Bonnie, 55 ans est une femme au foyer qui s'est habituée à la solitude dans son mariage. Reginald, son mari, récemment retraité vient perturber son petit monde et elle envisage de s’en débarrasser.
Reprendre la lecture

Cela faisait déjà plusieurs mois que Bonnie cherchait à se débarrasser de son mari. Depuis qu’il était à la retraite il était devenu encombrant. Une plaie, un poids mort, un objet inutile. Elle ne voulait pas se souvenir qu’un jour, il y a très longtemps, il se sont aimés, puis mariés mais cet incapable de mari n’avait même pas été fichu de lui faire un enfant.

Un inutile, un bon à rien selon les dires de Bonnie.

 

Reginald Gautebert était représentant pour une grande maison d’articles ménager. Il était sur les routes six jours sur sept et lorsqu’il rentrait à la maison il était si fatigué qu’il passait le plus clair de son temps à dormir. Au début de leur mariage, Reginald invitait fréquemment Bonnie au restaurant. Le plus souvent ils allaient chez « Carlo » la pizzeria de la rue Blanchet. Le parton, Carlo, n’était pas du tout italien mais allemand et son vrai nom était Karl Himsfeld mais pour être plus crédible envers la clientèle de son restaurant il s’était construit un passé d’émigré italien. Mais ses clients n’étaient pas dupes et ses tentatives de se faire passer pour un Italien lorsqu’il déclinait la carte des menus ne laissait aucun doute sur ses origines germaniques. Mais on aimait Carlo, il était jovial et savait soigner sa clientèle. Il leur offrait toujours un petit verre de Limoncello à la fin de leur repas et quelquefois il se joignait carrément à la table de ses clients préférés. Un amour de restaurateur ce Carlo.

 

Avec les années le couple Bonnie et Reginald se faisait de plus en plus rare à la pizzeria. D’un soir par semaine on est passé à un soir par mois puis un soir de sept en quatorze. Bonnie occupait ses journées à collectionner des « trucs et des machins » comme disait son mari. Il y avait un classeur rempli d’opercules regroupés selon leur catégorie : Les pays, les drapeaux, les animaux, les chats et ainsi de suite. Elle faisait tous les supermarchés de la ville pour dénicher certaines pièces manquantes à sa collection. Bonnie collectionnait également les petits animaux en pâte de verre, les boules à neige et les poupées Barbie.

Pour ces dernières, elle leur confectionnait des robes avec du tissus qu’elle choisissait expressément à la mercerie « Au bon fil » boutique tenue par son amie Sylvette et profitait de l’occasion pour s’enquérir des derniers potins du quartier car bien évidemment Sylvette était au courant de tout et elle répandait ses médisances à qui voulait bien l’entendre : « Madame Glover a un amant et il est vingt and plus jeune qu’elle ! Monsieur Martok fait le fier mais il est criblé de dettes ! La famille Poveri fait les poubelles le soir pour manger ! Le fils du pharmacien est gay…ça ne m’étonne pas quand on voit l’allure du père ! et patati et patata… » Elle pouvait parler pendant des heures et dire du mal de ses voisins tout en gardant bonne conscience. Bonnie adorait l’écouter en visualisant les images dans sa tête. Grace à Sylvette elle vivait des aventures par procuration. Sa vie était tellement monotone que ces cancans illuminaient sa journée. Elle se confiait d’ailleurs volontiers à Sylvette pour dénigrer son mari, ce que la mercière s’empressait de colporter plus loin. _ « Reginald ne fait rien de ses journées, il reste vautré dans son fauteuil à lire ses romans policiers. On ne se parle presque plus et la nuit il ronfle à ce point que c’en est insupportable alors je lui ai demandé de changer de chambre et bien vous savez quoi ? Il n’a même pas protesté. Il m’a dit – Comme tu veux, ma chérie – et s’est installé dans la chambre d’amis comme si de rien n’était. Non mais vous vous rendez compte ? »

 

A 55 ans, Bonnie était encore séduisante, surtout quand elle soulignait ses yeux bleus d’un trait de kohl et enfilait son tailleur Chanel. Ses cheveux d’un blond cendré réhaussé d’une permanente lui donnait un air de femme d’affaire et elle aurait pu ainsi plaire à plusieurs hommes du quartier mais Bonnie ne voulait pas d’un autre homme dans sa vie. Elle avait déjà bien assez de son mari. Elle se sentait si bien dans sa solitude avec ses collections et ses habitudes casanières de femme au foyer. Avant de rencontrer son mari, elle travaillait comme secrétaire pour le patron de Reginald. Sa maitrise de l’anglais et de l’allemand fit que son patron l’estimait beaucoup. Mais un jour, elle tomba sous le charme de Reginald Gautebert, représentant.

Elle le voyait tous les jours passer à l’office pour effectuer un compte-rendu à son patron. A chacune de ses visites il saluait Bonnie avec un large sourire en n’omettant jamais de la complimenter sur sa coiffure ou la tenue qu’elle portait. Elle restait de longues minutes comme hébétée après que Reginald fut entré dans le bureau de son chef. Et puis un jour il s’enhardit à lui proposer un rendez-vous. C’était gagné.

Il ne leur a fallu que quelques mois pour se fiancer puis se marier la même année. Le salaire de Reginald suffisait à leur procurer une belle vie. Et les années passèrent à une vitesse folle. Bonnie combla le fait de n’avoir pas eu d’enfant par des collections d’objets divers. Elle avait appris à vivre avec un mari absent la plupart du temps. Leur amour s’était assez vite mué en indifférence et ils vivaient comme deux étrangers sous un même toit.

 

Elle aimait écouter les vieux 33 tours de ses chanteurs préférés : De Frank Sinatra à Tino Rossi en passant par des Schlager allemands, elle vivait par procuration en écoutant ces disques qui lui faisaient du bien. Bonnie était très heureuse dans sa solitude et ne désirait rien de plus.

Sa petite vie tranquille fut bouleversée avec le départ à la retraite de Reginald. Si elle arrivait à le supporter les jours de congés, sa présence journalière l’indisposait au plus haut point. En observant cet intrus qu’elle avait pourtant un jour aimé, elle se mit à lui trouver tous les défauts de la terre. Alors vint le temps des reproches. Plus un jour ne passait sans qu’elle lui fît des remarques sur ses habitudes. Le désordre apparent qu’il laissait dans la salle de bain. Sa manière de s’asseoir à table. La déformation du fauteuil du salon. La façon dont il remplissait leur lave-vaisselle. Les bruits qu’il faisait en mangeant. Ses ronflements. Tout l’agaçait. Elle se prit littéralement d’aversion envers son pauvre mari qui voulait juste profiter de sa retraite et d’un repos bien mérité. Une vie passée à parcourir les routes l’avait usé plus qu’il ne voulut l’admettre et il crû à tort que leur foyer lui offrirait un peu de tranquillité en attendant de s’organiser, mais Bonnie ne lui en laissa pas le temps. Sous les critiques continuels de sa femme Reginald finit par s’enfermer dans le silence pour éviter tout nouveau reproche.

 

Un jour il eut l’outrecuidance de se révolter en lui lança d’un ton irrité : « Que veux-tu que je fasse ? Est-ce que tu veux divorcer ? »

Bonnie se calma instantanément en entendant le mot « divorce » S’il avait lieu elle se retrouverait sans rien car ils étaient mariés sous le régime de la séparation de biens. Une clause du contrat qu’elle n’avait pas contesté à l’époque. Ils n’étaient pas riches et la maison héritée des parents de Réginald resterait sa propriété en cas de séparation et Bonnie aimait cette maison qui faisait partie de son petit univers.

C’est ce même jour qu’elle décida de se débarrasser de son encombrant mari. Elle n’avait plus de sentiments pour lui depuis longtemps et de s’imaginer en veuve lui faisait plutôt du bien mais elle ne voulait pas finir ses jours en prison pour avoir assassiné son mari.

Elle se mit à cirer plus que de raison les marches de l’escalier en bois conduisant à l’étage mais cela n’eut aucun effet car les semelles des pantoufles de Reginald étaient en caoutchouc et de plus il se tenait toujours à la rampe en s’engageant dans l’escalier. _ « Tu devrais faire attention, lui avait-il dit, j’ai l’impression que les marches sont trop glissantes ».

Elle laissa volontairement trainer des appareils électriques branchés au-dessus de la baignoire : le fer à friser, le sèche-cheveux et même le petit poste de radio de la cuisine. Mais Reginald préférait les douches et quand il prenait un bain, ce qui lui arrivait parfois, Bonnie constatait qu’il avait rangé et débranché tous ces accessoires. La prudence était une de ses qualités majeures.

 

Ce fut Sylvette qui, sans le savoir donna la solution à Bonnie pour éliminer ce mari si encombrant. Elle lui raconta d’une de ses clientes dont le mari avait des problèmes cardiaques prenait un médicament à base de Digitaline. Le pharmacien avait mis en garde cette dame de ne pas se tromper de médicament car ce couple partageait un semainier pour deux et l’absorption de digitaline chez quelqu’un qui n’a pas de symptômes cardiaques pouvait se répercuter sur son cœur. Bonnie se renseigna sur les différentes appellations de ce médicament et prit rendez-vous chez leur médecin de famille en prétextant souffrir d’insuffisance cardiaque. Le bon docteur n’eut aucune raison de douter de sa patiente puisqu’il la connaissait depuis une bonne trentaine d’années et même si l’électrocardiogramme ne donna pas de résultats probants il lui prescrivit de la « Digoxine nativelle ».

Cela lui a pris pas mal de temps et plusieurs emballages de Digoxine pour arriver enfin au résultat escompté. Jour après jour elle inséra de la digitaline dans les repas de son mari. D’abord très peu puis en augmentant les doses. Reginald ne tarda pas à se sentir mal. Chaque effort lui devint pénible, il eut le souffle court, des étourdissements et un besoin de sommeil. Sa femme lui assura que ce n’était que des effets de l’âge et qu’il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Elle se montra particulièrement gentille envers son mari, ce qui n’était pas pour déplaire à ce dernier.

 

Puis vint la crise cardiaque tant attendue. On emmena Reginald en ambulance à l’hôpital où on lui administra un traitement pour son cœur. Les médecins avaient peu d’espoir et firent part de leurs craintes à sa femme. Bonnie était parfaite dans son rôle d’épouse inquiète en informant les médecins que son mari se surmenait trop depuis sa retraite et qu’il lui arrivait de se plaindre souvent de douleurs dans le cœur mais refusait obstinément de consulter un docteur.

Des jours suivants Bonnie n’en garda pas vraiment de souvenirs précis. Elle rêva de l’enterrement, elle eut la sensation que Sylvette lui prenait le bras tout en lui chuchotant qu’elle était enfin libre mais tout était flou dans sa tête. Elle vaquait à ses occupations comme si de rien n’était. Avait-elle imaginé la mort de son mari ? Elle ne voulut pas se réjouir trop vite.

Bien lui en a pris car Reginald était de retour à la maison. Elle le trouva assis dans son fauteuil au salon en train de lire un livre de poche. Chez Bonnie l’indifférence fit place à la haine.

_ « Je ne veux plus te voir, lui cracha-t-elle au visage. Je ne t’aime plus et je veux que tu disparaisses de ma vie. Désormais je ne te préparerai plus de repas, je ne m’occuperai plus de ton linge. Tu m’es parfaitement égal et tu peux partir quand tu veux… » elle s’interrompit en constatant que son mari n’avait eu aucune réaction face à ses invectives. « Très bien, si tu le prends comme ça je vais t’ignorer aussi. A présent tu n’existes plus pour moi » et elle sorti de la pièce.

Les jours suivants s’écoulèrent tous de la même façon. Reginald continuait à déambuler dans la maison, à lire dans son fauteuil. Parfois il venait s’asseoir à la table de la cuisine et regardait sa femme manger alors que lui n’avait pas d’assiette. Bonnie le soupçonnait de prendre ses repas à l’extérieur car parfois il s’absentait durant plusieurs heures.

Un jour elle décida de changer la serrure de l’entrée. Elle attendit que son mari soit sorti pour contacter un serrurier-minute. _Ah ! On allait bien voir qui aurait le dernier mot !

Elle en profita pour aller faire quelques courses et raconter ses malheurs à Sylvette. Mais quelle ne fut pas sa surprise à son retour de voir son mari assis au salon, bien calé dans son fauteuil et semblant faire une sieste. Elle en laissa tomber son cabas dont le contenu se répandit sur le sol. Un pamplemousse roula même jusqu’aux pieds de Reginald.

C’en était trop pour Bonnie. Prise d’une fureur irrépressible, elle se précipita à la cuisine et se saisit d’un des couteaux fichés dans le bloc en bois près de l’évier. La lame mesurait au moins vingt centimètres. De toute façon Bonnie n’avait plus vraiment conscience de ce qu’elle était en train de faire, trop aveuglée pas sa colère. Elle planta le couteau directement dans le cœur de son mari et s’écroula à côté du siège rembourré cher à Reginald, épuisée par cet effort.

Elle resta ainsi plusieurs minutes, écoutant le silence, puis arriva à se remettre péniblement debout. Elle tourna la tête pour voir le résultat de son geste. Le fauteuil était vide, seul restait le couteau fiché comme un poignard dans le dossier. Son mari avait disparu. Elle le trouva attablé à la cuisine, l’air pensif. Elle balbutia : « Co…comment est-ce possible ? Je t’ai planté un couteau dans le cœur, je n’ai pas rêvé ».

Reginald regarda sa femme en gardant le silence et puis lentement, se leva de la chaise et se dirigea à nouveau vers le salon pour aller s’asseoir une fois de plus dans son fauteuil. Fauteuil dans lequel était toujours fiché le couteau de cuisine, mais il n’en eut cure et s’installa comme à son habitude pour lire un de ses romans policiers nullement importuné par l’objet tranchant sensé lui avoir perforé le cœur.

Bonnie comprit enfin qu’elle n’était pas prête à se débarrasser de son encombrant mari. Il serait toujours là, dans sa maison et elle ne pouvait plus rien y faire.

Elle prit conscience qu’on ne lutte pas avec l’au-delà.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire