Créé le: 31.08.2022
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Baby, One More Time

FictionDestinée 2022

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© 2022-2024 Alex Dunand

Dans la voiture, il faisait une chaleur à crever. Assise au volant, je sentais des gouttes de sueur dégouliner sous mes seins. Il est bien beau l’air de liberté d’une journée sans soutien-gorge... J’ai décidé de partir un peu sur un coup de tête...
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Dans la voiture, il faisait une chaleur à crever. Assise au volant, je sentais des gouttes de sueur dégouliner sous mes seins. Il est bien beau l’air de liberté d’une journée sans soutien-gorge. J’ai décidé de partir un peu sur un coup de tête. Pas de plan de vacances planifié, mais une certaine envie de simplement m’en aller. Comme ça. Pour sentir l’électricité de l’imprévu. Pour fuir tous mes orages. Alors me voilà bientôt sur la pire autoroute de France. Une autoroute à l’image des grandes villes occidentales ; pleine de marchandises dont tout le monde se fout, baladées par des camionneurs qui font la course, seuls comme des chiens ; pleine de tocars dans leur Volkswagen golf GTI tunée bleu électrique qui dépassent par la droite ; pleine de monospaces familiaux à la vitre arrière cassée, remplis d’une famille qui va saigner son peu de vacances à Palavas-les-Flots.

Je ne vais pas à Palavas-les-Flots. Je vais m’enfouir en Ardèche. Écouter les cigales, le léger accent du sud et le bruit de la rivière. J’ai besoin de ça. Encore deux heures de route jusqu’au petit village près de ma maison. Plus beaucoup de temps avant d’enfiler un maillot de bain et plonger dans la piscine. Mais si j’en ai envie, je peux changer d’itinéraire. De toute façon, personne ne m’attend à l’arrivée, et ça c’est un sentiment bien agréable. Si je veux, je peux m’arrêter dans ce magasin étrange d’affaires de jardin au bord de la route qui m’interpelle depuis toujours. Si je veux, je peux même acheter une fontaine d’extérieur parce que j’ai la place dans la voiture. Si j’en ai envie, je peux perdre une heure sur une jolie terrasse. Ou alors, je peux aussi m’arrêter ici, dans ce village de Berrias, et aller voir ces curieux mannequins placés ça et là dans les rues, comme s’ils faisaient partie intégrante des citoyens et citoyennes.

Passée le pont à la sortie du village, je plante les freins. C’est vraiment étrange ces fausses personnes. Pourquoi diable voudrait-on faire de ces personnages des objets attrayants pour la ville ? Un homme moyenâgeux dans un coin de rue qui pousse une chariote. Un couple glauque aux habits sales et mauves sur un banc. Je fais demi-tour.

Après avoir garé la voiture dans un petit parking près du centre, je traverse quelques rues en levant les yeux pour découvrir le village. Rien de spécial. Rien qu’un village du sud de la France comme il y en a des centaines d’autres. Mais il semblerait qu’il y ait une animation spéciale aujourd’hui, comme un petit festival. Des fanions ornent la ruelle principale, les habitants sont de sorties, des stands sont installés sous des tentes. Je m’engage parmi la foule jusqu’à un stand au style très… ardéchois. Fermé par un rideau, ou plutôt un tissu blanc et sale, décoré de vieilles souches de bois biscornues où trônent de petits lutins, eux aussi en bois. Le nom « L’esprit de la forêt » est inscrit sur une planche accrochée en haut de l’entrée. J’y entre, curieuse. Une table est installée au centre, la femme assise se lève alors. « Bienvenue ! Bienvenue ! Installez-vous ». Prise au piège, comme une bleue, je m’installe à la table, en face de la femme. Entre nous, une boule de voyance. C’est ma chance. Mais bon, pourquoi pas. La femme s’affaire autour de la table, va chercher quelques bibelots qu’elle dispose ça et là.

–        Je sens bien une forte énergie, elle dit.

–        Évidemment, je dis.

–        Bon alors, regardez bien dans la boule. Qu’est-ce que vous voyez ?

–        Euh… et bien… rien, je dis.

–        Non mais si, regardez bien. Il faut y mettre du vôtre un peu.

–        C’est votre travail.

–        Qu’est-ce que vous voyez ?

–        Et bien… une sorte de fumée bleuâtre comme dans une boule de voyance, quoi.

–        Mmh… une fumée bleuâtre… oui… continuez…

–        Oh et merde.

–        Mmh… une fumée bleuâtre et merde, oui…

Je me lève et sors de la tente. Les gens sont cinglés. Je continue mon chemin en regardant les stands. Comme d’habitude dans les marchés provençaux, il y a des marchands de chapeaux, de bijoux en bois, d’huiles essentiels bio, de sachets de lavandes. L’odeur qui flotte dans l’air chaud m’est tellement familière. Je m’y sens très confortable. Une odeur d’enfance, une ambiance rassurante. Je m’arrête à la terrasse d’un café et m’installe à l’ombre. Le serveur, un vieux monsieur sans expression, prend ma commande. Un Schweppes agrumes, ma madeleine de Proust. J’observe les gens qui passent. Beaucoup de personnes âgées, quelques familles de touristes dont les tenues vestimentaires laissent à penser qu’elles viennent arpenter tous les sentiers de randonnées de la région. En 27 ans d’été ici, je n’ai jamais fait un seul sentier de randonnée. Peut-être qu’il faudrait.

Le serveur me tire de ma rêverie en m’apportant mon Schweppes. Je le bois assez vite même si j’ai l’impression d’avoir passé une éternité dans ce café. Si l’on y pense, peut-être qu’à force j’ai vraiment passé une éternité sur les terrasses des cafés d’Ardèche en buvant des Schweppes agrumes. Je me lève pour payer. À l’intérieur du café, ce n’est plus le même serveur. Je lui indique la table et ma commande. « 1,50 Euro », il me dit. Pas cher.

En continuant ma balade, je croise une petite supérette. Pourquoi pas m’acheter quelque chose à grignoter, tiens. Je traverse le rayons fruits et légumes, en m’arrêtant pour regarder les nectarines. Ai-je envie d’une nectarine ? C’est un peu difficile à manger, on s’en fout partout, après on a les mains et la bouche qui collent.

–        Beau temps pour une nectarine, n’est-ce pas ?

La personne à ma droite plonge la main dans le bac pour attraper des nectarines qu’elle fourre dans un sachet. C’est Britney Spears. C’est Britney Spears qui plonge sa main dans le bac pour en tirer des nectarines et c’est Britney Spears qui vient de m’adresser la parole dans une supérette à Berrias. Je la regarde, interloquée.

–        Euh… oui, je dis.

–        Bonne journée !

Elle se retourne et s’en va. Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel. Sans oser bouger, je l’observe bifurquer au rayon produits laitiers. Je lance des regards autour de moi. Personne n’a l’air perturbé. Les clients continuent leurs affaires de clients sans lever le nez. Est-ce que j’ai rêvé ? Je prends le même chemin qu’elle pour la suivre. Tourne au bout de l’allée, cherche au-dessus des têtes, fais le tour du magasin, rien. Plus de Britney. Bon. Je prends un paquet de chips, paie et sors dans la rue, en espérant la revoir. Pas de Britney dans la rue non plus. Bon.

C’est tout de même étrange cette histoire… Est-ce que Britney Spears a une maison de vacances ici ? Ce n’est pas un endroit très sexy, mais peut-être qu’il a le bénéfice d’offrir l’anonymat et la tranquillité. Les habitants et habitantes n’ont pas vraiment le profil des fans de Britney. Peut-être ai-je simplement confondu. Il fait tellement chaud, peut-être que je commence à avoir des hallucinations. Il fait près de 40 degrés tous les jours dans le sud de la France cette année. Terrible.

Continuant ma déambulation, je traverse un petit pont au-dessus d’un trou béant qui, jadis peut-être, était rempli par l’eau d’une rivière. La chaleur a tout emporté avec elle. L’eau, les plantes, la raison. Dans un champ, un cirque s’est installé avec sa petite ménagerie. Une petite tente, une petite écurie avec de tout petits poneys. Pauvres animaux. Malgré la chaleur, le cirque continue sa tournée d’été, laissant ses petites montures sèches comme des pruneaux broutant le sol terreux. Il y a aussi ce fameux camion qui passe de village en camping avec son mégaphone affreusement grésillant accroché sur le toit, qui gueule que le cirque est « ENFIN LÀ », ouaou quelle exception, comme chaque année. J’ai maudit tant de fois cette enflure de mégaphone depuis ma tente de camping, lui hurlant de la fermer. Mais comme les sentiers, je n’ai jamais mis les pieds dans ces petits cirques. Peut-être qu’il faudrait. Je me poste sous un arbre pour observer les poneys brouter de l’air. Ils s’approchent de moi, pensant peut-être que j’ai un cadeau à leur offrir ; de l’herbe fraiche, de l’eau, la liberté, qui sait. « Désolée, je n’ai rien sur moi », je leur dis. Ils font alors demi-tour, l’air las, comme s’ils m’avaient comprise.

En sortant de sous l’arbre, la luminosité me parait très étrange. Comme s’il s’agissait d’une lumière matinale. Le soleil assez bas, l’atmosphère légèrement brumeuse. J’ai presque un petit creux et cette ambiance me donne envie d’un café.

Je me dirige vers le centre-ville. Les ruelles sont désertes. Il est sans doute encore trop tôt. À la recherche d’un petit café ouvert, je passe devant une boutique de chaussures apparemment spécialisée dans la mode des claquettes-chaussettes, un magasin de location de mobylettes qui fait aussi cybercafé avec une offre « un café = un fax offert », un atelier de forgeron, un magasin de vapoteuses. C’est rigolo, comme si le village vivait entre deux mondes, entre deux temps.

Trouvant enfin mon bonheur, je m’assieds à une table lorsqu’un vieux monsieur sans expression, à la table d’à côté, m’interpelle :

–        Qui avez-vous croisé à la supérette ?

–        Comment savez-vous que je suis allée à la supérette.

–        …

Pas de réponse.

–        Britney Spears, j’ai croisé, je dis.

–        Ah, vous avez dû tirer la 10.

–        Je n’ai rien tiré du tout, de quoi vous parlez.

–        Si, vous avez sûrement dû tirer la 10. Habituellement, ceux qui croisent Britney ont tiré la 10. Je n’ai pas encore très bien compris pourquoi, d’ailleurs. Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

–        Vous délirez.

–        Qu’est-ce que Britney vous a dit ?

–        Et bien elle m’a dit quelque chose de très pertinent, comme « beau temps pour une nectarine ». Qu’est-ce que vous dites de ça, hein ?

–        Oh je n’en dis rien du tout. J’en dis que Britney a l’air d’une femme sympathique. Ou alors peut-être qu’elle n’ose pas dire autre chose…

–        C’est n’importe quoi.

Je me retourne. Le monsieur fait de même. Le serveur, un type boiteux, vêtu de haillons et poussant une chariote branlante, tente de se frayer un chemin vers ma table. Bizarre, j’ai l’impression que ce type me dit quelque chose. « B’jour m’dame, voudriez-vous une lichette de vinasse ? J’en ai une Dame-jeanne pleine ! », il me dit en me montrant une grande carafe. « Euh… non, merci, juste un café s’il-vous plait », je réponds. « Qu’ess-c’est que cet’ chose là encore ?! De mon temps on faisait ribote dès le lever du jour ! ‘Savent plus quoi téter ces marmots… », marmonne-t-il en s’en allant direction le bar, trimballant sa chariote tant bien que mal. Après un certain temps, mon café arrive. Je le bois en me demandant si c’est plutôt moi ou les gens de ce village qui sont cinglés. Peut-être que j’ai perdu la tête après tout ce qui s’est passé. Ça ne surprendrait personne. Je repense un peu tristement à ces derniers mois, cherchant comment j’ai pu en arriver là. Prise dans ma réflexion, je ne remarque que tardivement la larme qui coule sur ma joue. Je l’essuie du revers de la main et reprend mes esprits.

Dehors, le ciel s’est couvert et la température a passablement baissé, il fait presque frais. Les terrasses des restaurants se remplissent peu à peu. Peut-être est-il l’heure que je mange aussi. Je fais quelques rues, pour étudier les restaurants, voir lequel me semble le plus attirant. Les restaurants en France sont très prévisibles. Au mieux, vous aurez une viande en sauce, au pire, vous aurez une viande en sauce moins bonne. J’opte pour un restaurant qui ressemble à mille autres restaurants et après un repas et un digestif bien mérité, je me dis que j’ai le temps de visiter un peu ce village pour me dégourdir un peu avant de reprendre la route. J’ai la sensation que mes muscles sont tout engourdis, mes membres ankylosés. Je marche lentement, flânant entre les maisons en pierre. Un chat observe la ruelle, perché sur son escalier. Des mauvaises herbes poussent entre des gravas abandonnés. Quelques crocus sortent même le bout de leur nez. Sur les boites aux lettres, des noms comme « Marius Monteil », « Eugène Roustand » ou « Andrée Rouveyrol ». Certains pavés manquent à l’appel sur le parvis devant la mairie. Sur un muret non loin de la porte d’entrée, plusieurs boucles en fer servant à attacher les chevaux son vissées. Un énorme olivier trônant au milieu d’une rue. Des petites choses presque méditatives. Au bout d’un moment qui me semble être 100 ans, je me dis qu’il est peut-être temps d’y aller. Quelle heure est-il ? me dis-je en regardant ma montre. Mais sur mon bras, pas de montre. Merde. Je fouille mon sac sans succès. Voilà qui est pénible. Je tente de refaire le chemin inverse en regardant par terre mais je ne me rappelle plus exactement par où je suis passée. Je longe un trottoir, arrive vers un pont. Il me semble que je suis passée par là… Dans le doute, je traverse. Comment ai-je fait pour perdre ma montre alors que je ne l’ai même pas enlevée ? Le bracelet a dû se casser mais ça me parait bizarre, je l’aurais sentie tomber. J’arrive sur une rue qui semble être la rue principale. Il semblerait qu’il y ait une animation spéciale aujourd’hui, comme un petit festival. Je continue de chercher en observant chaque stand. Un couple aux habits sales et mauves vend des boules à neige. C’est drôle, ça me rappelle l’autre ordure. C’est typiquement ce que je lui aurais acheté pour son anniversaire. Pour me racheter auprès de lui… me racheter de rien du tout d’ailleurs. Juste pour me mettre à genoux, une fois de plus. Il faisait une collection de boules à neige ce con. Encore une manifestation de son irrésistible obsession de l’enfermement, de la manipulation. Un jouet en cage, à secouer encore et encore. Je m’approche du stand. À l’intérieur de certaines boules, on dirait que quelque chose bouge. Super bizarre. Il y a un petit personnage qui danse. On dirait les pas de danses de Britney Spears dans son clip « Baby, One More Time ».

–        Ça vous plait ?, me demande la vendeuse en souriant.

–        Je ne suis pas une grande amatrice de boule à neige, mais j’imagine qu’elles plairaient à d’autres, dis-je avant de prendre congé.

Je continue de chercher ma montre en regardant par terre. Puis, je lève les yeux et j’aperçois une tente fermée par un rideau blanc et sale et surmonté du nom « L’esprit de la forêt ». Sans savoir pourquoi, je me dis « peut-être que ma montre est là ? », comme lorsqu’on chercher désespérément quelque chose dans son appartement et qu’on finit dans le frigo…

–        Mais, c’est à moi ça !, dis-je presque en criant, à peine entrée dans cette tente de la forêt.

Ma montre est là, sur la table au centre, avec plusieurs autres bibelots de « voyance ».

–        Comment est-ce que ma montre a pu atterrir ici ?, demandai-je à la femme assise à la table.

–        Ah et bien ça, je ne sais pas, Madame. Si je devais me rappeler d’où me viennent tous ces objets, je ne m’en sortirai pas !

–        Mais, enfin, j…

–        Tenez, par exemple, ça c’est une photo de moi devant le Taj Mahal. Je n’ai jamais mis les pieds au Taj Mahal. Est-ce que j’en fais tout un plat ?

–        Donnez-moi ça, dis-je en reprenant ma montre sur la table.

Fini les conneries, je me tire de ce trou. Je n’ai pas le temps, ni l’envie d’ailleurs, de me tracasser encore avec des emmerdements pareils. J’en ai jusque-là des gens et de leurs manies. Je retourne jusqu’à ma voiture en pestant. Vivement qu’on me foute la paix et que j’arrive dans ma maison, les pieds dans l’eau, un petit verre d’apéro et quelques olives, le calme plat autour de moi. Arrivée près de ma voiture, un vieux monsieur sans expression se tient juste sous l’arbre, à quelques pas de moi. Il me stoppe.

–        Ne prenez pas cette boule à neige avec vous, il me dit.

Je m’arrête, silencieuse. Il s’approche de moi et me retire une boule à neige que je ne savais même pas avoir dans les mains. Sans un mot, j’ouvre la portière en le regardant. Je jette mon sac à l’intérieur, monte à l’avant et démarre. Plus que 2h de route.

Inspiré de l’arcane Roue de la Fortune.

Commentaires (1)

G.

George M.Markides
17.11.2022

Beaucoup de plaisir à lire ton histoire! Elle m'a transporté dans ces bleds paumés du fin fond de la France. C'est à la fois absurde, délirant, touchant et très drôle par moment. Jolie plume! S.

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