Créé le: 06.09.2023
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Chambre 130

Nouvelle noire

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© 2023-2024 Pauline Z

© 2023-2024 Pauline Z

La chambre 130 est une chambre d'isolement semblable au mitard. La narratrice raconte les rencontres de rêve ou de cauchemar dans lesquelles elle s'embourbe.
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Il m’est arrivé d’être enfermée à l’isolement en chambre 130. Un parasite, de ceux que j’aimerais ne jamais avoir connus, de ceux sur qui j’aurais pu vomir ma haine et cracher mes glaires, m’avait pêchée dans la rue, noyée et déjà hameçonnée par des idées maladives. Les idées charriaient des torrents de boue qui ensevelissaient les maisons et les enfants englués dans une lave de glaise noire. Elles me faisaient miroiter sous les pavés de la ville ossements, crânes et autres orbites béantes, jetés en terre comme autant de génocides tus et oubliés. Mais les morts remontaient à la surface et cette lente fut peut-être la seule larve à laquelle se raccrocher un instant. Instants, minutes, mois… Combien s’est-il écoulé de temps avant de resurgir au monde ?

 

Il m’est arrivé d’être piquée à l’isolement en chambre 130 pour oublier le mal que ce pou avait semé dans le taudis qui était encore mon refuge. La bête vérolée d’absinthe avait répandu la peste et enfiévré les murs de son alcaloïde démoniaque que j’avalais à plein gosier. Des jours et des nuits à ne savoir comment me débarrasser de la lente qui grossissait et décuplait dans mon bouge, ma retraite, mon fort. Elle rampait dans les recoins, s’immisçait dans le plat de la veille, courait sur mon matelas et dansait au plafond. Agressive et teigneuse, elle commandait, dominait, imposait sa règle du jeu en me donnant à boire le breuvage d’un Toulouse-Lautrec ivre mort et d’un Coupeau tombé du toit. Des jours et des nuits à la regarder pondre et se répandre le long de mes synapses malades. Des jours et des nuits à l’imiter, à m’enivrer, à délirer sans fin jusqu’à la mettre à la porte. Des jours et des nuits où ma déraison hurlait des insanités à la lucarne en guise d’appels à l’aide. Les chauves-souris voltigeaient, frôlaient les vitres avant de s’en retourner dans les caves à une expresse vitesse, comme celle de mes neurones grillant sous le déluge des idées et sous la faconde du vent qui essaimait mes tourments fous à tout-va.

 

Il m’est arrivé d’éprouver si fortement la solitude et le manque d’absinthe que je réclamais ce pou à cor et à cri, hurlant par la fenêtre que je l’aimais au-delà de ce qu’il est permis d’aimer. Qu’il revienne hanter mes jours et mes nuits, que je me vautre avec lui dans la fange de l’alcoolisme le plus noir, que je caresse l’habit qui recouvre son abdomen d’ébène, que j’aime ses pattes comme je prendrais soin de celles d’un oisillon tombé du nid, tout sauf les divagations solitaires et amères d’une quadragénaire à l’âme bleuie par le désespoir. Le diable s’était invité à la maison sans prévenir. Il renversa le porte-manteau, fit tomber les livres de l’étagère et s’assit dans un fauteuil. Il posa les pieds sur la table en toute désinvolture avant de dire en ricanant : « Cette bête, c’est la mienne, et si tu ne lui accordes pas un peu d’attention, c’est ton sang et ta moelle qu’elle sucera par représailles, ton foie et tes poumons qu’elle grignotera par exécration, tes orteils et tes ongles qu’elle arrachera avec jubilation, tes yeux qu’elle gobera par perversion. Vade retro, pou de Satan ! »

 

Je criais toute la nuit avant que les pompiers alertés par les voisins débarquent pour me happer, me sangler et me cingler vers l’asile d’où l’on ne sort jamais vraiment indemne. La chambre 130 abrite bien des psychoses, et mes nerfs à vif me portaient à pousser des cris de suppliciée à peine refrénés par les injections. La lente apparaissait dans mes rêves où elle se mélangeait avec ses congénères, envahissait la table basse du salon et sirotait de l’absinthe à même la bouteille. Toutes pataugeaient dans la liqueur, leurs pattes s’agitaient en portant à la tête le dangereux breuvage. L’ivresse poussait la colonie qui enflait à vue d’œil à émettre un sifflement aigu avant de m’attaquer au visage. C’était un essaim de poux qui pénétrait mes yeux, mes narines, ma bouche. Mes crises alarmaient les infirmières et je restais à attendre le jour en contemplant le ciel qui s’éclairait de traînées mauves. Un matin, encore moite de fièvre, calmée de telle sorte que plus un mot ne sortît de ma bouche, les mains, les pieds et la taille enfin délivrés de toute entrave, je me dénudai sous le drap en déboutonnant le pyjama trempé de sueur, exécré pour sa couleur tourmaline qui me rappelait les eaux croupies et la boisson satanique qui m’avait emmenée jusqu’ici.

 

 

Je ne vis que lui lorsqu’il apparut dans la chambre. Je ne vis que ses beaux cheveux châtains et ondulés, presque blonds, son teint blanc, presque translucide, comme celui des gens qui prennent soin d’eux et se respectent. Pourquoi est-il resté planté à me contempler dans une sorte d’effarement qui ne disait pas son nom ? Pourquoi a-t-il fallu qu’une infirmière vienne le chasser de la chambre afin qu’il pose ses yeux ailleurs ?

 

Je changeai de chambre et gagnais le droit d’aller me restaurer avec les autres patients. C’est là que je le surpris à nouveau en pleine lumière et en train de surveiller le réfectoire. Il était encore plus beau que la première fois. Mince et grand, il rayonnait dans sa blouse blanche, se déplaçait tel un félin de table en table pour distribuer les médicaments. Je ne pus soutenir son regard. Je me contentais en gamine coupable d’un crime inavouable, mais en même temps deviné par tous et par lui en particulier, de tendre ma paume pour recueillir les cachets qu’il déposa dans un effleurement doux. Ses mains avaient la couleur de l’opale et ses ongles celle du lait.

 

À compter de ce jour, je restais tête basse à chacune de ses apparitions, effrayée par l’idée qu’il pût surprendre sur mon visage une émotion, une expression de lâcher-prise et lire dans mes yeux ce que je crois qu’on nomme amour, sentiment non seulement impossible à assouvir dans cet asile mais en plus communément partagé par toutes les patientes de l’établissement. Ah ! Comme je les regardais le manger du regard et s’en régaler sans scrupule ni recul ! Que de pâmoisons il occasionnait là-dedans ! Un petit signe de lui ne m’aurait pas consolée, il aurait plutôt brisé mon peu de lucidité pour se jouer de la passion, l’aiguiser encore et puis l’aiguillonner à me tordre de douleur. Tandis que toutes les autres quémandaient un coup d’œil ou une ébauche de sourire, dès que je croyais reconnaître une mèche blonde à l’autre bout du couloir, je me figeais de honte et de stupeur mêlées, me cachais la figure sous le peu de cheveux qu’il me restait.

 

Noircir plutôt que rougir et jaunir plutôt que blêmir finirent par devenir ma devise. On m’octroya quelques permissions en fin de semaine, durant lesquelles je recommençais à arpenter les rues à la recherche d’un bistrot où m’étourdir d’absinthe, cet alcaloïde fou qui avait pourtant concouru à ma perte. Je ne sais comment expliquer l’attrait qui me jetait dans les bras du mal. Peut-être était-il plus simple, plus lâche, de se livrer aux orgies diaboliques pour oublier Monsieur qui ne m’aime pas.

 

À contrario, atteindre le bien et la raison dont la barre se place trop haut est un exercice particulièrement astreignant expliquant que je ne lui arrive pas à la cheville. Ce fut donc avec facilité que je me grisais de telle façon que je parvins à retrouver ma lente pourtant honnie dans un troquet. À ma vue, elle se déploya d’un bond, grossit et s’étira jusqu’à envahir l’estaminet. Elle régnait sur les lieux en maîtresse et pondait ses œufs dans la chevelure des clients qui s’attardaient au comptoir. Des poux couraient déjà le long du zinc, sur les tabourets, les tables et le piano. Les clients affolés fuyaient, tandis que le patron se démenait dans tous les sens en tapant à coups de torchon sur les arthropodes. Je bus avec elle, reine des insectes, jusqu’à sentir flamber ma figure et cramoisir mon nez. Je tapai frénétiquement sur les touches du piano, écrasant de mes doigts quelques poux grouillants et répugnants. Les bestioles envahirent mes mains, mes bras puis mon cou et je me mis à rire comme jamais, à rire follement pour le grand plaisir de mon parasite. Je bus la liqueur endiablée sous le nez des passants qui s’offusquèrent. Je dansai dans la rue avec les poux fourmillant en cerceau tout autour de ma taille, ils épousaient mes formes et ondulaient en cadence. Les gens qui craignaient d’être contaminés s’écartaient en longeant les murs ou bien traversaient la place en courant.

 

De retour à l’asile, j’oubliai tout dans un sommeil fugueur, réfugiée à bord d’un univers intemporel au vide abyssal et décérébré. Je ne pensais plus qu’à lui mais m’en retournais sur mes pas en l’apercevant dans les couloirs, courais à ma chambre lorsqu’il distribuait les médicaments, fuyais ses yeux dont je ne saurais dire quelle expression ils traduisaient. Puis je m’enhardis à lui tenir tête devant la glace, à lever le menton, à soutenir mon propre regard. J’apprenais mon petit discours en cachette, formulais les mots en les chuchotant comme si je récitais une litanie. Enfin, en conquérante, je pris les devants et osai tendre mes mains et ma face jaunies à l’infirmier de rêve ou de cauchemar qui me toisa avec mépris. Il me montra à son tour ses paumes opalescentes et cristallines en guise de comparaison. Sur le coup, j’oubliai tout mon discours, lui transmis l’expression de mes désillusions et de mon mécontentement :

 » Je compare, Monsieur, je compare, m’en retourne à mes poux, hiboux, cailloux, joujoux, et vous transmets l’expression de ma considération refroidie. Surtout celle de l’amour qui cesse de m’habiter quand je pense à vous. »

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