aux oreilles d’une Audrey parfaitement calme. Une Audrey qui a fini par me répondre, ses yeux verts pétillants d’une légère moquerie, que j’étais un paradoxe incarné.
– L’autre jour, tu t’étonnais de la présence de cette brique, aujourd’hui tu pleures son absence. Faudrait savoir…
Nous avons retrouvé la brique. À côté de la brosse wc (qui étrangement attendait son heure aux toilettes), et nous l’avons replacée sur l’étagère malgré mon envie de la jeter par la fenêtre. Les nuits suivantes, j’ai mal dormi. Je craignais l’arrivée de la police au petit matin, je la voyais nous embarquer tous les quatre sous les regards inquisiteurs du voisinage, je lisais déjà les titres racoleurs de la presse, je nous imaginais blêmes et anéantis à notre procès, flanqués d’un avocat commis d’office d’origine chinoise tiraillé entre son devoir professionnel et son amour de la Grande Muraille… J’ai repensé aux propos de Jacques et, durant la matinée suivante, alors que les trois Grâces vaquaient à leurs occupations de travailleuse/écolières, je suis revenu du travail pour enterrer la brique au fond du jardin. Entre les deux pommiers, près du mur de soutènement qui délimite les parcelles. Sous une légère bruine, j’ai creusé en profondeur, cinquante centimètres au moins, à l’aide d’une bêche, un trou dans lequel j’ai jeté ce satané bout de muraille enveloppé d’une serviette de cuisine usagée, et c’est avec soulagement que j’ai rebouché la tombe, hors de ma vue saleté de brique et vive la collection tronquée de Durussel. Mon forfait accompli, j’ai respiré l’odeur de la satisfaction, de l’humus et des roses trémières. J’étais rompu, mes mains ressemblaient à de la viande hachée, mais je me sentais délesté d’un poids.
« On pourrait inviter Jocelyne et Léa samedi, qu’est-ce que tu en penses ? » J’ai
répondu oui, machinalement, sans vraiment me rappeler qui étaient Jocelyne et Léa, avant de rétropédaler sous le vent d’une peur déraisonnée : et si Jocelyne ou Léa trouvaient drôle de nous offrir une brique de la Grande Muraille de Chine ? C’était dingue, je le sais, mais mon esprit battait la campagne plus sûrement qu’une bande de hussards en déroute. En me couchant, d’ailleurs, et après avoir bricolé un prétexte pour reporter l’invitation (Jocelyne et Léa ne sortent pas les soirs de pleine lune, tu le sais bien, chérie), Stephen King et son Simetière se sont invités dans mes pensées, avec le chat mort et enterré soudain réincarné en zombie qui sème la panique – j’ai eu un mal de chien à trouver le sommeil.
Au matin, je me sentais courbatu et grincheux. J’ai affronté la journée de travail, notre chefaillon et le ciel plombé d’une bruine scandaleusement anglaise, avec l’impression de porter mille briques sur le dos. Chemin rentrant, histoire de me détendre, je me suis arrêté au fitness où je n’ai absolument aucune habitude – je déteste cela autant qu’Agassi détestait le tennis – pour effectuer trente minutes de rameur, entre fessiers crispés et abdominaux de fer forgé, enveloppé de musique électro pour surboum collégienne. Enfin, j’ai regagné mes pénates. Pour découvrir, ô stupéfaction, ô diabolique retournement de situation, qu’une brique de la Grande Muraille de Chine trônait sur l’étagère, si bien que j’ai lâché un hoquet d’effroi, plus proche du râle pour dire vrai, en cherchant une Audrey qui n’était pas encore rentrée. C’était impossible. Mon cœur tapait dans mes tempes. Je cherchais une explication, vérifiais la date, le jour, l’heure même, pareil à un automate déréglé, c’était impossible me répétais-je, cependant j’étais obligé de vérifier, alors je suis sorti sous le vent du nord maintenant éveillé pour me rendre au
fond du jardin, entre les deux pommiers, où rien n’avait changé depuis la veille. La bêche appuyée contre le mur, la terre tassée, l’odeur d’humus, une tombe propre et nette. Néanmoins, j’ai creusé.
Je devais avoir l’air fou, avec mes cheveux frisés d’humidité, ma chemise en vrac sur le pantalon, mes coups saccadés rythmés par des ahanements écorchés. Je le suis vraiment devenu en découvrant ce que je craignais : la brique avait disparu – normal, puisqu’elle gisait au salon. J’ai poussé un cri de détresse. J’ai lâché la bêche au fond du trou, je suis revenu au salon pour me planter devant cette satanée brique qui semblait me narguer, se foutre de moi, et c’est là que j’ai aperçu les résidus de terre éparpillés sur l’étagère, certains encore collés à la brique, incrustés, d’autres séchés au bois du meuble. J’ai serré les mâchoires. Puis je suis tombé à bras raccourci sur Audrey qui a surgi à cet instant, flanquée de nos deux filles, et j’ai éructé toute ma détresse, ma colère, pourquoi avait-elle déterré cette saloperie de brique, pourquoi l’avait-elle replacée sur l’étagère – mes mots étaient poings américains, shrapnels, hallebardes. J’ai crié jusqu’à ce que l’air stupéfait de Jasmine et Eva me ramènent à la raison. Audrey me fixait sans ciller. Je l’imaginais déjà me dire, sur un ton tranchant, qu’elle prenait les filles avec elle pour retourner chez sa mère, ou chez son père, à son âge pourquoi pas, mais au lieu de cela elle s’est glissée derrière moi pour me masser les tempes – ça m’a fait un bien fou. Puis elle s’est rapprochée de moi, son visage à un centimètre de mon crâne, son souffle contre ma nuque, et m’a craché dans l’oreille cette petite phrase : « Tim, à ta place, je me calmerais ».
Nous avons essayé de faire l’amour, mais mon corps ne répondait pas. Nous avons
essayé de parler, mais les mots avaient quitté ma bouche par dizaines auparavant, la source était maintenant tarie. Je me suis collé à Audrey, sa peau sentait la vanille, ses cheveux étaient doux sous mes doigts. J’ai très mal dormi – je sentais comme une onde négative frémir au salon, là-bas, au bout du couloir, malgré les portes closes. Audrey a ronflé, j’ai compté les moutons, nous avons sursauté lorsque le réveil a déposé ses notes déchirantes au fond de nos oreilles.
J’ai laissé les trois Grâces quitter la maison avant moi.
J’ai enfilé des gants de cuisine avant de saisir cette brique de mes deux (on n’est jamais trop prudent) que j’ai déposée dans le coffre. J’ai roulé, roulé, trente kilomètres au moins, en ce matin radieux qui crissait sous les roues – j’aurais roulé cent kilomètres si j’avais pu, mais à rouler trop longtemps, on finit par revenir à son point de départ –, je me suis arrêté au bord d’une rivière et j’ai jeté la brique comme l’aurait fait un lanceur de boulet, pivot-extension-poussée, aidé d’un cri quasi primal. Il y a eu un grand plouf. Le plus beau plouf de ma vie. Jubilatoire. Un rayon de soleil est venu éclairer l’endroit exact où la brique avait disparu. J’y ai vu un signe.
La journée a déroulé ses heures – petite aiguille, grande aiguille, tictac du temps qui goutte. En soirée, nous avons planifié nos prochaines vacances en Islande, parlé de littérature et de politique. Personne n’a évoqué la brique, personne ne semblait y faire attention sauf moi, à vrai dire, car personne ne m’avait dit, avec une larme d’étonnement dans la voix : « Tiens, la brique n’est de nouveau plus là. » J’ai mieux dormi, Audrey lovée contre moi, même si une angoisse diffuse m’étreignait la poitrine. Au matin, nous sommes partis tous les quatre d’un
seul mouvement, huit paires de semelles en labour de gravillon dans l’allée, sans un regard pour l’étagère – j’ai à peine décoché un coup d’œil au fond du jardin. En soirée, nous sommes revenus tous les quatre, mousquetaires en verve d’une belle journée et, tandis que les trois Grâces se répandaient dans la maison, j’ai effectué une timide visite au salon.
La brique était de retour.
La même. Pas une autre. Avec son texte à moitié effacé, ses aspérités, sa gueule de rescapée des invasions mongoles.
J’ai hurlé.
Mon hurlement a déchiré notre petit quotidien, nos murs paisibles, déplacé tableaux et bibelots, alerté le voisinage, ma femme et mes filles, qui ont déboulé au salon comme des Walkyries pour encaisser la bordée du siècle. L’une d’elles m’avait suivi, c’était évident, peut-être les trois, ô sournoise triplette féminine, succubes en pantalon, sinon comment cette sinistre brique pouvait-elle me narguer encore sur cette étagère ? J’ai assassiné leurs tympans de mes vociférations, puis Audrey m’a giflé – ça n’a pas fait plouf, mais clac. Eva a étouffé un cri, Jasmine a pouffé, je l’ai giflée à mon tour pour me ramasser une seconde baffe d’Audrey qui a mis un terme à cette scène déplorable. « Tim, il faut vraiment te calmer », a-t-elle conclu avant de m’empoigner par le bras et de me tirer à l’écart, dans la pièce qui lui servait de bureau, pour une séance de réconciliation.
Assis l’un en face de l’autre, nos mains enlacées, nous avons écouté le babil des oiseaux qui tenaient concile les arbres tout proches, respiré l’air léger de cette fin de journée, puis
chacun a dit ce qu’il avait sur le cœur, sans projection, avec le souci de rester centré sur soi tandis que l’autre, par intervalles, répétait mots et phrases en une sorte de miroir, avant d’exprimer son empathie. Nous avons reconnu qu’il était nécessaire d’accepter ce qui nous arrivait, d’intégrer ces éléments à notre vie afin d’en tirer une énergie positive plutôt que de les laisser briser nos fondations. Cette brique, nous devions l’accueillir. Si elle était venue de son propre chef, peut-être partirait-elle de la même manière, rien ne servait de la pousser vers la sortie – si un chat ou un renard était venu squatter notre jardin, nous n’en aurions pas fait tout un plat.
Nous nous sommes embrassés.
Longuement.
Réconforté, j’ai demandé à nos filles d’excuser mes débordements verbaux. Nous avons mangé en famille, Audrey et moi avons fait l’amour avant de nous écrouler de fatigue. Le lendemain, je me suis rendu au travail pour affronter notre chefaillon – rien ne changeait, ce loustic pérorait en son royaume. À mon retour, en début de soirée, j’ai pris le temps de me débarrasser de ma cravate, de boire un verre d’eau bien fraîche, avant de me déplacer au salon en me disant que cette brique s’intégrerait finalement très bien à la déco mais, devant le meuble finement éclairé par un rayon de soleil, je me suis crispé telle une huître face à la fourchette du mangeur.
Il y avait maintenant deux briques sur l’étagère.
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