Créé le: 30.09.2019
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Chamane

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© 2019-2024 Chris Achkar

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Pas de talisman sans paiement…
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« Maman! Maman! J’ai ramené le talisman! »

La mère poussa un soupir de relâchement. Cela faisait plusieurs jours que son partenaire ne sortait plus de la hutte, accablé par des douleurs dont l’origine était inconnue, jusqu’à ce matin. Un visiteur de la tribu voisine, venant échanger de l’huile et des peaux d’animaux contre de rares épices, s’était arrêté à la hutte sous la demande du grand chef. Ce visiteur était un guérisseur d’une renommée qui s’étendait sur l’entièreté de la plaine. Le grand chef lui avait payé une petite fortune en herbes médicinales pour venir chez la famille. L’homme souffrant était en effet un indispensable guerrier, et une bataille menaçait la tribu avant la prochaine pleine lune.

« Il est sous l’influence d’un envoûtement, » constata le guérisseur. « Le seul moyen de s’en débarrasser est de se munir d’un talisman, » dit-il à la femme, après avoir palpé les bras et touché le front de l’homme. Puis, se tournant vers le jeune garçon: « Les chamans au delà de la colline sacrée sont puissants. Ils te donneront ce qu’il faut. Tu dois commencer le voyage aujourd’hui si tu désires sauver ton père à temps. » Le guérisseur partit, sa collection de bracelets, de colliers, de boucles d’oreille, ainsi que d’autres éléments de son attirail résonnant derrière lui. La mère, suppliant son enfant des yeux, n’osa pas lui répéter la demande. Elle connaissait les dangers associés à la route de la colline sacrée ainsi que les légendes des chamans et leur malice. Aîné de treize ans, fier du guerrier qu’était son père, sûr de lui-même, le garçon n’hésita point. Il embrassa la main de sa mère, lui demanda de l’attendre au sixième tournant du soleil, puis sortit de la hutte sans se retourner.

Les garçons de la tribu connaissaient le chemin vers la colline sacrée par coeur. Ils le prenaient souvent pendant la journée, mais n’osaient jamais arriver jusqu’au bout où une pente raide menait au sommet. Il fallait presqu’une journée pour longer le chemin, une autre pour grimper au sommet, et une troisième pour arriver chez les chamans. Six levers de soleil avant le retour. Aux pieds du mont, après la première journée du voyage, le garçon contempla la lune gibbeuse, une prière à la Déesse sur ses lèvres. Des visions de son père gémissant de douleur troublèrent sa nuit. Le lendemain, à l’aube, il entama l’ascension de la colline, marchant vite pour gagner du temps dans sa course vers le ciel. Il atteignit le sommet en même temps que le lever de la lune, et voulut immédiatement commencer sa descente vers le village sacré. Mais la fatigue, et la peur de faire face aux chamans dépourvu de toute force, le retinrent. Néanmoins, sa nuit fut bien plus courte que la précédente. Le matin, il prit quelques minutes au sommet, profitant d’un ciel sans nuages, pour épier l’étendue. Le village sacré se nichait dans une forêt dense; seules des bouffées de fumée confirmaient son existence.

 

Le jeune garçon choisit le chemin de descente le plus rapide, mais aussi le plus dur. Sillonnant le mont à toute vitesse, esquivant serpents et rapaces, il arriva enfin devant une première hutte, où un homme gigantesque barrait la route. Certainement le gardien du village sacré.

« Que la Déesse vous protège, » salua le garçon. « Je viens de l’autre côté de la colline sacrée pour rendre hommage aux chamans et demander un talisman pour mon père qui subit les tourments d’un envoûtement. »

Le géant ne baissa pas la tête ni regarda le visiteur. Il tendit la main.

« Paiement? », grogna-t-il.

Le garçon hésita. Sans paiement, il ne pourrait point entrer dans le village sacré. Sans paiement, il devrait affronter ce géant. Il ouvra la poche en cuir accrochée à sa hanche, prit un objet entre le pouce et l’index, et le plaça dans l’énorme main qui l’attendait. Le géant éprouva une mystérieuse délicatesse en manipulant l’objet: une dent blanche et entière, symbole à la fois de renaissance et de pérennité. On en faisait des colliers ou des bracelets, on les collectionnait dans des urnes, ou on les utilisait comme dés pour converser avec les dieux. Les yeux étincelants, le gardien du village sacré mit la dent dans sa bouche, la mâcha bruyamment pendant quelques secondes, avant d’avaler la poudre résultante. 

 

Devant cette exhibition monstrueuse, le jeune garçon recula d’un pas, mais, incapable de se retourner, il regarda avec horreur la créature transformer un objet d’une extrême dureté en poussière. Un air de contentement se posa sur le visage du géant. Il indiqua une hutte d’un énorme doigt, comme une branche saillante d’un arbre.

Soulagé, le garçon regagna un peu de sang-froid et se dirigea, à une allure un peu plus vive et certaine, vers la hutte du chaman. Il compta cinq cabanes avant d’arriver à celle qui lui avait été indiquée. Devant l’imminence de la tombée du soleil derrière l’horizon, l’air se colora en rose foncé. Diverses odeurs envahirent le nez du garçon; fumée de bois, herbes aromatiques, et d’autres, inconnues, alourdirent l’air. Il frappa à la porte, son coeur battant plus fort que ses coups. Rien ne remua dans le silence. Il tenta une nouvelle fois, vigoureusement. Toujours rien. Le rose du ciel menait sa dernière bataille avec le noir; quelques étoiles témoignant déjà de la victoire du dernier. Le garçon commença à s’agiter lorsqu’il entendit une serrure cliquer, et vit la porte s’entrouvrir avec un bruit moisi. Il reprit courage et détermination malgré la fatigue des trois derniers jours, inspira profondément l’air épais qui l’entourait, puis expira lentement, sans faire de bruit, en poussant la porte.

 

Plusieurs tsantzas l’accueillirent, ces têtes réduites qu’on utilisait pour les cérémonies de ferveur et d’obédience à la Déesse. Il en avait vu, dans son village, mais celles-là étaient bien plus grotesques et menaçantes. La faible lueur d’une lampe à huile leur donnait une aura omineuse. Dedans, l’odeur était davantage marquée et répugnante. Le crépitement à peine audible d’un feu venait s’ajouter à l’atmosphère mystérieuse. Une voix féminine l’invita à entrer, et il commença à trembler.

Dans les villages, de l’autre côté de la colline, les chamans étaient sujets de maintes légendes. Or, dans une de ces histoires passées oralement à travers les siècles, on racontait que les serviteurs de la Déesse étaient tous des hommes sauf une chamane, descendante de la Déesse elle-même. Elle était aussi puissante que malicieuse, pouvant guérir les affectations les plus affligeantes ainsi que détruire un humain avec une minuscule potion. Adulte, elle n’avait droit à donner naissance qu’à une seule fille qui la remplacerait à sa mort, perpétuant son existence. On disait aussi que seule la chamane pouvait rejoindre la Déesse dans son domicile céleste. Certes, la description la plus récurrente dans ces histoires concernant la chamane était celle-ci: redoutable. Le garçon, bien au courant de ces légendes contées par sa grand-mère et sa mère depuis sa petite enfance, eut envie de fuir la hutte immédiatement sans se retourner. Mais il pensa à son père, au village menacé, et puisa dans ses veines tout le courage qui lui restait avant d’entrer sous le toit de la chamane.

 

« Tu viens de loin, garçon,  » dit-elle sans introduction, d’une voix flottante. Pour une créature de légende, elle n’avait pas l’air aussi imposant qu’il imaginait. Impossible de deviner son âge; un gris colorait la moitié de ses cheveux tandis que l’autre moitié avait conservé un noir lumineux. Aucune ride ne traçait de lignes temporelles sur son visage, même si elle rayonnait d’une sagesse profonde. Seuls ses yeux marquèrent le garçon. D’un vert noirâtre, ils cachaient secrets et malice, histoire et futur. Son regard détruisît les défenses de son visiteur, décortiqua ses pensées, tout en lui donnant l’espoir de retrouver, ici, ce que son cœur souhaitait. Dans le silence qui suivit ces premiers mots, le garçon se décida de parler, non sans peine.

« Que la Déesse vous protège, prêtresse, » balbutia-t-il.

« La Déesse protège les vertueux, punit les malfaisants, et récompense les courageux. » La lumière vacilla trois fois avec cette réponse, comme ensorcelée par ces paroles mélodieusement récitées. Pour le garçon, c’était une réponse inhabituelle. La salutation était une forme de politesse, surtout avec des personnes qu’on ne connaissait pas. Et normalement, la réponse était de la même forme. « Récompense les courageux » pensa-t-il. Ces mots lui donnèrent une lueur d’espoir, et il choisit ce moment pour faire sa demande.

« Prêtresse, je viens vers vous, après trois jours de voyage, supplier votre aide. J’ai besoin d’un… »

« Je sais, garçon. Je sais. Tu as besoin d’un objet pour guérir ton père. Je le lis sur ton visage. Mais ce n’est pas une potion que tu cherches. Non, pas du tout, c’est un envoûtement qui tourmente ta famille, et non pas une maladie. On ne peut se débarrasser d’un tel supplice qu’avec un talisman. »

« Oh prêtresse, que la Déesse soit louée! Avez-vous un tel talisman pour guérir mon père? »

La chamane continua à le regarder avec ses yeux luisants pendant un long moment. Puis elle se retourna, enfonça ses bras dans un coffre caché par deux peaux en cuir cousues comme un rideau, et sortit un objet tellement ordinaire que le garçon fut momentanément déçu. Deux bâtons en bois, en forme de croix, tenus en place par une liane, les deux affûtés d’une seule extrémité. La chamane déposa le talisman sur la table sous les yeux affamés de son visiteur. Ce dernier tendit une main tremblante qui s’arrêta devant le regard sévère de la prêtresse. Il inclina sa tête d’une façon interrogative.

« Je te croyais plus intelligent que cela. Certes, tu es encore jeune. Pas de talisman sans paiement. »

Il s’apprêta à ouvrir sa poche de cuir.

« Une dent pour un Ody? Impossible, mon garçon. La puissance de ce talisman est inégalable. Cela mérite beaucoup plus qu’une dent. » Sa voix s’approfondit. Elle se montra de plus en plus puissante avec la lumière vacillante.

« Prêtresse, je n’ai rien d’autre. Je suis parti vers le village sacré dès qu’on m’avait annoncé que vous pourriez m’aider, et cette poche contient toutes mes possessions. » dit-il en suppliant.

« On veut toujours de l’aide, mais on oublie toujours qu’un talisman ne fonctionne qu’après un paiement adéquat. La corde autour de ton cou, garçon. Je la prendrai en contrepartie. » Le sourire malin qui occupa la partie inférieure de son visage se dissipa, remplacé par un trait sérieux.

Impossible de céder la corde, pensa le garçon. Il avait grandi avec cet héritage tissé par son grand-père maternel, et qui le protégeait contre tout danger depuis son enfance. De plus, en grandissant, il n’arrivait plus à la sortir de sa tête. Ce n’était pas un talisman, mais on ne se séparait pas d’un tel objet. Même après la mort, on était enterré avec pour assurer une protection dans l’au-delà. Lisant parfaitement ses pensées, la chamane les interrompa.

« L’invasion est imminente, garçon. Si tu veux guérir ton père, augmenter l’espoir de défendre ton village, il faut sacrifier la corde. Je connais déjà ta réponse, ne perdons plus de temps. »

Il la connaissait aussi. La corde faisait partie de son esprit, mais il ne pouvait pas rentrer chez lui sans le talisman. Des larmes chaudes et salées coulèrent incontrôlablement sur ses joues et le suffoquèrent. N’arrivant plus à parler, il indiqua son accord d’un hochement de tête. La chamane approcha un long doigt vers son cou, au bout duquel un ongle aiguisé traversa son champ de vision en un instant vacillant. La corde fut nettement coupée. Il perdit son équilibre et tomba par terre. Quelques secondes après, se relevant, il se trouva face à la prêtresse, maintenant impérieuse, qui lui mit le talisman en main.

« Il faut l’orienter vers la lune, la nuit de ton arrivée. Attends que le soleil se cache, par respect à la Déesse. Tu tiendras un bâton, et tu placeras l’autre dans la main de ton père. La Déesse le guérira sur le champ. » Ainsi furent les dernières paroles qu’il entendit de la chamane. Elle lui donna à boire et il accepta, tellement il était exténué. La potion l’endormit facilement, éliminant rêves et cauchemars de son sommeil. Le matin, il se réveilla devant la hutte du gardien géant, qui était en train de contempler une ossature de lièvre. Le garçon, n’ayant point le goût d’assister à une nouvelle séance de croque dessert, partit dans la direction du village.

 

Il arriva au sommet de la colline sacrée la nuit, la lune cachée par de menaçants nuages. Une prière à la Déesse le rassura légèrement, le calme de la plaine l’emporta dans un sommeil profond. A son réveil, il se sentit rafraîchi jusqu’au moment où il se releva et regarda vers l’est. Dans le brouillard, un camp de quelques dizaines de guerriers ennemis était dressé dans la forêt, visible uniquement depuis le sommet. Les guerriers bougeaient silencieusement, mangeaient sans faire de feux, affûtant leurs flèches et piquets avec agilité. La bataille était donc imminente.

Il estima le temps que ces envahisseurs mettrait pour atteindre son village: il ne lui restait que deux jours. Or il devait arriver au moins un jour avant la horde pour sauver son père et avertir les guerriers de son village. Il puisa ces dernières réserves d’énergie et s’élança, ne pensant ni à manger ni à boire, tellement sa course était déterminée. La vitesse frénétique à laquelle il avançait lui permettrait d’arriver le soir, quand soleil couchant et lune levante partageront le ciel. Une pluie torrentielle essaya de le ralentir sans succès. Il arriva au village à bout de souffle. A l’entrée, le garde lui demanda s’il avait bien trouvé le remède.

“L’ennemi est à une journée de marche, allez prévenir le chef et préparer les guerriers!” lui répondit le garçon. Il se dirigea vers la hutte familiale en hurlant:

“Maman! Maman! J’ai ramené le talisman!”

La mère sortit de la hutte, étonnée par le retour rapide de son fils, et l’accueuilla dans ses bras. Après un bref moment de tendresse, le garçon rentra chez lui.

 

Il s’agenouilla devant le lit de son père et leva le talisman à portée de ses yeux. L’homme vit l’objet et commença à convulser hors contrôle. La mère regarda la scène épouvantablement mais avec espoir, serrant les mains contre son coeur. Le jeune garçon, se rappelant des derniers mots de la chamane, prit un bâton dans sa main et rapprocha la main de son père vers l’autre bâton. Ce dernier résista, malgré sa faiblesse, mais finit par céder et ouvrit sa main. Les convulsions s’arrêtèrent dès qu’il toucha le talisman.

Deux paires d’yeux restèrent fixées sur l’homme dans son lit, qui commença à bouger lentement. Le père se releva enfin, comme après un long cauchemar, pour trouver son fils, tombé au sol, serrant son cou entre ses bras. Le garçon suffoquait devant les yeux abasourdis de sa mère et les impuissantes tentatives de son père de le sauver.

“La corde! La corde est perdue!” cria la père en désespoir.

 

Dans sa hutte, la chamane remua les cendres encore rouges d’un feu mourant. Elle y jeta la corde solennellement. Une fumée noire émana de l’object protecteur du jeune garçon, qui, loin dans son village, s’éteignit.

Un talisman ne fonctionne qu’après paiement.

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