Créé le: 22.09.2016
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Avec préméditation

Polar

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© 2016-2024 Pierre de lune

… Ou le faire-part d’un meurtre. Sur fond de harcèlement sexuel et de bouleversement des identités, peut-on être à la fois victime et bourreau ?
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Avec préméditation

« Harperwood. C’est un endroit à moitié enterré dans les ruines d’un ancien monastère. La lumière déclinante coule parcimonieusement par le soupirail. Au centre de ce faisceau contrarié, des staphylins s’immobilisent, interrompus dans leur industrieux commerce, leurs élytres serrés autour de leur abdomen, tels des soldats au garde à vous.

Comme il doit être difficile de respirer là-dessous… Les vestiges reposent dans un carcan de verdure sombre et indiscipliné. Personne ne viendrait ici au hasard d’une flânerie. Personne ne peut se méprendre sur l’hostilité du lieu. Même les pierres semblent cracher des insultes dans leurs rictus de minéraux bafoués. Voilà une parcelle sans amour, dominée par des énergies destructrices.

Et là où seul le silence semble être de mise, s’exhale un frêle gémissement, un murmure quasi inaudible pour l’oreille non avertie, le souffle du vent agissant comme un leurre ?

Oui, une vie précaire expire sa souffrance, déjà presque ensevelie dans ce tombeau. A ceci près qu’il est impensable qu’elle puisse y reposer en paix. De même qu’il est peu probable qu’une si jeune âme s’éteigne au terme d’un processus naturel. » 

***

 

Emma étouffe un bâillement et, dépliant ses longues jambes sur son canapé, laisse glisser son roman au sol. Pfft..ça commence bien ! Ce David Larrye a le don de déprimer ses lecteurs ! A peine deux lignes, et déjà un macchabée sur les bras ! Dans un monastère en ruines, en plus ! Alors quoi, un crime passionnel entre une religieuse et un séminariste ambitieux, dont la romance menace une carrière prometteuse ?

Elle ne demandait jamais conseil pour choisir un bouquin, mais ce soir, mue par un instinct largement décrit dans les magazines féminins à l’approche de l’été, elle s’était sentie attirée par le jeune homme nouvellement recruté au sein de la petite bibliothèque municipale. Le badge épinglé sur le début de pectoraux prometteurs indiquait « David ».

« Grand beau garçon d’une trentaine d’année, épaules larges inspirant la confiance, visage ouvert et chaleureux sur une dentition digne d’un représentant d’hygiène buccale, cherche jeune femme intrépide, ayant beaucoup d’appétit, littéraire s’entend… »

Un sourire vague emporte Emma dans ses fantasmes carnassiers. La jeune femme dirige une agence de recrutement d’intérimaires. Et ça lui convient bien, les contrats à durée déterminée. C’est une esthète de la relation sensuelle, une collectionneuse de beaux objets.

Elle aime caresser les courbes musclées de ses partenaires, comme elle passe une main gourmande sur la surface lisse des sculptures viriles lors d’une virée culturelle au musée.

Elle ne serait pas contre une journée « portes ouvertes » en compagnie de son nouveau béguin. Mais comme une petite fille qui hurle de convoitise devant la poupée de ses rêves, Emma sent venir l’angoisse du caprice refusé.

***

David : « J’ai tout de suite senti un mal-être chez elle, derrière sa façade très maîtresse d’elle-même, Commissaire. C’était un jeudi soir, nocturne à la bibliothèque et j’étais seul pour assurer la fermeture. Je rangeais le bac des retours quand elle m’a interpellé. Je commençais mon job, ça ne me dérangeait pas de renseigner une cliente : les livres, c’est vraiment ma passion, et c’est bien pour la partager que j’ai choisi ce métier. Bref, j’ai levé la tête et j’ai eu un choc. Pour une belle femme, c’était une belle femme ! Tout était long chez elle : les jambes, les cheveux, les ongles vernis qu’elle a agités devant mon nez pour me montrer un roman repéré dans les nouveautés. Elle voulait avoir mon avis. Mais elle était sans doute plus vulnérable qu’il n’y paraissait, peut-être un peu dépressive, dans le fond.»

***

D’une foulée élégante, Emma s’approche des portiques de la bibliothèque. Elle pose un regard appréciateur sur son reflet dans les grandes baies vitrées et fourre son casque de musique dans la poche de son micro-short de joggeuse. Son pas chaloupé l’amène devant l’accueil où elle cherche sa conquête des yeux.

– David n’est pas là ? s’enquiert-elle auprès de l’aimable quinquagénaire aux épaisses lunettes.

– Jamais le samedi matin, c’est son jour de repos ; je peux vous aider ? propose la grosse dame prénommée Carmen en s’extirpant de derrière son comptoir.

– Non, non, merci, s’empresse Emma. J’avais un conseil à lui demander suite à notre dernière discussion.» Elle s’éloigne rapidement tandis que l’imposante femme accompagne le client suivant dans les rayons.

Emma rumine sa déception. Elle n’a pas du tout envie de passer seule son dimanche. Elle fait volte face et avise la porte ouverte d’un vestiaire à l’arrière du comptoir. Si on la surprend, elle pourra toujours dire qu’un livre l’avait attirée sur le chariot des retours. Elle ouvre une armoire d’un geste vif. Une étiquette la renseigne de suite sur l’appartenance des casiers. Celui de David est quasi vide : un roman de science fiction… Tiens, l’auteur préféré d’une de ses anciennes souffre-douleur de pensionnat ! Des pastilles à la menthe et une carte d’abonnement à un club de gym.

Emma referme la porte et, de nouveau dans le hall, murmure un bref au revoir à l’adresse de la bibliothécaire, tout juste de retour, l’oeil méfiant derrière sa pile d’ouvrages.

***

David : « C’est sans doute ce que l’on qualifierait de « liaison dangereuse », une mangeuse

d’hommes, si vous voulez. Pour être honnête, j’ai d’abord été flatté de son intérêt pour moi. 

– Vous êtes plutôt bel homme, vous aussi, pourquoi avoir cédé à des avances… encombrantes ?

– Elle me promettait un meilleur avenir professionnel. J’avais d’autres ambitions que celles de végéter dans une bibliothèque, aussi moderne et bien fréquentée soit-elle. »

***

Emma le repère très vite sur une machine destinée à dessiner des pectoraux vitaminés. Elle pose sa serviette sur la rambarde du tapis de course à pied et commence à triturer quelques boutons de réglage.

– David ! s’exclame-t-elle d’une voix joyeuse, c’est dingue de vous retrouver ici ! »

Le jeune homme s’approche d’un pas mesuré pour la saluer. Sa réserve contraste avec

l’exubérance de son interlocutrice. Difficile de parier sur le plaisir partagé procuré par cette rencontre inattendue.

– Comme vous dites, réplique David, c’est la première fois que je vous vois ici ! »

– C’est pourtant mon fief ! minaude Emma. C’est important d’entretenir son corps, autant que sa matière grise.” Elle se rapproche un peu plus jusqu’à ce que ses lèvres entrouvertes effleurent l’oreille de David :

– Vous êtes libre ce soir ? Je veux dire, pour boire un verre à la maison ?

David reste sans voix.

– Dés..Désolé, je ne peux pas, je viens d’emménager, vous savez…Besoin de m’installer…

Emma éclate de rire :

– Oh ! là ! là ! Ne soyez pas coincé comme ça ! Quel mal y a-t-il à faire connaissance, hein ?” Elle s’accoude à la machine de musculation , dévoilant à David ses seins rehaussés par l’encorbellement du soutien gorge.

– Ecoutez, laissez-moi un peu de temps, ok ?”

Emma se redresse sans sourire.

– A vous de voir !” Elle fourrage un instant dans son sac. “Tenez, ma carte de visite professionnelle. Je suis chasseuse de tête. Vous pourriez avoir besoin de mes services, un de ces quatre. On ne sait jamais», lance-t-elle avec un clin d’oeil appuyé. Elle tourne les talons et s’éclipse.

David détourne la tête et, face aux miroirs, croise son propre regard, imperturbable.

***

– Je suis désolée, David, reprend la Directrice de la bibliothèque. Il n’était pas dans mes plans de me séparer de vous si vite. Les clients vous apprécient, vous les renseignez avec compétence et gentillesse, et … nous allons vous regretter…

– Pas autant que moi. Je me plaisais vraiment beaucoup ici, dans votre équipe. Carmen m’a permis d’être opérationnel rapidement. Je suis très déçu.

Un blanc s’installe. La Directrice esquisse un sourire d’excuse.

– Ça vient d’en haut, David. Je n’en sais pas plus.

Le silence devient pesant. David prend pitié de son ex-responsable et se lève pour dissiper la gêne.

– Très bien, merci pour votre franchise.

– Bon courage pour votre recherche d’emploi », conclut-elle.

***

– Comment avez-vous vécu la perte de votre travail ?

– Franchement, Commissaire, c’était une grosse tuile. J’avais des frais d’emménagement, des factures à payer… Je comptais évidemment sur ce salaire. Et puis, tout se passait bien. Je n’ai pas compris pourquoi on me remerciait comme ça du jour au lendemain. Ça m’a sonné.

– Avez-vous cherché à savoir d’où venait l’ordre de vous licencier ?

– … Non. Je n’aurais rien pu y faire, de toute façon. »

***

David rentre chez lui à pied dans l’espoir de calmer sa colère. Le voilà privé de l’emploi dont il avait tant besoin et qui lui plaisait.

Il relève son courrier, jette un regard absent aux lettres administratives. Tandis qu’il monte les quatre étages qui le séparent de son studio, il recouvre un peu de courage et d’optimisme. Je vais étudier les petites annonces, je trouverai bien quelque chose. C’est un coup de malchance, ça peut arriver à tout le monde ! Un peu rasséréné, il pénètre dans le petit salon. Sur la desserte de la cuisine américaine, la photo d’une jeune fille sourit, radieuse.

***

Confiant, David patiente dans le petit salon qui jouxte le bureau de la Responsable du Recrutement. Il a envoyé son curriculum vitae à cette petite entreprise d’export pour un poste polyvalent de traduction de documents et de gestion administrative. Des voix féminines animées lui parviennent. La porte s’ouvre soudain sur deux femmes qui poursuivent leur amicale conversation. David se rembrunit aussitôt en découvrant Emma qui prend chaleureusement congé de son interlocutrice.

– Mais quelle surprise, David, vous n’êtes plus employé à la bibliothèque ?

– Gina Helsen, se présente l’autre femme. Vous connaissez bien mon amie Emma ! Un bon point pour vous !”

Le visage de David reste figé dans l’expression d’une vive aversion. La voilà de nouveau sur son chemin, et de même que l’on s’émeut de la traversée d’un chat noir juste devant ses yeux, une mauvaise prémonition s’empare de lui.

Emma lance avec audace :

– Si mon amie Gina ne fait pas affaire avec vous, passez donc me voir au bureau, je cherche un assistant. C’est urgent, et bien payé. A bientôt !”

David la regarde s’éloigner, songeur. A un moment donné, il va bien falloir régler les factures.

***

– Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter ce poste d’assistant auprès d’Emma Keyton ?

– C’est une femme fascinante, sous bien des aspects, et très déterminée. Je ne perdais rien à me mettre dans son sillage. Elle pouvait devenir mon mentor.

– Justement, ne craigniez-vous pas sa personnalité dominatrice et, selon les dires de ses amies… harcelante ?

– Je l’ai pris comme un challenge…

– Ne disiez-vous pas que sa réputation de “mangeuse d’hommes” vous perturbait ?

– Oui, j’ai dit ça… Mais en la connaissant mieux, j’ai perçu ses fragilités et elle ne m’a jamais réellement convoité. »

***

Emma s’avance, perchée sur des talons très fins et très pointus. Un sourire victorieux s’étale sur son visage. David lui tend le contrat d’embauche signé, depuis le petit canapé où il se tient sur ses gardes.

– Champagne, annonce Emma en lui tendant une coupe bien fraîche. Elle s’approche au-delà des limites du raisonnable. Les volutes de son chemisier frôlent le torse du jeune homme tandis que penché au-dessus de lui, elle lui pétrit les épaules avec enthousiasme.

– Je suis ravie de notre nouvelle collaboration. Pour commencer, tutoyons-nous. J’aime les relations de proximité avec mes employés.”

Ses mains exploratrices se sont glissées sous la chemise de David, poursuivent une course affolée à même la peau. David ferme les yeux et parvient à garder son calme.

Elle lui brandit maintenant un roman sous le nez.

– Pourquoi m’avoir conseillé ce polar ? demande-t-elle ; puis éclatant de rire : c’est de la daube, ce meurtre bizarre dans un monastère, on ne s’amuse pas assez dans ce livre !”

David ne répond pas. Mon livre, de la daube ? Patience, David, patience…

Elle passe un bras autour de son cou et le force à approcher sa tête de la sienne :

– Je n’aime pas beaucoup qu’on me résiste.

Un clic surprenant alarme David. Cette folle a mis une menotte autour de son poignet pour l’accrocher à l’accoudoir en fer forgé.

– J’ai très très envie de te punir pour m’avoir tenu tête. C’est dommage parce que si tu avais été plus gentil avec moi, tu aurais sans doute encore ta place à la bibliothèque. Mais voilà, il a fallu que je te donne une leçon.

Emma plaque un baiser avide sur les lèvres pincées de David qui écarte son visage le plus possible.

Agacée par l’ostensible détournement de sa proie, Emma s’emporte et lui tire brutalement les cheveux.

– Tu vas faire un petit effort, ok ? Fais ton travail. J’ai beaucoup d’influence dans cette ville, comme tu l’as remarqué, et je suis capable de faire de ta vie un enfer, si tu ne me donnes pas satisfaction. »

Un tumulte haineux envahit David. Mais la promesse d’une revanche l’aide à se contenir.

***

– On n’avance pas beaucoup, Monsieur David Rayler. En tant que son collaborateur, vous êtes la dernière personne à avoir vu Emma Keyton avant que Gina Helsen signale sa disparition. Où étiez-vous le week-end dernier ? Et avec qui ?

– Le week-end, je pars seul me ressourcer en camping. J’ai un emplacement réservé au Rainbow Camp. »

***

Insatiable, elle est insatiable. Elle veut coucher avec lui. Il est jusqu’à présent parvenu à s’éclipser à temps, chaque fois que les mains baladeuses de sa patronne tentaient une percée vers son pantalon.

Un coup de fil d’un client, un fax urgent, une pile de dossiers à archiver, le café à préparer, tout est prétexte à se soustraire à la présence de plus en plus pressante de sa chef. Toutes ces tentatives le replongent dans de douloureux souvenirs.

Un matin, David ne se rend pas au bureau et ignore les appels successifs d’Emma.

***

– Monsieur Rayler, il y a un sujet que nous n’avons pas encore abordé. A vrai dire, j’espérais que vous le feriez. Etes-vous attiré par les femmes. Je veux dire, sexuellement ?

– Bien sûr. Rien de suspect de ce côté-là, assure David avec un petit rire.

– Pouvez-vous nous parler de l’opération que vous avez subie il y a tout juste un an à l’Hôpital Cartwidge ?

– … En quoi ces détails de ma vie privée peuvent-ils faire progresser l’enquête ? Je ne comprends pas.

– Au contraire, ces « détails » comme vous dites nous permettent de mieux vous connaître et de comprendre les liens qui vous unissent à Emma Keyton.

– Nous avons fréquenté tous les deux le même orphelinat, si c’est ce à quoi vous faites allusion.

– Vous voulez dire, “toutes” les deux, non ? Car à l’époque, vous vous prénommiez encore Anna ? »

***

David rassemble ses affaires. Sa toile se resserre autour de la bimbo de service qui régnait en despote à l’orphelinat. Il avait tellement craint qu’Emma le reconnaisse, elle aussi, derrière sa nouvelle identité masculine.

Combien avait-il souffert sous la férule de celle qui terrorisait toutes les pensionnaires ! Quel monstre, sous un physique avenant ! Qui piégeait sa victime dans le garage à vélo au fond du parc. Et, avec deux acolytes, la ligotait aux barrières de métal pour des attouchements expérimentaux. « Anna » avait été traumatisée à vie par cette violation de son intimité.

David attrape les clés de son véhicule et sort rapidement de son appartement.

***

– Monsieur Rayler, quelles relations aviez-vous avec Emma Keyton lorsque vous étiez pensionnaires ?

– Aucune relation, ce n’était pas mon amie, un point c’est tout.

– Inutile de vous énerver. Nous avons reçu deux lettres de témoignage de proches camarades d’Emma, Katie Jones et Holly Willer. Toutes deux mentionnent une agression dont vous auriez été victime ?

– Elles doivent confondre avec une autre, c’était il y a quinze ans déjà.

– Vous avez tout intérêt à coopérer, David. Les fouilles continuent près du camping. Il est encore temps de nous dire où est le corps d’Emma Keyton !

– Mais enfin, c’est insensé ! Emma roucoule certainement à cette heure au bras de l’un de ses nombreux amoureux ! Penchez-vous un peu sur la liste des prétendants de cette serial loveuse !

Un policier entre rapidement dans le bureau et dépose un fax devant le Commissaire. Silence.

– Deux billets d’avion ont été réservés au nom d’Emma Keyton pour Rio… Il semblerait qu’elle se soit bien présentée à l’embarquement… Avantageusement accompagnée… »

***

Derrière David démarre sans discrétion une voiture bleu métallisé. Le jeune homme repère immédiatement le véhicule de son ex-responsable. Elle a mordu à l’hameçon ! Elle ne me lâchera

pas ! ricane intérieurement le conducteur.

Sa nervosité gagne en amplitude ; ses gestes se font saccadés. Si proche de l’accomplissement rêvé de sa vengeance !

Un brusque demi-tour et il s’engage à fond sur une bretelle d’autoroute. Emma réagit avec maîtrise et s’engage à sa suite. Pas question de se laisser semer, elle appuie sur l’accélérateur et d’un doigt rageur, presse la touche appel de son téléphone.

David entend la sonnerie de son portable. Le nom d’Emma apparaît. Essaie encore une fois ! maugrée-t-il en éteignant son cellulaire.

Il roule de plus en plus vite et emprunte une sortie qu’Emma ne connaît pas. Les yeux plissés, elle distingue à peine le panneau indiquant « Harperwood ». Pas question de ralentir, les deux voitures grimpent un chemin cahoteux qui malmène calandres et suspensions. Un virage en épingle escamote David et quand à son tour, elle débouche de l’autre côté de la colline, elle ne voit plus ni n’entend sa voiture. Folle de rage, elle se gare sur le bas-côté et sort pour examiner les alentours. Elle découvre, stupéfaite, les ruines d’un vieux monastère. Quelle idée de l’entraîner dans cet endroit lugubre ! Elle avise alors un sentier de traverse en surplomb d’où rugit un bruit de moteur. Trop tard. Tétanisée, sa dernière image consciente est celle d’un monstre mécanique fondant droit sur elle.

***

Emma ne sent plus son corps. Par la mince fente de ses paupières collées de sang, elle

n’entrevoit qu’une poussière lumineuse déclinante, se frayant un passage incertain par un étroit soupirail étouffé de mauvaises herbes. Une impression de déjà-vu l’assaille. Le début d’un roman policier qu’elle se souvient avoir lu, il y a des années lumière de cela. Puis elle ferme les yeux. Elle connaît déjà la fin :

« Harperwood. C’est un endroit à moitié enterré dans les ruines d’un ancien monastère. La lumière déclinante coule parcimonieusement par le soupirail. Au centre de ce faisceau contrarié, des staphylins s’immobilisent, interrompus dans leur industrieux commerce, leurs élytres serrés autour de leur abdomen, tels des soldats au garde à vous.

Comme il doit être difficile de respirer là-dessous… Les vestiges reposent dans un carcan de verdure sombre et indiscipliné. Personne ne viendrait ici au hasard d’une flânerie. Personne ne peut se méprendre sur l’hostilité du lieu. Même les pierres semblent cracher des insultes dans leurs rictus de minéraux bafoués. Voilà une parcelle sans amour, dominée par des énergies destructrices.

Et là où seul le silence semble être de mise, s’exhale un frêle gémissement, un murmure quasi inaudible pour l’oreille non avertie, le souffle du vent agissant comme un leurre ?

Oui, une vie précaire expire sa souffrance, déjà presque ensevelie dans ce tombeau. A ceci près qu’il est impensable qu’elle puisse y reposer en paix. De même qu’il est peu probable qu’une si jeune âme s’éteigne au terme d’un processus naturel. »

David Larrye

Achevé à Cartridge, le 31 août 2016.

Commentaires (7)

Pascal Houmard
26.11.2016

Merci pour votre commentaire, Pierre de lune. ;)

Pascal Houmard
20.10.2016

Merci de votre commentaire, Pierre de lune ! A mon tour de vous remercier pour les deux nouvelles que vous avez publiées sur le site. "Avec préméditation" produit un subtil jeu de miroir auquel, j'espère, d'autres que moi seront sensibles !

Pierre de lune
20.10.2016

Merci beaucoup pour ce retour, Pascal !

SV

Stella Vaime
20.10.2016

Bonsoir Pierre de lune, merci pour cette belle nouvelle. J'ai beaucoup aimé l'ouverture gothique qui contraste avec le style serré du texte ainsi que la reprise finale. Les dialogues sont très efficaces et ponctuent les différentes scènes et plans de temps avec force. Sans compter la pirouette du changement de genre...Au plaisir de vous lire. Cordialement.

Pierre de lune
20.10.2016

Merci Stella d'avoir pris le temps de donner votre avis, tous les commentaires sont une aide pour un prochain essai d'écriture :-) A bientôt,

Aydan
16.10.2016

Très bon ! Déjà la thématique du genre me parle beaucoup mais, en outre, le fait de reprendre le tout début de l'histoire qui est ancrée elle-même dans un roman et de la replacer en fin en tant que réalité absolue, c'est vraiment très intéressant ! Bravo, j'ai eu plaisir à te lire !

Pierre de lune
16.10.2016

Merci, Aydan, pour ton retour très sympa et encourageant ! C'est chouette d'avoir un "écho" d'alter ego, même négatif, quand on lance un texte dans la nature :) Ca motive pour continuer à cheminer dans l'écriture ! A bientôt !

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