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Chapitre 1

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Sur un clavier cotonneux rôdent, assourdies, quelques gammes qui hésitent et vont se perdre elles aussi dans la brume...
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La vallée est noyée dans la brume.

 

On contemple le spectacle d’en haut : ici, le ciel est bleu. La pleine lune attardée y affiche encore sa face ronde et niaise, tandis qu’à proximité, très haut lui aussi, passe silencieusement un vol long-courrier, ablette métallique éphémère captée du coin de l’œil, qui dévoile son ventre rosi par une promesse de soleil levant, un éclat prématuré, alors que l’astre roule encore sous l’horizon.

 

Plus bas, une mer de nuages, un océan gris et cotonneux, flottant comme un édredon impalpable jeté sur les choses ; on ne sait trop si les reliefs bleutés qui se découpent vaguement, dans le lointain, sont encore bordures de nuage ou déjà crêtes des coteaux — mais les crêtes étaient-elles donc si élevées ? On dirait que des rangs de montagnes inconnues, aux croupes arrondies, ont poussé à la faveur de la nuit qui s’esquive peu à peu. Ailleurs, tout a disparu, à commencer par le village blotti dans le creux, et dont on perçoit toutefois distinctement de loin, à peine assourdi, le son du battant de bronze qui annonce la demie.

 

La brume est épaisse, mais elle bouge, elle se déplace. C’est la langue onduleuse d’une bête énorme et invisible, qui lèche précautionneusement les prés et les bois. Voici des cimes d’arbres qui en émergent, parcimonieusement, par endroits ; et puis aussi, parfois, indécis, le faîte d’un bâtiment, qui replonge ensuite dans le néant informe, comme s’il n’avait jamais existé. Tout s’abîme à nouveau, on dirait qu’un lac immense a empli la vallée, submergeant arbres, poteaux et maisons sous ses eaux grises et denses. Des îles, de loin en loin, se laissent distinguer, imprécises, mouvantes. On songe aux villes légendaires qui furent englouties sous les flots, aux villages disparus lors de l’édification des barrages, à L’île des morts, de Böcklin. Quelqu’un aurait-il édifié une digue gigantesque à l’endroit où la combe s’évase ? Tout est noyé, ou presque. Pourtant, à la surface de cette étendue immense et paresseuse, pas un faseyement de voile, pas une barque ni un canot ; comme l’a dit le poète : (1)

Pas un esquif ne fend l’eau frissonnante et nue.

 

Ondulations fuyantes, rives imprécises et désertes, que la lune blanchie considère elle aussi, de ses hauteurs éthérées, avec semble-t-il aux lèvres un sourire condescendant.

 

À travers les déchirures inattendues de la brume, apparaît soudain, avec une netteté surprenante, un groupe de quelques maisons que l’on n’avait jamais remarquées jusqu’ici ; puis un autre, plus loin. La géographie du lieu s’égare, se confond, ses traits s’entremêlent, se métamorphosent sans cesse. On croit identifier, puis on doute, l’échancrure se referme, une autre se développe ailleurs. Une maison bourgeoise, avec sa façade pimpante, son toit de lauzes bleu-gris, ses pignons biscornus, sa vigne vierge rougie par les premiers froids, s’exhibe avec impertinence au milieu de rien, demeure magique surgie du cœur d’un conte de Grimm. Errant au loin, un semi-remorque rouge égaré semble flotter à flanc de colline, vision fantastique et incompréhensible, avant de s’éclipser, happé peut-être par les fantômes vaporeux qui rôdent alentour. On s’imagine entendre ahaner au long de la rivière le vieux train poussif, qui pourtant ne passe plus depuis bien des années. Des visions insolites s’affirment ainsi, croissent brusquement en précision, jusqu’à dévoiler l’évidence, puis s’effacent tout aussi mystérieusement. On a l’impression de voir papilloter les vignettes d’un fantastique calendrier de l’Avent. Îles et arbres, maisons et plages, poteaux électriques, clôtures, troupeaux méditatifs égarés sur les prés en pente d’où s’élève parfois un meuglement solitaire, fragments de routes baroques qui ne mènent nulle part, rivages fluides et fugitifs : où est le réel ? où est l’illusion ? Tout s’affiche et s’estompe tour à tour, et l’on admire, bouche ouverte comme un enfant, l’adresse du prestidigitateur anonyme. Seule la lune, impassible, poursuit sa route immuable sur les chemins vierges et sereins de l’espace.

 

Mais la brume, jamais en repos, telle une pâte travaillée par une main invisible, gonfle, et roule, et recule, tandis que l’éclat de la lune faiblit peu à peu. Des touches rose-orangé, impertinentes, se posent çà et là sur le paysage chimérique, palpitent un instant, se dissipent. Le soleil cherche à percer à l’horizon. Des pans entiers du village ont désormais émergé du lac fantasmagorique, dont le niveau semble baisser à vue d’œil, comme si une bonde géante avait cédé quelque part. Cependant que la terre boit indolemment le brouillard qui se désagrège à regret, une aile dissidente du nuage remonte en secret vers les hauteurs d’où l’on dominait la scène. On commence à percevoir sa présence humide, qui pique le nez et fait courir un frisson le long de l’échine, tandis qu’il roule mollement, exhalant en silence ses froides volutes, sur les prairies fauchées et les bosquets transis. Il sait qu’il a déjà perdu la bataille, mais ne se rendra pas sans résistance. Soudain, on se retrouve en son cœur, enveloppé de toute part : plus rien de visible alentour, rien que l’ouate, blanche, spectrale, à l’odeur de givre, qui annonce déjà la Toussaint, et apporte une nostalgie de marrons chauds.

 

Et puis tout se dissipe une fois de plus, tout s’évanouit, tout se recompose et réapparaît : le tronc râpeux du vieux cerisier, les murs de pierre, les chaises de jardin, et la frêle rose surannée, perlant de rosée et agrippée à son rosier. Plus bas, seules quelques effilochures incertaines s’attardent encore dans la plaine. Déjà la gloire du soleil levant magnifie le feuillage chamarré du bouleau qui scintille, à travers les quelques reliquats d’humidité encore en suspension dans l’air. La lune, vaincue à son tour, s’efface discrètement dans les coulisses du matin. C’est une belle journée d’octobre qui commence. Une nouvelle page de l’automne se tourne.

 

 

(1) Moi 🙂

Commentaires (2)

Starben Case
04.01.2023

Pour l'instant, nous ne sommes que deux webwriters à s'être aventurés dans la brume et dans un éclair de parfaite netteté, je tire mon chapeau à vos Brumes d'octobre. C'est dans un beau voyage enveloppant et poétique que vous nous emmenez.

Athanase de Jadys
20.01.2023

Désolé pour le retard, merci de votre appréciation ! J'ai conçu ce texte un peu comme un exercice, des "gammes", mais à partir d'observations réelles. L'écriture, c'est comme le sport, il faut s'entraîner...

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