Puisque, dans la catégorie des espaces topologiques, toute injection est un monomorphisme et toute surjection un épimorphisme, je ne résiste pas à la tentation de poser un foncteur pour inaugurer la catégorie "philosophie des mathématiques".
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Il m’est venu l’idée de compléter le paradoxe de Zénon. Admettons avec Zénon qu’il est impossible d’aller de A à B. Soit M_1 le milieu du segment AB. Alors il est impossible d’aller de A à M_1. Soit M_2 le milieu du segment AM_1. Alors il est impossible d’aller de A à M_2. Etc. Comme la suite des points M_i tend vers A, il est impossible d’aller de A à A, c’est-à-dire il est impossible de rester immobile. Donc Zénon aurait dû conclure : le mouvement est impossible et l’immobilité est impossible…

S’il n’y pas de mouvement ni d’immobilité, l’univers est réduit à un point. Seul un point seul n’est ni immobile ni en mouvement, car : par rapport à quoi pourrait-il être l’un ou l’autre ? Blake s’approchait de la vérité en voyant l’univers dans un grain de sable, mais, par manque d’audace, il n’a pas osé penser la réduction ultime au point. Teilhard de Chardin, lui, a compris que l’univers Oméga des possibles de Kolmogorov tendait vers le point Oméga et que le point G de la Mutante est le centre de légèreté de l’univers des lendemains qui chantent.

On dit toujours que le paradoxe de Zénon « prouve » l’impossibilité du mouvement. C’est vite dit… Il me semble qu’on peut simplifier ce paradoxe de manière à simplement « prouver » l’impossibilité de l’écoulement du temps. Achille a rendez-vous avec la Tortue. Il arrive une minute en avance et décide de l’attendre en restant assis sur une pierre. Cette position l’amène à penser. Il se dit : « Puisque je dois attendre 1 minute, il me faut d’abord attendre la moitié d’une minute, puis la moitié de la moitié qui reste, etc. Bref, je dois attendre une somme infinie de durées, donc mon attente ne finira jamais. »

Il faudrait aussi parler de l’uchronie de Zénon. C’est, dit-on, Zénon qui transmit la doctrine de Parménide à Socrate. Mais, le mouvement et l’écoulement du temps étant impossibles, Zénon n’a pas pu rencontrer Socrate. Ainsi, Socrate, au lieu d’être influencé par Parménide, fut un disciple d’Héraclite. Du coup, les dialogues de Platon sont à lire au deuxième degré. Platon ne croit qu’au changement ; sa République est un exemple de régime périssable ; son royaume des idées est une plaisanterie, puisque toutes les idées se noient dans le fleuve d’Héraclite ; même les théorèmes de géométrie n’ont rien d’éternel.

Heureusement que je suis là pour mettre sur la bonne voie les professeurs qui enseignent la pensée antique. C’est une façon de parler, bien sûr, car, comme l’a remarqué Lao-Tseu, si le mouvement est impossible, il importe peu qu’une voie soit bonne ou mauvaise, étant donné qu’on ne peut emprunter aucune voie.

J’avoue que je ne saisis pas bien de quoi parlent Parménide et Zénon quand ils balancent des mots comme « être », « non-être », « étant », « existants », « un », « multiple », et je ne m’étonne pas que Heidegger l’obscur en ait fait son miel, mais je relève dans certains propos (rapportés) de Zénon des choses qui m’ont amusé. Ainsi, Simplicius livre ce raisonnement de Zénon : « Si les existants sont multiples, ils sont illimités. Car il y aura toujours d’autres existants entre les existants, et de nouveau d’autres existants entre ceux-ci. » Cela me fait penser à la preuve qu’il y a une infinité de nombres rationnels entre deux nombres rationnels distincts. Aristote et Eudème commentent une aporie de Zénon : « Si le lieu est quelque chose, il doit être dans quelque chose ». Aristote déclare : « Si tout existant se trouve dans un lieu, il est évident qu’il devra exister un lieu du lieu, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. » Eudème précise : « s’il existe un lieu des existants, où sera le quelque-part de ce lieu ? Il faudra par conséquent qu’il se trouve dans un autre lieu, et celui-ci dans un autre, et ainsi de suite (…) Contre Zénon, nous dirons que le quelque-part se dit en plusieurs sens. Si l’on estimait qu’effectivement, les réalités doivent se trouver en un lieu, on se tromperait : en effet, ni la santé, ni le courage, ni tant d’autres choses ne se montrent comme existant dans un lieu. Et il en va de même du lieu, s’il est tel qu’on l’a dit être. Et si, d’autre part, le quelque-part existe autrement, il sera fort possible que le lieu existe quelque part. » Ni Aristote, ni Eudème ne semblent avoir l’idée que le lieu d’un lieu puisse être égal à ce lieu, ou, en termes de théorie des ensembles, qu’un ensemble puisse se contenir lui-même. Bref, Cantor, Russell et toute la bande ne sont pas loin de Zénon. Pourquoi a-t-il fallu plus de deux millénaires pour passer de Zénon à Cantor ?

Sur la couverture d’un livre consacré à la théorie des ensembles, un dessin qui semble modéliser un pubis féminin représente un « plongement élémentaire de l’Univers V dans son ultrapuissance M », ce qui correspond probablement à ce que Jarry nomme « l’amour absolu ».

Il me semble qu’il échappe à beaucoup de philosophes que Heidegger est un humoriste. Dans son essai : « Le mot de Nietzsche « Dieu est mort » », j’ai relevé quelques phrases d’un comique irrésistible :

« Or, si la valeur ne laisse pas l’être être l’être qu’il est en tant qu’être même, alors le dépassement du nihilisme n’est, au contraire, que le véritable accomplissement du nihilisme. »

« Nihilisme signifie : tout est nul à tous les égards. Tout, c’est l’étant en entier. Or, l’étant se tient sous la lumière de tous ses égards lorsqu’il est éprouvé comme étant. Nihilisme signifie alors qu’il n’en est rien de l’étant comme tel en son entier. Mais c’est à partir de l’être que l’étant est ce qu’il est, et comment il est. Étant admis que tout « est » tienne à l’être, l’essence du nihilisme consiste en ce que de l’être lui-même, il ne soit rien. L’être lui-même, c’est l’être en sa vérité, laquelle vérité appartient à l’être. »

La clef de cet humour poétique est donnée par la dernière phrase de cet essai : « Et la pensée ne commence que lorsque nous avons éprouvé que la Raison, tant magnifiée depuis des siècles, est l’adversaire le plus opiniâtre de la pensée. »

Alfred Korzybski, qui inspira Gaston Bachelard, Paul Watzlawick, Basarab Nicolescu, et aussi van Vogt, Boris Vian, Milan Kundera, considère que les multiples jets du verbe être sont une grande source de confusion. Alors, pour m’amuser un peu, j’ai choisi un philosophe qui fait un usage immodéré de ce verbe et de sa substantivation et, dans un court extrait de son « Introduction à la métaphysique », j’ai remplacé toutes les occurrences de son obsession par des mots pompés dans mon étant, à la surface duquel nagent des signes. Cela donne :

Ceci, à savoir que nous comprenons l’obscur, cela ne sonne pas seulement réel, cela gicle nécessaire. Sans une telle ouverture de l’ombre, nous ne pourrions d’aucune façon singer « les hommes ». Que nous plaisantions, cela ne tient certes pas d’une absolue nécessité. Il reste parfaitement possible que l’homme ne blague pas. Il a filé un temps, en effet, où l’homme ne se tordait pas de rire. Toutefois, cela sort impropre quand nous disons : il a brûlé un temps où l’homme ne se moquait pas. En tout temps, l’homme se manquait, se méconnaît et se maquillera, parce que le temps se temporalise seulement du fait que l’homme se trompe.

Heidegger n’est pas le seul philosophe passé maître dans le domaine de l’humour. Voici deux exemples lus dans un livre de Clément Rosset :

Les planètes ne parlent pas, selon Lacan, pour trois raisons contradictoires, quoique d’ailleurs également valables : premièrement, parce qu’elles n’ont rien à dire – deuxièmement, parce qu’elles n’en ont pas le temps – troisièmement parce qu’on les a fait taire. Lacan poursuit sa plaisanterie en attribuant le mutisme des planètes à la fixité de leur éclat. Les étoiles en revanche scintillent, donc elles pourraient parler si Newton ne les avait pas fait taire…

W.V.O. Quine, qui peut paraître moins drôle, rejoint pourtant la ´pataphysique dans ses Méthodes de logique. Se fixant pour but de définir la singularité en se passant de tout nom singulier, de tout nom propre, il se définit lui-même ainsi : celui qui est tel que quiconque a écrit « Méthodes de logique » lui est identique. La ´pataphysique étant la science du particulier, incluant le postulat qu’il n’y a de science que de l’universel, on est en plein dedans avec Quine. Bingo !

Un des mots les plus étranges de la langue française est l’adjectif « impensable » qui, au sens strict, désigne une chose qu’on ne peut pas penser, pas même un peu. Peut-on donner un exemple de chose qui serait impensable pour tout être humain ? Je ne pense pas. Une chose impossible, comme un triangle à 4 côtés, n’est pas impensable, puisque je viens d’y penser en imaginant une figure qui s’en rapprocherait. La « chose en soi » kantienne se rapproche d’une chose impensable, sauf que la notion de « chose en soi » est pensable et que chaque chose en soi n’a pour nous de réalité que dans la mesure où elle se présente à nous en tant que phénomène, c’est-à-dire en chose pensable. Cela dit, « impensable » peut être employé dans des phrases comme « la transcendance de pi est impensable pour un enfant de 3 ans ».

Je viens d’avoir l’idée de créer une théorie des nombres impensables. De nombreuses propositions peuvent être facilement démontrées. Par exemple : le double d’un nombre impensable est un nombre impensable. Démonstration : soit x un nombre impensable. Si 2x était un nombre pensable, il suffirait de diviser 2x par 2 pour pouvoir penser x. Plus généralement, un nombre impensable ne peut être solution d’aucune équation à coefficients pensables.

Bien entendu, il n’existe pas de nombres impensables, puisque le fait de pouvoir produire des énoncés à leur sujet les rend pensables. Mais il existe probablement des nombres peu pensables. Il faudrait pouvoir définir le taux de pensabilité d’un nombre. De proche en proche, nous en arriverions au taux de pensabilité d’une idée. Il serait alors possible de se pencher sur le problème du taux de pensabililité de la notion d’impensable. Évidemment, si ce taux de pensabilité est lui-même un nombre au faible taux de pensabilité, nous ne sommes pas sortis de l’auberge des joyeux déconneurs.

Tous les logiciens sont incohérents.

Or je suis logicien.

Donc je suis cohérent.

Commentaires (4)

PZ

Pauline Z
11.03.2023

Bonjour Cardinal de La Rapière, Ce texte inégalable est un régal à lire et à relire car outre l'humour qui le sous-tend, il pose de véritables questions existentielles aux réponses infinies. Immobilité ou mouvement ? L'Homme peut-il vivre enraciné comme l'arbre ? Ne croît-il pas et ne se croise-t-il pas plutôt en mouvement ?

Webstory
07.03.2023

J'en étais sûr! Il y a plus d'un farceur dans la catégorie en question.

Athanase de Jadys
06.03.2023

Et comme le disait un autre grand philosophe : « À l’éternelle triple question toujours demeurée sans réponse : “Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?” je réponds : “En ce qui me concerne personnellement, je suis moi, je viens de chez moi et j’y retourne”. » (Pierre Dac)

Cardinal de La Rapière
07.03.2023

Et encore un autre grand philosophe a dit: "Le chemin le plus court d'un point à un autre, c'est de ne pas y aller." (Philippe Geluck). En outre, ce chemin est, selon Blaise Pascal, le moins malheureux, puisqu'il mène à demeurer en repos dans une chambre...

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