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Derrière un porte-manteau, 20 ans après...
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— Une bière s’il vous plaît.

— Bouteille ou pression ?

— Pression. Une grande.

 

J’étais là, debout près du porte-manteau, suspendu comme une veille pelure qu’on aurait oublié là. Vingt ans que je ne l’avais pas revu. Vingt ans qui, en une fraction de secondes, explosent.

 

Ses traits n’ont pas vraiment changé, ses manières non plus. La même sécheresse, la même froideur, la même inhumanité qui transpire dans chacune de ses mimiques, dans chacun de ses gestes.

 

Combien de fois me suis-je demandé ce qui se passerait à ce moment précis, si ce moment devait un jour arriver? Maintenant que j’y suis, rien ne ressemble à mes prédictions. Pourtant, en vingt ans, ce n’est pas comme s’il y en avait eu juste quelques-unes.

 

Or, je ne ressens rien. Non, rien.

 

Où est passé cette colère qui m’a hanté des milliers d’instants, de nuits? Combien de temps s’est écoulé depuis la dernière fois où, impuissant, dans un demi-songe agité, je me voyais expérimenter toutes ces techniques de torture d’une sauvagerie et d’une sophistication aussi parfaites que radicales?

 

Quel sentiment épouvantable que celui-ci. Être possédé par une violence à l’état pur et ne rien pouvoir faire. Ne vouloir qu’une seule chose: la voir s’en aller. Mais elle ne fait que rester.

 

S’en aller où, s’en aller comment? Les scénarios défilent sans relâche, comme d’inépuisables obsessions. Aucun ne semble le bon. Et cette colère qui s’ajoute à la colère, celle d’être en colère et de ne pas réussir à faire autrement. Combien de fois ai-je cru devenir fou.

 

— Eh, vous me l’apportez, cette bière?

— Pardon Monsieur, elle arrive.

 

Quel con. Et moi qui essaie de lui pardonner depuis toutes ces années. “Il faut que vous puissiez pardonner non pas pour excuser l’autre, mais pour trouver la paix en vous” m’a-t-on si souvent dit. Quelle belle connerie. Une connerie pour un con. Une symphonie de conneries pour un troupeau de cons. Pardonner l’impardonnable. N’y a-t-il pas comme un paradoxe dans la donne? Et toutes ces bonnes âmes qui s’échinent à prêcher la bonne parole, comme si elles s’étaient mises d’accord pour me rendre taré. J’aimerais les voir, moi, à ma place. J’aimerais savoir comment ils s’y prendraient, tous ces gens, s’ils devaient pardonner l’impardonnable. Facile de l’extérieur.

 

— Ce n’est pas trop tôt.

— Désolé Monsieur.

 

Désolé? Être désolé pour ce pauvre type? Quel gâchis. Il devrait être techniquement impossible d’être désolé pour ceux qui n’en valent pas la peine. J’ai bien essayé d’être désolé moi aussi. Sûrement qu’il a lui-même vécu des coups durs. Que son enfance a été malheureuse. Qu’il n’a pas eu de chance.

 

Mais alors, comment se fait-il que celui qui a autant de malchance ne souhaite pas offrir une vie meilleure à sa propre descendance? Est-ce que les coups donnés sont censés effacer les coups reçus? Est-ce que créer un enfer de terreur et de menaces de mort n’importe quand, tout le temps, autour de soi, ça rassure? Est-ce que certaines personnes ont tellement perdu le nord qu’elles sont condamnées à errer dans leur propre désert sans aucun espoir d’en sortir un jour?

 

Mais alors, pourquoi j’ai cet espoir-là, moi?

 

Je ne peux plus bouger.

 

Je ne peux pas rester là. Je ne veux pas qu’il me voie.

 

Je veux qu’il me voie. Pour voir.

 

Je veux disparaître.

 

Je veux comprendre.

 

Je veux crever.

 

Je m’en fous.

 

J’y vais. Je m’assieds tranquillement en face de lui et je lui dis ses quatre vérités. Calmement. On va bien voir la tête qu’il fera. Et même s’il n’en fait aucune. Lui raconter ma vie qui n’en est pas une à cause de lui qui me l’a pourtant donnée. Quelle ironie. Lui dire le monstre qu’il est, car il n’y a pas d’autre terme. Faire le mal, tout détruire autour de soi et rester persuadé d’être dans le juste, voilà l’exacte définition d’un monstre. N’est-il pas le plus monstrueux des monstres? Comment peut-on être persuadé d’être dans le juste en s’acharnant sur son propre enfant tous les jours, sans prévenir, encore et encore, toutes ces années et ces nuits, et ces larmes silencieuses, et ce corps qui fait mal, ce cœur qui agonise et nulle part où fuir, et le monde qui ne voit rien, et cet esprit qui sans cesse, vacille…

 

Je n’irai pas. Il n’en vaut pas la peine. Qu’est-ce que ça pourrait changer, de lui parler de moi. Il s’en fout éperdument, de moi. C’est bien un monstre oui ou non? Depuis quand les monstres sont-ils capables de faire preuve de la moindre considération?

 

Je pourrais le tuer. Je n’ai rien à perdre, je suis déjà mort.

 

Oui. Et après?

 

Non.

 

Lui démonter la tronche. Le suivre, discrètement, et lui démonter la tronche. Qui pourra savoir que c’est moi? Vingt ans séparent nos réalités. Je lui pique son porte-monnaie et on croira à un racket qui a foiré. Il est repoussant. Il incarne ce que la terre porte de plus sombre. Il n’aurait jamais dû exister. Moi non plus.

 

— Une autre, et avant minuit ce coup-ci.

 

Je sens quelque chose. Plusieurs choses. Une grosse confusion. Merde, il faut vraiment que je bouge. Faire quelque chose. N’importe quoi. Que quelqu’un me pousse, me parle, me sorte de là!

 

Lui balancer sa bière à la gueule en hurlant. Peut-être qu’il est devenu cardiaque.

 

Aller lui dire que je lui pardonne. Juste pour voir sa tête.

 

Lui cracher dessus.

 

L’embrasser et m’en aller.

 

Me trancher la gorge sous son nez avec un bout de verre.

 

Ça me rappelle cette fois où j’avais de la fièvre. Comme d’habitude, quand j’étais malade – ou quand je ne l’étais pas –, personne ne s’occupait de moi. Je restais seul dans mon lit et je partais dans mon monde. Mais la fièvre transformait mes décors et rendait mes histoires menaçantes. Elle m’empêchait de créer mon monde à moi comme je le voulais. Alors j’étais coincé entre ces deux dimensions pendant toutes ces heures, comme suspendu dans une sorte de vide sidéral à la fois attirant et terrorisant. Je m’appliquais à commencer à mourir.

 

Quand même, après trois jours, j’ai été emmené à l’hôpital. Méningite. J’avais vu juste pour le couloir de la mort. Je m’en réjouissais presque d’une certaine manière.

 

Puis quelqu’un allait peut-être remarquer ces marques sur mon corps. Poser des questions.

 

Une question.

 

Aucune question.

Personne n’a jamais posé aucune question. Comme un accord tacite, comme un pacte entendu et pourtant totalement silencieux, personne n’a jamais rien dit.

 

Pourtant, ils ont vu.

Pourtant, ils ont su.

 

Rien.

 

Personne.

 

A quoi cela sert-il de s’évertuer à vivre cette vie si douloureuse dans un monde aussi noir?Je vais aller m’asseoir en face de lui et ne rien lui dire. Je soutiendrai son regard, je ne le lâcherai pas. Tout le temps que ça durera.

 

Qu’est-ce que les mots y peuvent? Toutes ces familles qui crient et se déchirent. Mais est-ce que ça arrange quoi que ce soit? Les mots ne sont utiles que dans une certaine réalité, celle où il y a encore du soleil. Quand on plonge plus profond, là où la lumière peine à s’infiltrer, les mots deviennent vains. Ils se perdent dans l’infini, ricochent contre les être hermétiques, résonnent dans le vide et s’écrasent.

 

Les mots sont exigeants. Ils deviennent inactifs pour qui les hurle, toxiques pour qui les crie, creux pour qui les sanglote.

 

Les mots sont traîtres. Ils sont plein de fausses promesses. “Le dire, c’est déjà guérir”. Le dire, c’est encore mourir. Car il y a le dire et le dire. Et si la manière n’y est pas, le mot non plus. C’est bête. Il est salutaire de dire au moment où on ne peut justement que mal dire et quand on peut enfin bien dire, c’est que ce n’est précisément plus si vital.

 

Saloperies de paradoxes humains.

 

Tu m’as dit si souvent de ne pas résister, sinon ce serait pire. Aujourd’hui je me demande… Pire pour qui?

 

Je ne saisis toujours pas comment vivre la vie. Je suis sûr que si tu me voyais, tu aurais le mauvais goût de me trouver bonne mine. De me dire que j’ai l’air bien. Peut-être même de me sourire avec un de ces sourires à la glace arôme barbelé. Je suis sûr que rien ne peut t’atteindre. Rien.

 

Je suis sûr que même si tu m’apercevais, suspendu à ce porte-manteau qui porte stoïquement toutes ces âmes vides, tu ne me verrais pas vraiment. Tu m’as condamné à ne pas être vu.

 

A la maison il ne fallait pas que j’existe, sauf au moment de servir de défouloir à ta haine.

 

A l’école, j’étais le mouton noir. Les autres me provoquaient et me tapaient comme dans toutes les cours de récré. Sauf que moi, je tapais plus fort. Trop fort. Tu m’avais bien montré comment trancher le cou des poules d’un coup de hache précis avant de les plumer. Ou comment tuer les lapins en les tenant ferment par les pattes avant de les énuquer d’un coup sec du revers de la main. Parfois, il fallait s’y reprendre à plusieurs fois.

 

Alors j’étais systématiquement puni. Exclu. La maîtresse ne voulait pas de moi. Dans aucune course d’école, dans aucune activité. Quand ce n’était pas toi qui m’interdisais d’y aller.

 

— Une autre, garçon.

 

Comme si le tableau n’est pas assez caricatural. Je constate que tu n’as pas perdu ta fabuleuse aptitude à descendre de l’alcool plus vite que ton ombre. Quelle farce… Quand on est soi-même une ombre, peut-on en avoir une? Dommage que ton foie soit si solide. Peut-être que ta vue s’est altérée avec le temps? Peut-être ne me vois-tu pas car, pour la peine, tu ne peux littéralement pas me voir depuis là où tu es?

 

— Vous attendez quelqu’un, monsieur ? Vous aimeriez une table ?

— Non non, je…

 

Merde. Maintenant il va vraiment falloir choisir. Merde. Pourquoi aucun de ces foutus scénarios n’apparaît? Merde. J’ai beau avoir de l’imagination, rester figé derrière un porte-manteau à l’entrée d’un bistrot, ça n’était dans aucun de mes plans.

 

Je vais m’asseoir à une table. Peut-être l’autre me verra-t-il et moi, je ferai mine de ne pas le reconnaître. Pour voir sa réaction.

 

S’il en a une.

 

Et s’il n’en a pas, je fais quoi? Et s’il se trimbale toujours avec son couteau et qu’il disjoncte?

 

Non. Je vais partir. Prétexter que je viens de recevoir un message pour m’avertir que mon rendez-vous a été déplacé à un autre moment, dans un autre endroit.

 

Ou bien je vais dire la vérité à ce foutu serveur. Que je ne sais pas quoi faire car il y a cet homme là-bas qui est… Non. Ce serait trop compliqué. Et puis ça ne le regarde pas.

 

Tiens, je pourrais être venu chercher un manteau oublié par un précédent client – manteau qu’hélas, je ne trouve pas, ne l’aurait-il pas vu?

 

Ou lui demander s’il veut bien me laisser utiliser les toilettes, ce que j’hésitais à demander.

 

Non. Je vais lui dire que je suis journaliste, que j’écris un nouveau guide gastronomique et que rien ne vaut l’observation quand on écrit ce genre de critiques. Oui, c’est vrai, pour tâter une atmosphère il est bien plus pertinent de le faire sans y participer, autrement on l’influence. Donc qu’il ne s’inquiète pas, je vais bientôt partir ou peut-être prendre un verre maintenant que j’ai été interrompu dans mon travail d’observation.

 

C’est ridicule. Cette histoire est ridicule. Ça fait plusieurs minutes que je suis flanqué là. Merde, peut-être m’a-t-il repéré depuis longtemps. Qu’il se dit que quelque chose de louche se trame. Ou que je suis fou. Tiens, cette folie qui n’est décidément jamais très loin. Merde. Non, je ne suis pas fou. Du moins, pas encore. Toujours pas. Pas vraiment? Pas tout à fait, dans tous les cas. Mais qu’est-ce que la folie? Est-ce qu’on sait quand on est fou de toute façon? Peut-être suis-je cinglé. Peut-être que tout le monde s’en rend compte, sauf moi. Peut-être que l’autre, là-bas, m’a refilé son poison dans mon ADN. Peut-être que je fais partie de ces rares 2% de schizophrènes qui vont découper les gens dans leur sommeil, puis qui oublient?

 

— Garçon, l’addition. Tout de suite.

— Excusez-moi deux minutes, je vais répondre à ce client et je reviens. C’est un habitué, il n’aime pas qu’on le fasse attendre.

 

Sans blague. Quelle ironie. C’était vraiment trop demandé qu’il me laisse exister plus de trois secondes. Et voilà qu’il s’en va maintenant. Donc il va passer à côté de moi. Donc il va…

 

Mais merde. Ce… n’est… pas… lui?

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