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© 2021-2024 Raymond Iss

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Chapitre 1

1

Oh l'amour d'une mère, amour que nul n'oublie ! Mais lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille devient vite un des cercles de l'enfer.
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CAÏN

 

 

« Lorsque avec ses enfants, vêtus de peaux de bêtes… L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ! »

Sacré Victor, il t’a bien rhabillé pour l’hiver, m’étais-je dit quand le professeur de français nous avait fait lire « La Légende des Siècles » en classe de seconde.

Mais cela m’a renvoyé à ma propre histoire, l’année où maman m’annonça que j’allais avoir un petit frère.

– Est-ce que je serai obligé de lui donner mes jouets ?

– Lesquels, ton nounours ? C’est toi-même qui l’as rangé au grenier. Tes copains se moquaient de toi.

C’est vrai, je l’avais gardé trop longtemps au risque d’être ridicule.

Maman m’avait pris par mon point faible, sans pour autant me rassurer.

 

Mais elle m’avait quand même trompé. J’en voulais surtout à mon père. C’est sûr qu’il l’avait obligée, et elle s’était laissé faire, bonne comme elle est. Comment accorder sa confiance à un homme qui couche avec votre mère ?

J’ai dû faire cette dernière réflexion plus tard, mais je devais le ressentir ainsi à l’époque.

 

Une petite sœur, à la rigueur, mais un frère ! Et pourquoi avoir attendu si longtemps pour refaire la même chose ? À moins qu’ils n’aient voulu faire mieux, mieux que le brouillon…

 

Dès que maman revint de la maternité, mes craintes se confirmèrent. Pas à cause des jouets, bien au contraire. Chaque fois que je voulais lui parler, je m’entendais répondre :

– Je n’ai pas le temps, on verra ça plus tard… Va jouer dans ta chambre !

Combien de fois l’ai-je entendu, ce refrain qui me renvoyait, seul au milieu de mes beaux jouets.

J’ai bien essayé d’être malade, mais on me répliquait :

– Ça tombe bien, le docteur doit venir pour ton frère, il s’occupera de toi après.

Pas avant, mais après, tu saisis la nuance.

Quand il venait du monde à la maison, on s’agglutinait autour du berceau : mon oncle, ma tante, et même ma grande cousine, celle qui m’avait appris à rouler en vélo. Moi je rongeais mon frein, dans le coin, près de la porte-fenêtre de la terrasse.

– Tiens, te voilà toi, pourquoi n’es-tu pas dans ta chambre ? -»

C’est ce qu’il fallait subir lorsque quelqu’un daignait parfois s’apercevoir de ma présence.

 

Je finis par ne plus la quitter. Je m’y enfermais sitôt rentré de l’école pour n’en sortir qu’au moment des repas. Pourquoi ne m’apportait-on pas un plateau dans ma chambre ?

Après tout, l’autre, on lui apporte bien à manger dans la sienne, qui entre parenthèses était la mienne, avant qu’on me déménage dans la petite au fond du couloir, loin de celle de maman.

– Un plateau, une gifle plutôt. Tu nous prends pour tes domestiques, tu crois que ta mère n’a pas assez de travail ?

À qui la faute ? Les biberons toutes les trois heures, les couches à changer en suivant. Et malgré ça il gueule toute la nuit ! Finalement, je suis mieux au fond du couloir.

Mais elle, je vois bien les valises qu’elle traîne sous les yeux dès le réveil, et ses somnolences le soir au moment du journal télévisé. Ils s’extasient tous sur la bonne bouille du bébé mais ignorent les joues creuses de maman.

Sauf moi… Et je lui ai dit. Au lieu de la réponse habituelle, elle a reconnu avec un triste sourire.

– Toi, tu ne m’as pas donné tant de mal.

 

Cette simple parole m’a consolé de sa trahison. Mais il fallait agir vite, car je la voyais dépérir de jour en jour.

 

Au catéchisme, le curé de Saint-Joseph nous avait raconté ton histoire. J’en avais conclu que la jalousie est un vilain défaut. Moi, je n’étais pas jaloux. Je ne voulais la mort de personne, encore moins celle de maman vampirisée par cet…

Ah ! oui, j’ai oublié le meilleur. Ils lui avaient donné le même nom que ton frère. Bien sûr tout le monde avait trouvé cela très original. Il n’y avait rien de trop beau pour la petite merveille. Pour moi c’était ridicule et prétentieux. Passe encore si nous avions été Juifs !

*

*      *

 

C’était leur première sortie depuis la naissance de mon frère. On avait estimé pouvoir le laisser sous ma garde, malgré les objections de mon père que maman avait réfutées ainsi :

– On peut lui faire confiance, il a l’âge de raison !

Ils m’avaient laissé le numéro de téléphone des amis chez qui ils passaient la soirée.

Une demi-heure après leur départ, je suis entré dans la chambre de mon frère. Le berceau était muni de roulettes. Je l’ai tiré sur le balcon. Après quoi j’ai repoussé la couverture. Le thermomètre marquait moins douze degrés.

J’ai refermé la porte-fenêtre et j’ai guetté derrière la vitre.

Il s’est réveillé et s’est mis à pleurer. Son visage devint écarlate. Une heure plus tard, il avait cessé de s’agiter et sa peau avait viré au bleu. J’ai rentré le berceau dans la chambre, tiré la couverture et fermé la porte-fenêtre. Il devait être dix heures et demie, je suis allé me coucher, comme d’habitude.

 

J’ai été réveillé par des pas précipités dans le couloir, puis par les hurlements de maman. Quelques minutes plus tard, la sonnette, voici le docteur. Quand il est reparti, je l’ai entendu répéter à plusieurs reprises :

– Alors ça, je ne comprends pas, je ne comprends vraiment pas !

Personne ne songea à me réveiller. Maman attendit le lendemain matin pour m’annoncer la terrible nouvelle. Elle avait dû pleurer toute la nuit, car son visage était méconnaissable. C’est sans doute cela qui m’a fait éclater en sanglots, de sorte que mes parents ne m’ont jamais posé de questions sur cette soirée.

Le docteur dut revenir très souvent pour maman, et chaque fois il me regardait d’un drôle d’air, mais j’étais tellement gentil avec elle qu’il n’osait rien dire.

Maman n’avait plus rien à faire à présent, sauf à s’occuper de moi. Au début comme elle était au plus mal, je faisais les courses en rentrant de l’école, et le mercredi, je passais l’aspirateur pour qu’elle puisse se reposer.

 

Les années passèrent et le souvenir de mon frère s’effaça progressivement de son esprit.. À trente-huit ans, quand je quittai maman pour me marier, elle ne parlait pratiquement plus de lui.

J’avais accompli le crime parfait au point de faire oublier la victime. J’ai beaucoup pensé à toi au cours de cette période. J’avais été plus fort et aucun œil ne vint jamais me tourmenter. Quand j’étais encore gamin, j’ai déjà eu envie de t’écrire, comme on le fait au Père Noël, au Père Fouettard devrais-je dire ! À l’âge adulte, j’y ai bien sûr renoncé.

Jusqu’à ce soir.

*

*      *

 

Je suis retourné chez maman. Elle ne va pas bien depuis quelques mois. Elle est très vieille à présent et elle ne supporte personne d’autre pour la soigner.

Elle ne sort plus de son lit et s’affaiblit de jour en jour. Tout s’est précipité brusquement voici une semaine. Comme je lui prenais sa tension, elle a ouvert les yeux et m’a fixé un long moment avant que j’entende ces mots qui m’ont glacé le sang.

– Qu’as-tu fais de ton frère ?

Seul le bruit de l’appareil retombant sur le parquet lui a répondu.

 

Je dors dans la chambre voisine, l’ancienne chambre de bébé, pour être à sa portée la nuit. Mais quand elle appelle, c’est l’autre qu’elle veut  !

Je me précipite au pied de son lit et je lui crie :

– Il est mort, Abel est mort depuis cinquante ans !

Elle me regarde et me redemande :

– Qu’as-tu fait de ton frère ?

Je me retiens de lui rabattre l’oreiller sur le visage pour ne plus voir ses yeux.

Parfois dans la journée je l’entends marmonner :

– Je ne comprends pas, je ne comprends pas…

À présent, ce sont les seules phrases qui sortent de sa bouche. Avec le nom de mon frère qu’elle n’arrête pas de crier toutes les nuits.

J’ai réussi à dissuader tout le monde de lui rendre visite, y compris son médecin. Il m’a détaillé tous les soins à dispenser, ce n’est pas très compliqué. Pour les autres, j’ai fait passer la consigne : elle a perdu la tête.

 

Je termine cette lettre, si l’Enfer existe vraiment tu devrais la recevoir. Quant à moi, je sais ce qu’il me reste à faire.

Nous sommes en février. Son lit médicalisé est équipé de roulettes. Il suffit de le pousser sur la terrasse.

 

Commentaires (1)

Webstory
28.11.2021

Félicitations à Raymond Iss (Pseudo Armand), lauréat du 1er Prix du concours d'écriture 2021, ex æquo avec De bons rêveurs d'Eva Marzi. Tous les lauréat(e)s du concours sont publié(e)s dans le Livre V 29 février, le jour en plus – Lettre à mon ennemi, en vente directement chez Isca-Livres. Merci de votre soutien!

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