Créé le: 09.09.2019
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Brautkronen

Trésors 2019

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© 2019-2024 Communoiseau

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Dans le sillage de la mariée, je m'éloigne. Maman! Maman! Reviens.
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Brautkronen

« Elle est légère. Elle tient juste sur sa tête. Elle a vérifié encore une fois après qu’on la lui ait fixée dans sa coiffure. Légère, festive, élégante. Elle s’est promis qu’elle serait courageuse quand sa mère l’a serrée dans ses bras. Elle sera courageuse. Elle a juste l’âge, juste l’âge. Elle se répète encore une fois qu’elle a juste l’âge. Elle sait qui il est, oui, elle sait. Elle ne le connait pas bien, mais elle l’a déjà rencontré plusieurs fois au village. Il lui a souri. Il lui a souri, une fois. Son père lui donne le bras. Elle a l’âge. Juste l’âge. Le choix ? Juste l’âge, oui. Elle esquisse un sourire. Frissonne. L’été touche à sa fin. Elle marche solennellement, un pas en retrait de son père. Fier le père. Regard fixe vers l’avant. Il la soutient. Ou plutôt, la mène.

Elle tourne doucement la tête, scrute la petite foule qui les accompagne en ce jour de fête, sa fête. Sa fête ? Vraiment ? Elle croise, dans la foule, ce regard auquel elle ne s’attendait pas. Pincement au creux de son ventre. C’est si soudain que ça la bouscule. Ça frétille, ça s’agite en elle. Elle plonge dans ce regard brûlant, hurlant. Elle sent qu’elle rougit. Baisse les yeux. Son père marche à grand pas. Elle s’encouble dans sa robe.

Martha pass auf ! Elle regarde son père, puis celui qui l’attend là, tout devant, celui qui lui sourit à nouveau aujourd’hui, qui se réjouit d’enfin lui prendre la main. Juste la main, qu’elle se dit. Est-ce possible ? Juste la main ? Elle pâlit, le sang filant dans ses veines de sa poitrine vers le bas.

Sa couronne de mariée glisse, de quelques millimètres sur sa tête. Elle n’est pas lourde, mais elle sent bien qu’elle glisse. Elle replace une boucle de ses cheveux sous le pic et le fixe dans la base de la coiffe. Sous ses doigts, la texture d’une reproduction de deux fruits du chêne, plats, en fer qu’elle sait doré.

Elle respire un grand coup. Était-ce vraiment le sien de regard ?

Elle inspire doucement et jette à nouveau un œil sur le côté. Il lui a dit qu’il ne viendrait pas. Il a fait celui qui a mieux à faire. Alors elle doute et jette un œil pour vérifier qu’elle l’a bien vu, lui, ici. Elle se fige. Il est bien là, assis à présent. Il regarde dans le vide. Ses pensées à elle s’emmêlent. Pourquoi est-il venu ? Et puisqu’il est là, pourquoi ne fait-il pas comme tous les autres, la regarder ? Sourire ? Hilde, et si j’avais raison d’y croire, malgré tout, malgré papa. S’il était possible que lui et moi puissions vivre une vraie histoire ? Et s’il m’appréciait autrement?

Hilde si tu étais là.

Le sol est soudain froid sous ses sandales. Pierres polies par les allées et venues d’autres avant elle. Elle pense à sa sœur. Absente. Elle qui porta la couronne la première. Puis disparut. Hilde. Je serai courageuse. Hilde j’aimerais tant que tu sois là. Que ton rire rauque accompagne mes pas. Que ton regard espiègle me dise : ne t’en fais pas. Que tu me répètes encore une fois : tu rêves ma belle, papa ne sera jamais d’accord, oublie l’étranger, même s’il te plaît. Crois-moi.

Hilde n’est plus. Partie avec celui qu’elle portait depuis peu. Trop tôt, partie, emportant avec elle son rire et tous les secrets partagés. Ses yeux s’embrument. Son père s’arrête en même temps que la musique. Elle trébuche. S’accroche à ce bras, si stable. Reprend pied. Un chant se lève dans la foule endimanchée. Un rythme doux. Elle est comme bercée. Elle imagine un rouge-gorge s’enhardir et, chantant, se poser sur le haut de sa coiffe. Elle devient nid toute entière. Elle rêve lever sa main et sentir l’oiseau lui picorer la paume. Ça picote. Sur sa nuque, elle sent le regard se poser. Elle n’ose plus se retourner. Ne peut plus. L’autre devant si proche. A quelques pas. Juste quelques pas.

 Sa nuque chauffe. Ce n’est pas vers l’autre qui l’attend là, devant, que son corps tend. Elle sent qu’elle résiste. Elle est aspirée vers l’arrière. Sa nuque. Elle se crispe.

Je serai courageuse. J’obéis. C’est sage.

 

Hilde, Hilde, Hilde, aide-moi.

 

Son corps trésaille, son cœur sursaute dans sa poitrine. Alors elle pense au rouge-gorge bâtissant un nid dans sa couronne et elle se laisse emporter par la sinuosité des voix qui s’entremêlent dans le chant autour d’elle. Et les yeux à demi-fermés, elle jouit intensément de la brûlure du regard dans son cou. Elle porte sa main libre à la chaînette blottie au creux de sa gorge. Elle respire… Maman ! »

 

Maman !

 

On m’appelle. Je reviens à moi, ici, maintenant. Je quitte des yeux l’objet que, à chaque visite, je contemple encore une fois, cette Brautkronen, Thurgovie, 19ème siècle qui doit parler à une part de mes origines. Je lève la tête, cherche des yeux d’où vient la voix et rejoins ma fille au quatrième “Maman !” crié depuis l’autre bout de la salle.

Elle a glissé sa tête sous un casque et son visage rayonne. Elle soulève l’un de ses écouteurs et me dit : « Les masques là-bas, on dirait qu’ils sont vivants. Ils m’ont poursuivie jusqu’ici, alors je me cache. » En riant goulument elle remet l’écouteur et me désigne celui d’à côté. J’acquiesce. Enveloppée d’un coup par le son d’un xylophone et de hochets-sonnailles. Et lorsque les hommes d’un village du Bénin se mettent à chanter, je repars.

« Martha est passée devant lui, il n’a pas résisté alors à relever la tête. Comme hypnotisé, il a regardé la couronne, tressée de fil de fer, de perles bleues et argentées, de tissus de lin brut ou teint en rouge, de glands dorés et ses yeux ont glissés sur sa nuque, laiteuse. Ses yeux dévorent à présent sa nuque. Il pensait depuis le premier jour, ce jour où il a posé les pieds dans ce village, à l’autre bout du monde, il pensait qu’il n’y créerait aucune attache. Si loin. Si différent. Si étrange. Si froid. Si vert. Si sombre l’hiver, si gris au petit matin. Impossible de s’attacher à une autre terre que la sienne. Son pays, sa langue, l’odeur de l’air là-bas, les siens lui manquent cruellement. Mais aujourd’hui, aujourd’hui il comprend que cette pensée était vaine. Son corps s’est habitué à la chemise rugueuse, son palais apprécie le lait tiède et gras, la soupe qui réchauffe au creux de l’hiver, les pommes acides, juteuses. Mais surtout, son cœur se serre de la voir marcher aujourd’hui, ici, vers un autre que lui. Il comprend que la vie a repris le dessus. La vie a décidé pour lui.

 

Il y a une semaine, il a dit à Martha qu’il ne viendrait pas, nonchalamment. Occupé à autre chose, des occupations plus importantes. Il lui a dit sa joie de la voir heureuse, avancer dans sa vie. Se mentant à lui-même, il a fait celui qui se réjouit sincèrement. Car il y a une semaine il se disait : moi et elle, une histoire impossible, sans lendemain. Une belle amitié, un point c’est tout. 

 

Car sinon, que dirait ma mère ? Paix à son âme. Que dirait son père ? Il glousse. Son père ! Il lève les yeux au ciel. Son père. Jamais.

Il pensait alors s’être fait une raison. Lui. L’étranger. Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, assis ici, il cache ses larmes, traces foncées en sillons sur sa peau asséchée par le soleil d’été. Il aimerait se lever. Se lever. S’il pouvait. Il aimerait se lever, l’approcher, la prendre dans ses bras et l’enlever. Courir en l’emportant loin. Là où elle et lui pourrait être plus que cette étrange paire de confidents pas assortis.

Il l’a vue se retourner, chercher son visage parmi les villageois et la famille, foule joyeuse. Il a croisé son regard. Le dernier avant de la perdre à jamais. Un regard dans lequel il lui a crié : je suis là. Je suis là car je ne veux pas te laisser. Je suis là car je crois que nous c’est plus que ça. Je t’aime. Ses yeux brillants et noirs ont crié je t’aime. Le bleu de ses yeux à elle a scintillé, bleu humide. Elle a trébuché. Il l’a senti vaciller. Une faille ? Elle aussi alors… ?

 

Peut-être aurait-il dû écouter les battements de son cœur, irréguliers, lorsqu’ils se voyaient. Peut-être aurait-il dû lui avouer qu’elle faisait partie de la plupart de ses rêves, elle courant sur la terre rouge et poussiéreuse. Peut-être aurait-il dû y croire. Rendre possible les sentiments qui l’envahissaient. Il dévore à présent sa nuque. Et il est trop tard.

Lorsque l’autre lui prend la main. Il n’en peut plus. Il délire, croit voir un rouge-gorge gigantesque s’envoler de la coiffe, cette couronne tressée de coquelicots en fleur aux pétales froissés. Cette couronne aux perles qui scintillent lui brûlant les yeux, réfléchissant sa peine, sa douleur, son amour enfoui. Il retient son souffle, son cœur cogne dans ses tempes. Il entend le rouge-gorge battre des ailes au rythme des xylophones de son village d’enfance. Des pieds frapper le sol sec. Des pieds frapper le sol sec au rythme régulier des xylophones. Des pieds frapper son cœur sec.

Il sent son corps bouger, se déhancher. Ses bras s’élancer dans l’air. Il danse la tristesse de n’avoir pas osé. Il danse la folie d’aimer en secret et en lui monte non pas un chant mais un cri… Maman ! »

Maman !

 

J’enlève mon casque. Regarde autour de moi. Ma fille m’observe. « Tu dansais. Maman ! » Et alors ? « Nan, mais tu dansais maman ! » Oui, et alors ? C’est interdit ? « Nan mais bon… quand même. Manquerait plus que tu chantes. ». Un risque en effet. Je ris, lui prends la main. Viens. Nous marchons vers l’entrée. Je lui montre la couronne. « Ça vient d’Afrique ? » Je secoue la tête. « On dirait une couronne de fleurs. Sans fleur. C’est quoi ? » Je lui lis la petite pancarte blanche. « C’est loin maman la Thurgovie ? C’est un pays d’Europe ? » C’est un canton de Suisse ma chérie. « Leurs robes étaient blanches tu crois, aux mariées ? » Je dodeline de la tête. Je ne sais pas. Si près de moi pourtant. Au 19ème siècle, je ne sais pas. Couronne tressée de lin, fil de fer et perles.

« La couronne est assortie à sa robe de lin crème. Je la vois s’approcher de moi. Ses yeux bleu profond brillants. Elle ne sourit pas, mais son regard semble heureux. On dirait qu’elle marche à quelques centimètres du sol, gracieuse. Derrière elle j’aperçois les visages du quotidien. Les proches, les amis, les connaissances. Un beau mariage ! qu’on dira. Je suis fier comme un paon. Je fais un beau mariage. J’ai mis ma plus belle chemise et un gilet. Dans la poche, j’y ai glissé une fleur d’un bleu profond. Elle se tient droite à côté de son père. Elle tient de sa main libre le bout de sa chaîne en or, un bijou hérité de sa mère ? Peut-être. De sa sœur ?

Ses joues rosissent au fur et à mesure qu’elle s’approche. Ça fait quelques temps que je l’ai repérée. J’avais courtisé sa sœur d’abord, puis j’ai croisé le regard de la cadette, Martha. Ce regard-là, il a touché quelque chose en moi. Vif. Curieux. Et rêveur à la fois. Faut dire qu’en plus c’est une belle fille. Hilde m’avait dit : « Martha, n’y pense même pas, tellement sauvage, on la mariera pas ». Et puis un jour on a parlé. Elle a de la répartie. Elle m’a fait rire. Je me suis accroché. J’ai repensé souvent à elle. Et je me suis décidé. En âge de me marier depuis un moment, j’ai demandé sa main à son père. Il n’a pas hésité le vieux. Je ne sais pas même s’il lui a demandé son avis. Il venait de marier puis de perdre son aînée, coup sur coup. Une grossesse qui a mal tourné. Ça arrive. Il a dû se dire qu’il risquait de ne pas marier la cadette s’il attendait trop. Ou peut-être qu’il m’aime bien en fait. Qui sait. Il a dit oui. De suite. Je l’ai revue elle après. Dans la cour de la ferme, elle m’a dit timidement : mon père est d’accord, alors marions-nous. Je n’ai pas attendu longtemps, pas qu’elle change d’avis. Ma plus belle chemise et les cheveux plaqués sur le côté. Un beau mariage. Même maman sourit.

Elle s’approche. Je lui tends ma main. Son père attrape la sienne délicatement et la fait glisser de sa gorge à la hauteur de la mienne. Lorsque ses doigts effleurent les miens, elle tremble. Elle me regarde enfin dans les yeux, comme étonnée de se trouver là. J’interroge du regard son père, mais déjà il a tourné le dos, pris place dans la première rangée des sièges, derrière nous. Je reviens vers elle, ses doigts sont chauds. Elle me regarde. Des larmes brillantes comme les perles de sa couronne coulent jusqu’à son menton, sans un bruit. Je sors un mouchoir de ma poche et le porte à ses yeux. Ça va ? Elle renifle. Ne répond pas. Tu es prête. Elle hoche de la tête.

Doucement. Puis fait signe que non. Je lève un sourcil. Tu penses à Hilde ? Oui ? Elle regarde au loin. Non ? Silence. On y va ? Elle hésite. S’agrippe à ma main. Avance avec moi. Les larmes n’en finissent pas de couler. Mais elle s’agrippe plus fort et lorsque vient le moment, plus tard, elle dit oui, d’un souffle court, me sourit puis son regard se fige au loin. Très loin. »

 

« Maman ! On peut aller goûter ? » On grimpe les marches en courant. En haut c’est calme. Dans ma tête, la musique continue de résonner. Je commande un expresso, un grand sirop rouge et un morceau de gâteau « au chocolat hein ? ». On s’installe à une table. Ma fille se met à dessiner un grand poisson coloré. « Comme celui d’en bas, tu as vu ? » Un oiseau dépasse la baie vitrée, et entre, courageux, picorer les miettes sur la table voisine. « Regarde Maman ! un pinson ». C’est un moineau ma chérie. Mais elle est déjà revenue à son coloriage, du bleu clair, du bleu foncé, du jaune, plein d’écailles. Le moineau, lui, s’est envolé.

 

« Le rouge-gorge s’est envolé. Au passage il a picoré les baies bleues naissantes au milieu des coquelicots, juteuses les baies, sucrées. Le blé autour ondulait dans le vent de cette fin d’été. Il est revenu encore prendre dans son bec quelques fins fils de fer et des morceaux de tissu. Il en ornera son nid installé dans un chêne, un saule ou peut-être un bouleau. Le rouge-gorge s’est envolé. Je lui ai offert ma couronne. N’en aurai plus besoin. Et la garder ? à quoi bon. Je lui ai donné mon cœur aussi. Et ma tête avec. Asséchée je suis. Mes yeux sont toujours bleus eux, mais délavés.

Au milieu de la foule encore assise, l’étranger s’est levé. Il a marché très calmement jusqu’à la route. Puis, méticuleusement il s’est mis à cueillir tous les coquelicots. Chaque fleur qu’il coupait perdait ses pétales. Il n’en avait gré. Il a marché encore tapissant le sol de pétales rouges froissés. Si quelqu’un l’avait vu, il aurait cru qu’il perdait à chaque pas quelques gouttes de sang, mais personne ne l’a vu. Le village était occupé à danser sur la place. Un mariage. Un beau mariage.

Enfin il s’est laissé tomber sur le sol meuble couvert de trèfles, dans ses bras une gerbe de tiges de coquelicots sans pétales, comme un bouquet de brindilles, et dans une langue inconnue, d’une autre voix, il s’est mis à chanter en regardant le ciel perdre de son éclat, le soir tombant. Un chant qui résonne encore aux oreilles de Martha. Le chant de celui qui quelque part, gardera l’espoir. Un rouge-gorge a déposé sur son torse trois perles d’une couronne qu’il fera collier. Un collier pour mémoire : n’ensevelit point ton espoir, écoute-toi. »

 

« Regaaaarde ! J’ai fini. Eh Maman, regarde ! Il est joli non mon poisson ? » Oui. De belles écailles. Dis, chérie, tu crois que la mariée qui portait cette couronne était heureuse ? « Bien sûr, une belle couronne comme ça, une mariée pas heureuse ça ne lui irait pas ».

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