C'est l'histoire d'une enfance, d'un gamin qui appris, au contact de ses grands-parents, des leçons de force et de vie.
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Lorsque j’avais à peine dix ans, j’allais manger chez mes grands-parents le mercredi midi à la sortie de l’école. J’y allais la peur au ventre. Une sensation de froid nichée en moi, au fond de ma gorge, comme si un bonbon à la menthe y était coincé. Mon cœur battait vite et j’essayais de ne pas y prêter attention en shootant dans les gros graviers de l’allée plantée de maroniers. J’aimais au printemps admirer la fin de leur floraison, on aurait dit que la nature était en fête, qu’elle avait jeté des poignées de confettis roses sur le chemin. Leur immeuble était fendu en son milieu d’une vitre sur toute sa hauteur, éclairant la cage d’escaliers. De l’intérieur, la vue était opaque. Des formes troubles aux couleurs vives que je percevais à travers les carreaux durant mon ascension, j’imaginais toutes sortes de monstres et de héros se livrant une guerre sans merci. Avec un peu de chance, j’évitais la vieille concierge italienne aux cheveux aussi noirs que ses montures de lunettes qui ne ratait pas une occasion de me pincer la joue en me sermonnant de continuer à bien manger. Perdu dans mes pensées, je montais ces interminables marches en béton lisse dont je perdais toujours le compte. Une forte odeur de javel hantait les lieux.
Si je ne me trompais pas d’étage, à peine toqué à la porte, ma grand-mère m’ouvrait, comme tenue en embuscade.
Elle était sèche, mais forte. Sous son brushing gris-blond toujours impeccable, son regard était bleu comme du métal chauffé.
Ça ne ratait jamais. A chaque fois que je voulais entrer, elle me tendait sa main, comme pour conclure un pacte. Je me sentais obligé de lui offrir la mienne en retour et elle me la serrait très fort, jusqu’à ce que je pleure. J’étais tout petit, ses yeux plongeaient sur moi tel un oiseau de proie et je me noyais dans son regard.
Alors elle me disait : « Un jour, c’est toi qui seras plus fort ! Viens ! » et elle s’écartait pour me laisser entrer.
L’appartement était parsemé de tableaux aux couleurs assombries par le temps et je me demandais si de telles lumières existaient dans le monde.
Dans le salon, d’imposants meubles en bois empêchaient tout réagencement de la pièce. Il y avait là un canapé contre un mur, la télévision côté balcon et le fauteuil de mon grand-père lui faisant face. Il y était d’ailleurs installé pour regarder les nouvelles avant de manger. Je lui faisais toujours une bise en me retenant de tousser, car il sentait fort l’après-rasage. Il était habillé en survêtements sombres recouvrant une camisole blanche. Le bleu des yeux de ma grand-mère était dans les infos, derrière la journaliste qui parlait. J’avais peur pour elle, comment allait-elle faire pour s’en sortir ? Mon regard se perdait alors au-delà de l’écran, sur le balcon et les bacs plantés des magnifiques géraniums de mon grand-père, sa fierté. Ils étaient rouges et roses, il ne voulait pas d’autre couleur. Ma mère, chaque automne, descendait tous les bacs pour les hiverner dans notre cave.
Plus loin, un bout du lac scintillait, surveillé par les montagnes.
Parfois, ma grand-mère venait se camper comme une ombre dans le dos de mon grand-père. Il suffisait d’un mouvement de tête pour être capturé par son regard. Je me levais sans un mot, aimanté.
Dans le cagibi de l’entrée, ses doigts furetaient dans les poches des manteaux de son mari avec célérité et détermination, et lorsqu’elle était sûre de sa prise, elle me disait : « J’ai quelque chose pour toi, attends. »
Et quelques pièces, parfois un petit billet, passait de ses mains à ma poche. Son index se posait alors sur ses lèvres pour m’intimer ma promesse de silence. Notre alibi était qu’ensuite je la suive dans la cuisine, l’air de rien, pour l’aider à mettre la table.
Elle y restait la plupart du temps parce qu’elle fumait et que mon grand-père avait arrêté il y a des années, du jour au lendemain. Il avait posé son paquet de cigarettes et son briquet sur le bureau du médecin qui lui avait dit que c’était le moment d’arrêter s’il ne voulait pas finir comme ses parents. Ces derniers fumaient tellement que ma mère, lorsqu’elle était en visite chez eux enfant, pouvait ne pas voir leurs visages évoluant dans un épais brouillard. Pour pouvoir payer leur grand logement, ils louaient une chambre à un architecte allemand qui se gominait les cheveux avec de la crème d’oignons. Son effluve se mêlait à leur nuage jusqu’à ce qu’il meure un jour dans son lit. Ils le retrouvèrent le crâne encore gras et luisant.
La cuisine était couverte du sol au plafond de catelles et de planelles jaunies peintes aléatoirement de motifs floraux. Il y flottait des volutes bleu acier. On aurait dit que c’était ce qui constituait ma grand-mère. Elle avait beau rester près de sa fenêtre, tout retournait à l’intérieur et cette brume ressemblait à une créature qui avait sa vie à elle, inspirant, gonflant à mesure qu’elle la nourrissait en expirant sa fumée. J’en discernais les longs bras tentant d’ouvrir la porte pour s’échapper, s’étendre plus loin, avaler jusqu’à mon grand-père dans son fauteuil.
Elle faisait des gnocchis. C’est uniquement pour ce plat qu’il la laissait cuisiner. Pour me faire plaisir, parce que moi, j’adorais ça, les gnocchis. Lui, il ne touchait pas aux spécialités italiennes, propriété de ma grand-mère. Lui, il faisait des émincés de veau à la zurichoise ou de la viande avec des haricots.
Elle parcourait le marché à la recherche des bonnes pommes de terre pour façonner ses gnocchis. Elle avait un don pour cela. Elle était née de la terre. Lors de leur mariage, le curé avait dit à mon grand-père : « Faites attention, ces italiennes, elles viennent avec toute leur ménagerie ! ». Mais elle était arrivée seule. Plus tard, quand la folie la prendra, elle me répètera sans cesse son envie de cuisiner pour moi mais elle rentrera toujours à la maison avec son cabas vide, les cheveux hirsutes, incapable de savoir ce qu’elle avait fait depuis qu’elle était partie.
Il fallait la voir aux fourneaux. La précision nerveuse de ses gestes, son silence concentré et lorsqu’elle posait ses spatules, c’était pour prendre une bouteille dans l’armoire, juste en dessous des plaques de cuisson. Elle en buvait une grosse gorgée au goulot et la remettait à sa place. Je lui demandais pourquoi elle ne prenait pas de verre. Mais elle ne me répondait jamais. Elle tirait avec avidité les dernières bouffées de sa cigarette, jusqu’au filtre, avant de l’écraser dans un de ses nombreux cendriers tout en continuant à surveiller la cuisson de sa sauce tomate qui ne devait jamais bouillir. Elle prenait ensuite une écorce de mandarine ou de citron qu’elle mâchait sans ciller, comme un chewing-gum.
Je traversai le salon chargé des assiettes et des couverts, ce long couloir sans fenêtre tapissé d’une moquette beige empreint de mon premier souvenir gravé dans ma mémoire : le jour où j’y entendis ma mère quitter l’appartement sans prévenir, me laissant pour la première fois à la garde de ses parents. Il y faisait toujours trop chaud, l’air n’y circulait pas, et puis c’était la salle à manger. Il y avait là une très longue table alors qu’ils n’avaient jamais de visite, un grand meuble vitré rempli de vaisselle qu’ils n’utilisaient pas et un portrait de mon frère gamin en noir et blanc accroché au mur. Il me surveillait toujours lorsque je mettais la table, je pouvais l’entendre me dire : « Fais attention ! Tu es si maladroit ! » ; j’entendais son rire aussi et son regard qui me suivait, comme celui de la Joconde.
On mangeait la plupart du temps en silence. C’est important pour la digestion. Mon grand-père me disait aussi de manger lentement, que je risquais des problèmes d’intestins. Ça faisait râler ma grand-mère qui chuchotait des « laissez le vivre ce gamin, bon sang ». Les rares fois où il l’entendait, il lui disait que ce n’était pas ses affaires, qu’elle n’avait qu’à retourner à la cuisine si ça ne lui plaisait pas. Et c’est ce qu’elle faisait.
Il me disait aussi de bien travailler à l’école, même si j’avais déjà l’impression de le faire, qu’on ne travaillait jamais assez. Il le disait parfois en tapant du poing sur la table. Même si j’avais envie de lui répondre, je ne le faisais pas. Je n’en avais pas le courage. Je me concentrais sur le cliquetis des services en leur imaginant des significations, un langage venu d’ailleurs. De petits êtres métalliques dissertant sur les jeux à organiser pour mon après-midi de libre du mercredi, du reste de la semaine qui allait passer plus vite et du week-end qui le suivrait. Déjà, les prairies ensoleillées prenaient le pas sur ses mots que je voyais s’envoler au milieu d’une ribambelle d’oiseaux rieurs.
Je quittais toujours la table avec les assiettes vides pour laver la vaisselle. Lui, il se remettait devant la télévision en attendant qu’on lui apporte son café.
De retour dans le nuage bleu, ma grand-mère se retrouvait d’accord avec lui. Il fallait faire comme il disait, il avait raison. Elle m’enjoignait de ne pas lui répondre parce que mes réponses étaient celles d’un enfant, et que lui, c’était mon grand-père. Forcément que mes réponses, il les connaissait toutes : il était passé par là et avait aujourd’hui suffisamment vécu pour en avoir d’autres, des réponses, de celles que je me devais donc d’écouter.
La cafetière italienne sifflait et la nuée se nourrissait aussi de sa fumée, s’éclaircissant légèrement.
Un jour, elle s’éclipsa aux toilettes et j’en profitai pour sortir la bouteille de l’armoire, l’ouvris, et bus de grandes gorgées avant de la ranger. J’eus instantanément envie de vomir mais le tout reflua aussi vite. Ça me chauffa la gorge. Ça avait un goût de métal. Tout prit une teinte bleutée et la peur disparut. Ce bonbon coincé dans ma gorge descendit d’un coup dans mon estomac. Je ressentis une fulgurance de liberté. Je crus un instant m’effacer dans l’air, dans cette créature habitant la pièce, mais je repris ma consistance et il me sembla que rien ne pourrait jamais plus m’atteindre. Je pris un paquet de cigarettes parmi la dizaine éparpillée là et le fourrai au fond de ma poche.
Je retournai au salon avec le café, sans oublier l’Assugrin, mon grand-père en mettait toujours deux billes. J’écoutai ses derniers conseils d’une oreille absente. Les mots échec et réussite revenaient souvent comme point d’orgue de ses arguments. Il m’avait déjà assez répété que je ne devais pas échouer comme mon frère. À trop échouer, on devient un voyou, un bon à rien, on se met à quémander de l’argent et puis, si ça marche, alors on ne fait plus rien et on s’enlise dans le néant. La réussite, bon dieu, est à portée de chacun. Lui, mécanicien de formation, avait bien pu se reconvertir dans l’orthodontie et puis dans les télécoms lorsqu’il fallut faire avec la révolution de l’électronique. Il avait même formé des Congolais qui étaient venus en stage dans l’entreprise, très gentils, qui parlaient un français admirable. Il n’y a qu’Internet qu’il n’a pas étudié, parce que la retraite arrivait et que du sang neuf allait s’en charger. Il suffit de s’y mettre, d’y travailler. Sans relâche surtout. Un instant et on peut tout perdre, jusqu’à notre propre famille.
Je n’avais plus l’impression d’être en contact avec le velours du canapé, plutôt en légère lévitation, comme un nuage ! La télévision diffusait maintenant sa série de l’après-midi dans laquelle un policier résolvait des enquêtes avec son chien. Je refusai poliment les vieux biscuits qu’il avait l’habitude de sortir d’un étrange compartiment vitré du vaisselier trônant à côté de son fauteuil. Ses bâillements me rappelèrent que l’heure de sa sieste approchait et qu’il était temps pour moi de rentrer à la maison.
Je remarquai les grincements de son fauteuil qui m’agressèrent étrangement les tympans. Ma tête bourdonnait.
Avant de partir, alors que ma grand-mère m’attendait sur le pas de la porte, elle me tendit la main et sera la mienne en tentant à nouveau de l’écraser. Je n’ai pas bronché. Je n’ai rien senti. J’ai tenu son regard et elle m’a libéré, sans dire un mot. Dans ses yeux, au milieu de cet océan qui brillait sous un soleil d’acier, je crus discerner de la fierté.
J’étais devenu comme elle : fort comme du métal chauffé.

 

Carte tirée : La Force

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