Ou quand l'Avenir Associe l'Autrefois à l'Aujourd'hui. Nouvelle présélectionnée au prix d'écriture décerné à Gruyères (PEG 2020) dans la catégorie auteur déjà publié à compte d'éditeur. Contrainte : introduire au récit un nombre imposé de termes en patois gruérien.
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Autant d’ailes que de A

 

– C’est bon ? T’as fini ? Arrête de te marrer ! Fais-moi voir plutôt, t’as pioché quoi toi ?
– Oh, Damien s’est vexé ? continua Hugo en le taquinant de plus belle. Au lieu de faire ta susceptible, tu ferais mieux de passer à autre chose. Et puis, qu’est-ce que j’en sais moi, c’était il y a moins d’une heure mais je n’en fais pas une fixette comme toi.
Pris de remords face au regard insistant de son ami, Hugo essuya sur son jeans les restes de glace qui lui dégoulinaient des doigts, plongea la main dans son sac et lui tendit le billet que Damien s’empressa de déplier.
– « Faites seulement » ! lut-il en s’époumonant. Le bol ! Au moins, c’est du français ! Pourquoi ces profs se mettent à revaloriser les langues mortes, tu m’expliques ? Déjà qu’on se tape le latin ici, il faudrait encore s’avaler du patois ? Franchement, je préfère encore leurs fiches sur les classes grammaticales et les fonctions aux définitions de mots que je ne réutiliserai jamais dans ma vie ! trancha-t-il en lui rendant brusquement le bout de papier.
– Attends gars, en PG [1] on se doit d’être précis. Ce n’est pas une définition qui t’a été demandée mais bien « une contextualisation du mot, ou de l’expression, en langue vernaculaire parlée en Gruyère. » reprit Hugo en imitant à la perfection Mme Castella, leur professeure de français, avec sa voix de fausset que lui seul maîtrisait. Je l’entends encore, « pour demain, vous me présenterez de vive voix, et à tour de rôle devant la classe, le mot que le hasard vous aura attribué. Damien, à ton tour. » Oh punaise, t’aurais dû voir ta tête de vainqueur quand t’as découvert ce que le sort t’avait réservé !
– Tais-toi, c’est pas journée, quand je pense à la honte que je vais devoir me taper demain. Pourquoi il a fallu que mes parents décident de venir habiter à Bulle ? Si j’étais encore à Lausanne, aucune “chance”, soupira-t-il en joignant le geste des guillemets à la parole, de tomber sur un devoir comme ça. En plus, bien sûr, il faut que Clémence soit au premier rang pour profiter du spectacle… déplora Damien. Tout ce que je sais, là, maintenant, c’est que je n’ai aucune idée de ce qu’il peut bien vouloir dire ce mot et pas moyen d’obtenir un quelconque indice dans le dictionnaire. Franchement, tu m’expliques comment on peut arriver à mettre quatre A, deux F, deux N dans un mot de dix lettres et que ça ait encore du sens ?
– À ta place, ce n’est pas ça qui m’inquiéterait. Vu comme ta belle a souri en t’entendant prononcer ta trouvaille, je te parie qu’au-delà de la prononciation, c’est bien sa signification qui a son lot de ridicule. T’imagines si ça veut dire chaussette ou, mieux, cuvette ?
Alors qu’Hugo peinait à se ravoir, Damien continuait à broyer du noir. Il lui lança un regard glaçant qui eut le don d’exaspérer pour de bon son ami.
– Mais, bon sang, secoue-toi Damien ! Finalement, qu’est-ce que tu t’en fiches de te payer la honte cinq minutes ? Laisse-la, ta Clémence. Je te l’ai déjà dit, tu ferais mieux de regarder ailleurs. Quand on vient de la ville comme toi, ces gens-là, c’est bien connu, ils ne te calculent pas. Ne perds plus ton temps. Si même moi je ne me permets pas de la regarder une seconde alors que je suis né ici… Et puis, t’as vu toutes celles qui bavent quand tu passes ? Toute une année gâchée à espérer en vain ! Tu crois vraiment que, demain, se joue ton destin ? Alors qu’on est à une semaine de la fin des cours et que chacun partira vivre son été de son côté ?
Les arguments avaient beau être convaincants, oui, il espérait encore. Et, à dire vrai, même plus que jamais. À croire qu’avec la fin de l’année qui se rapprochait, ses attentes décuplaient à la vitesse des derniers grains d’un sablier renversé. Hugo enchaîna sans lui laisser l’occasion de s’expliquer.
– Elle est fille de paysan, elle passe ses week-ends à l’alpage, ce patois elle le connaît sur le bout des doigts. Oublie gars, pas la peine de vouloir briller. Son joli minois est programmé pour se poser sur les épaules bien bâties d’un gars nourrit depuis petit à sa réalité. Non ? Pas de réponse ? Bref, t’écoutes, t’écoutes pas, ça ne changera pas le fait qu’on nous attend à la maison. Allez, à plus !
– Tchô.

Hugo s’était déjà levé, il avait empilé les coupelles en carton de leur rafraîchissant quatre heure qu’il s’apprêtait à glisser dans une poubelle mais, avant de lui tourner définitivement le dos, il revint mettre une tape affectueuse sur l’épaule de son meilleur ami en concluant.
– Damien, t’es beau. T’es beau et il fait beau. Il fait tellement beau que d’ici dix jours tu l’auras oubliée à la piscine, où tu passeras tes journées à offrir des Cornetto® fraise aux jolies filles au bord de l’eau.

 

Il le regarda s’en aller, tout en ressassant cette discussion. Les conseils d’Hugo étaient pertinents, pourtant, ils ricochaient à son obstination. Oui, il faisait beau et chaud mais impossible de se pardonner s’il abandonnait avant même d’avoir essayé. Assis sur le banc encerclant le fameux tronc de la Place du Tilleul, il contemplait les alentours. Cette terre qui lui était encore étrangère avait vu grandir Clémence. Le cadre paisible mais animé qu’offrait le centre-ville de Bulle dans cet après-midi de fin juin reflétait bien le sentiment qui l’habitait ; même si l’enjeu se rapprochait, cet objectif électrisant avait l’étonnant pouvoir de le tranquilliser. Il était resté là un bon moment, le regard perdu en l’air dans l’espace réduit de lumière naturelle qui perçait entre les feuilles denses, à chercher dans les percées de bleu une dose d’espoir à son défi du lendemain, lorsqu’une voix grave le fit se retourner.
– Salut gamin ! lui lança amicalement l’inconnu. Je me suis permis. Assis de l’autre côté du banc j’ai écouté quelques bribes de votre discussion. À mon âge, je ne sais plus trop ce que c’est l’école, je n’y ai pas été fourré bien longtemps et les temps ont changé mais, en tout cas, les mots là, les mots que t’as dit c’est bien du patois de par ici. C’est du vocabulaire de la Gruyère, emprunt de tout son caractère. Si j’ai bien tout saisi, tu vas devoir raconter ce que peut bien vouloir dire ce mot de dix lettres que t’as pioché ?
Damien allait acquiescer mais, sans attendre une réponse, le vieil homme s’était déjà installé à ses côtés pour enchaîner.
– Je crois don pouvoir t’être utile pour le coup. Par contre, je te le dis de suite, je n’ai pas aimé ce ton de tout à l’heure. Du tout ! décréta-t-il. Le patois se perd mais c’est tout sauf une langue morte. C’est même l’inverse et, quand on a encore que trois poils au menton, on ne s’avance pas comme tu l’as fait. La honte revient toujours à ceux qui l’ont trop bien pendue.

Damien la sentait bien, cette honte, lui monter jusqu’aux joues. Il hésita à se lever, mais plus moyen de filer sans risquer de le heurter une seconde fois. Avec son pantalon brun velours côtelé, sa sacoche de cuir brodée au blason du taureau et sa chemise d’armailli, dont le tissu azur rayé d’edelweiss aurait pu habiller deux fois ce corps frêle mais non moins tonique, ce personnage attendrissant semblait tout droit sorti d’un tableau d’autrefois. Tout de son allure lui semblait familier alors qu’il en était sûr, il ne l’avait encore jamais rencontré. Ce visage marqué des sillons que tracent les successifs printemps, rayonnait de fraîcheur. Et cette barbe, cette barbe grise, fournie, fleurie finissait d’habiller cet homme qui incarnait résolument tout le folklore d’un jadis.
– Pardon monsieur, désolé, je ne voulais pas vous blesser, vraiment.
Les plates excuses présentées, Damien se releva en pensant qu’un sourire final clorait cet entretien aussi surprenant qu’intimidant.
– Tu demandes pardon alors que, dans le fond, tu n’as rien compris. Je t’ai dit, je peux t’aider. Rassieds-toi. C’est Damien, c’est juste ?
– Oui, obéit-il.
– Moi, c’est Sylvain, ou le Barbin, comme tu le voudras. Je te laisse ta chance, mais va falloir me prouver ta bonne foi. Tu m’as l’air sympathique, et moi aussi j’ai une Clémence qui compte, ça nous fait déjà un point commun, renchérit-il de sa voix chantante. Voilà don mon marché : je te pose trois questions. C’est du simple comme bonjour. Tu y réponds du tac au tac, sans réfléchir, sans te demander le pourquoi du comment. Si ça me convient, t’as ma parole, je t’aide pour demain.

La proposition semblait simple et alléchante vu son besoin urgent mais, pris de court, Damien hésita. Il se résolut rapidement au pragmatisme de ce tête-à-tête improvisé. Il n’avait qu’à accepter poliment ; au mieux, il obtiendrait sa réponse, au pire il échouerait et pourrait en finir avec cette entrevue imprévue. Le barbu l’interrompit en semblant lire dans ses pensées.
– D’accord, je commence. Première question : meringue ou crème double ?
Damien n’hésita pas bien longtemps.
– Je dirais double crème, mais si elle est accompagnée de meringue, et aussi d’un peu de glace, je ne dis pas non…
– J’ai dit du tac au tac. Plus de fioritures maintenant. Allez, la seconde : je ou nous ?
– Euh… nous ?
– Hier ou demain ?
– Demain.
Un peu heurté par ce ton arrêté, il se rassura. Avec cette dernière réponse, il était certain de pouvoir s’en défaire ; un ancien, c’est forcément attaché au passé.
– C’est du joli mon Damien, c’est un sans-faute ! En même temps, mon flair ne me trompe que rarement. Il y a de la bonne graine de gaillard dans ce regard mais j’y lis aussi de l’étonnement. Tu crois que je te tourne en bourrique, pas vrai ? Pourtant, crois-moi, ce n’était pas gagné. Tout ça te fait une belle jambe dis, tu ne vois pas très bien comment ça peut t’aider pour demain ?
– Merci pour le compliment mais, c’est vrai que je ne saisis pas encore trop le lien avec mon besoin…
– C’est pourtant simple, il te faut chercher le dénominateur commun à ces trois questions. Allez, je te glisse un indice : pas besoin de les poser dans l’ordre.
Difficile de résister à cette présence ferme et bienveillante. Damien réfléchit avant de proposer, hésitant.
– Alors, on résout mon problème de patois grâce à « nous » deux et… « demain », on fête ça avec de la « double-crème » ?
– Entendre ne suffit pas. Il te faut écouter mon garçon. J’ai dit les questions, pas tes réponses… C’est les demandes qui ont toutes un point commun.
– OK, alors, il n’y a peut-être pas de bonne réponse ? Il n’y a que des bonnes questions et donc, d’un point de vue symbolique, on pourrait dire que les traditions gruériennes, le patois, rassemblent le soi et les autres et tout ça autant dans le passé que dans l’avenir ?
– T’as de l’imagination bonhomme. Et du vocabulaire aussi. Mais non, toujours pas. Allez, comme le temps va bientôt se gâter, on ne va pas s’éterniser. D’autant plus que mon fidèle Puch Maxi souffre lui aussi de rhumatismes.
Damien releva la tête, pas un nuage à l’horizon. Juste cette chaleur qui l’étouffait presque tout autant que cet insolite interrogatoire. Le barbu enchaîna.
– Écoute voir. La bonne réponse, ce n’est pas d’en choisir une. Il te faut prendre celle qui te permet d’obtenir les deux. Les deux, en une. En répondant « double-crème », en Gruyère, t’es assuré d’avoir de la meringue, et même une boule vanille suivant où t’es servi, non ? Alors, qu’à l’inverse, tu peux te retrouver qu’avec des petits fruits…
Grâce à cet exemple qui parlait au fin gourmet qu’il était, Damien saisit la nuance attendue.
– Donc, si je comprends bien, le point commun à chaque question c’est d’avoir toujours une des propositions qui inclut également l’autre ?
– Nous y voilà !
– Si on parle d’un « demain » c’est qu’il y a forcément eu un « hier » alors que l’inverse ne le garantit pas encore ?
– Oui, tout comme il n’existe pas de « nous » sans « je ». C’est la force de l’unisson et c’est là que je veux t’amener. Un groupe, un « nous » don, c’est une somme d’individus qui ont compris qu’en joignant leurs forces et toutes les couleurs de leur « je » ils avaient le pouvoir de créer une nouvelle identité qui les élève, qui les dépasse mais qui, tout à la fois, contient et respecte chaque bout de soi.
– Un peu comme cette phrase qui dit que tout seul on va plus vite mais qu’ensemble on va plus loin, renchérit Damien ?
– Pourquoi ce besoin de toujours séparer, opposer ? Voilà la raison pour laquelle je préfère les exemples concrets aux belles phrases que tout le monde revisite à sa sauce. Si tu observes les membres de ton corps, chacun a sa particularité et pourrait être admiré uniquement pour ce qu’il est. Pourtant, tout autant honorables qu’ils sont à coexister en bons voisins, lorsqu’ils se rejoignent, ils décuplent leur potentiel. Regarde le pouvoir de l’œil. Il remarque un besoin et il y joint la main. Pense aux dégâts de la bouche quand elle néglige l’oreille. Et les jambes, qui portent aux extrémités du monde toutes ces capacités. Quand les individus comprennent l’intérêt de la cohésion, du groupe quoi, ils vont loin. Si loin que parfois ils créent un langage qui traverse les âges. On l’appelle dialecte, patois, mais la langue de chaque ici parle par et pour le « nous ».
– Sans vouloir vous contredire, la langue nationale aussi est la langue de l’union. fit observer l’adolescent.
– Décidément, écouter n’est pas ton fort Damien ; de l’unisson, j’ai dit. C’est la langue de l’unisson. C’est tellement bien davantage que des mots, que l’union d’un moyen commun de communication. Qu’on le dise ou qu’on l’entende, de suite, il nous vient des images, des sons. Par le rythme, les accents, la prononciation et les soupirs qui s’en suivent, c’est la 3D du dire ! On l’entonne pour parler du vu et du vécu. C’est le langage de ce qui se dit, de ce qui se produit. Un chant qui raconte les confidences, les paysages, les visages. Ma foi, que les gens ne saisissent plus tout ça de nos jours, bon, ça se comprend. On a le droit de préférer l’autoroute aux chemins bucoliques, mais alors, qu’on ne vienne pas me dire que c’est un langage qui appartient au passé ! Ouh que non, une langue, ça, c’est figé !
– Figé ? Mais une langue ça bouge ? Vu le nombre de cool ou de OK que je sors par jour, on ne peut pas me dire le contraire…
– Que oui, les langues s’entremêlent, évoluent, c’est évident. Mais ce n’est pas de cela dont je te parle. Tu vois, les lettres ont clôturé les mots alors que les sons, eux, vagabondent encore des prairies aux nuages quand ils ne sont pas étouffés par ce satané béton. C’est juste que, par besoin de rayonner plus loin, à un moment donné, on a choisi un patois parmi d’autres. On l’a édicté au rang national en l’enfermant dans l’alphabet, pour l’insérer ensuite dans un dictionnaire ; tout en s’assurant de le transmettre aux générations suivantes à coups de dictées. Alors, les autres sont devenues secondaires, des patois, mais qui te dit qu’elles n’auraient pas pu se hisser là-haut ? Au moins, au final, la compétition n’existe plus. Ces langues ne jouent pas dans la même catégorie. L’oral, ça vit. C’est libre, ça s’invente, se déforme, s’accentue, se retrouve, se reconnaît. Quand on y pense, c’est mal fait, quand même, tout ce qu’on fait subir aux gamins alors qu’il est si joli de pouvoir dire sans pour autant tout devoir écrire.
– J’avoue qu’on ne me l’avait jamais présenté comme ça. Je comprends mieux pourquoi les profs tentent de le faire revivre.
– Mais il vit, bon sang ! Par-ci, par-là. Il s’entend, et même, il se voit encore si tu sais y prêter attention. Il ne tient qu’à toi de le découvrir, mais pas ici. Avant, il nous faut nous mettre à la chote. Rentre-toi tant qu’il est temps et, d’ici une bonne heure, quand la rincée sera passée, je t’attendrai sur le pont de l’étang, en face du ruisseau qui longe l’entrée de la ville. Là-bas, toutes les conditions seront réunies pour que tu l’observes.
– La rivière derrière la forêt de Bouleyres ? questionna Damien qui scrutait le ciel à la recherche d’un indice d’averse.
– Non, pas la rivière, le ruisseau… Le petit ruisseau qui afflue de l’étang à l’entrée de Bulle.
– Ah oui, je vois, du côté de Riaz ?
– Oui, si tu veux, on peut dire ça. Mais pas besoin de tendre la main dans le vide alors qu’il n’y a pas de goutte. Suffit de bien regarder les hirondelles le matin. Si elles volent bas, tu peux être certain, il y aura du grain. Va, à tout à l’heure gamin !

Lorsque Sylvain eut enfourché sa mobylette, Damien sourit. Les premières gouttes avaient percé le feuillage du tilleul. Quel flair ! S’il quittait le banc maintenant, il serait rentré à temps. En chemin, tenaillé par l’hésitation de faire confiance à cet inconnu aussi étonnant qu’attendrissant, il trancha. Si la pluie finissait à temps, il aurait l’autorisation de ressortir avant le souper. Sinon, tant pis, il lui resterait le temps de se préparer à l’humiliation du lendemain.

 

– T’as de la chance, dans cinq j’étais plus là !
– Désolé, j’ai fait au plus vite mais il a fallu que je sorte une bonne raison pour revenir après ce temps… s’excusa Damien, tout en cherchant vainement à caler le trépied de son vélo dans le sol détrempé.
Après deux tentatives infructueuses, le barbu lui vint en aide en posant gentiment le guidon en équilibre sur la selle de son cyclomoteur.
– Laisse-le don ici et viens là le long. Gaffe-toi, j’ai bien failli m’achoupper avant, alors zieute bien devant toi, tu risques de tirer une gamelle vu comme c’est glissant.
– Merci, souligna le garçon. Vous savez, vous m’avez scotché avec vos prévisions météo !
– Tu sais, quand on apprend à observer aussi bien qu’on écoute, je te garantis qu’on ne se fait plus avoir bien souvent. Quoique, cette fois, c’était du costaud. Je ne m’attendais quand même pas à une telle drachée. Tetcheu c’te roille qu’il y a eu ! Mais, ça a du bon, il faut bien faire boire ce sol pour espérer s’en nourrir. Venons-en à nos moutons, tu me le sors ce mot ?
Damien libéra de sa poche le billet tiré au sort l’après-midi même, mais, alors qu’il le lui tendait, Sylvain repoussa sa main.
– Non, ça ne marche pas ainsi. Tu l’as pioché, il revient à toi de le dire.
– Mais ? Je ne sais même pas comment il se prononce, c’est pas mieux si c’est vous qui le lisez et ensuite vous m’expliquez sa définition ?
– Quelle définition ? Dis gaillard, je ne suis aucunement ton dictionnaire. En me demandant une définition, tu cherches une solution pour éviter ton problème. C’est comme pour mes trois questions, ta solution elle se trouve dedans… Si tu veux triompher demain, tu ne dois ni bifurquer, ni baster. Il te faut t’y frotter. Et ça ne passe pas par une définition, mais par l’expérimentation. Allez, regarde-moi droit dans les yeux et dis-le ce mot, comme il te vient.
Sous ce regard doux et soutenu du barbu, Damien chercha à balbutier les premiers sons, puis se ravisa.
– Non, non, je n’y arriverai pas ! Et quand vous me fixez, là, ça me gêne encore plus ! Comment je pourrais raconter, expérimenter une chose si je ne la connais même pas ?
– Bon. Alors, plonge tes yeux dans l’eau si ça te chante. Tout ce qui compte, c’est que tu le racontes comme si tu parlais à un autre. Maintenant, reprit-il en plombant de ses larges paumes les épaules du garçon, ancre tes deux pieds dans ce sol qui te fait croître. Prends ce socle pour appui, c’est de là que tout part. Et pis, dis-le franchement. Sans imiter qui que ce soit, sans t’écouter parler. On verra bien.

Emprunté par le ridicule de la situation, il aurait voulu contester, mais ces paroles de bon sens, la prestance et l’assurance de Sylvain, le naturel qui émanait de cet après-midi irrationnel, tout cela résonnait comme un appel. En préférant l’instinct au certain, il s’exécuta :
– Farfalanna !
– Danayon ! Je ne croyais pas si bien dire ! Tu l’as vue ? Dis-moi que tu l’as vue s’envoler ? s’empressa de s’enquérir Sylvain.
Bien sûr qu’il l’avait vue. Il ne s’en était même toujours pas remis. Comment expliquer, comment s’expliquer dignement, ce qui venait de se passer ?
– Oh mon garçon, je n’en demandais pas tant ! Vite, un tire moque, l’émotion m’en donne la chandelle !
Damien ne la lâchait plus des yeux. Il la vit se poser, plus loin, sur une branche et, en observant le vieil homme ranger la larme de joie dans son mouchoir, il se dit qu’il aurait dû le pressentir ou – c’était davantage de circonstances – le voir venir. Pour être vivante, elle l’était cette langue…
– Allez mon Damien, il ne faut pas que ça te turlupine. Toutes les premières fois chamboulent. Ce qui vient d’arriver, bien que ce soit plutôt réservé aux initiés, n’a rien d’anormal, ça t’est juste méconnu. Tu te rends compte don ! Tu te rends compte qu’en prononçant ton premier mot de patois, t’as réussi à…
– À produire carrément une « farfalanna » vivante de ma bouche ? Oui… concéda Damien.
– Les bras m’en tombent des cuisses, oh quel grand moment ! Tu n’as pas hésité et… Bim, c’est venu ! Quel bon élève tu as fait ! Je savais bien que, plutôt que de finir manoillon, j’aurais pu faire un excellent professeur… Ainsi va la vie, va. Je te l’avais dit Damien, le patois, c’est le patrimoine de la voix. À quelque part, comme toutes les langues du cœur, elle est dotée de battements de vie.
– Mais comment c’est possible ? Oui, je dois bien l’admettre, j’ai vu de mes yeux ces quatre ailes s’échapper de mes lèvres. Mais, comment ça se fait que…
– Laisse le comment aux savants. Pense plutôt au pourquoi. décréta le patriarche. Tu t’es don jamais demandé pourquoi c’était si vert par ici ? Sais-tu seulement que, pour admirer cette verdure, on y vient de loin ? Je vais te le dire, moi. Parler patois, c’est mettre du soleil dans sa voix. Ici, les sons ne sont pas prisonniers des lettres. Leur sens se répand librement, ça fait mûrir le paysage, les pâturages en sont friands. Tu viens de le voir, tout ce qui se prononce en harmonie avec ce qui se pense porte forcément l’empreinte du vécu. Parfois, le mot apparaît au même instant dans la réalité, comme un ricochet, ou alors, il se moule dans un nuage. Il se peut aussi, continua d’expliquer le vieil homme, que sa signification raisonne simplement en évidence ou, carrément, qu’il prenne forme à partir de ton souffle, comme tu as su le déclencher.
– Donc farfalanna signifie libellule ? Parce que c’est bien ça qui est sorti de moi…
– Tu as besoin d’une autre preuve ? Allez bonhomme, ne fais pas cette tête, je rigole ! Rassure-toi, il ne te sortira pas un insecte à chaque fois que tu prononceras du patois. Si elle est apparue, c’est bien parce que, justement, l’environnement de cet étang l’appelait et que toi, tu étais prêt.
– Donc… ça veut dire… qu’elle a été créée par le seul son de ma voix ? Que si je m’approche, ce n’est pas un mirage ? Que je pourrais la toucher ?
– Oui, elle est bien réelle mais c’est plus compliqué que ça. Dis-toi que c’est comme si elle était déjà là mais que, comme le moment lui donnait la bienvenue, elle s’offrait le temps d’un instant à ta vue. Questionne-toi un peu. Avec toute cette nature qui fonctionne à merveille autour de toi, tu crois raisonnablement que les sons émis par ta voix n’ont que pour but d’atterrir dans d’autres oreilles ? Qu’il ne se passe rien entre-deux, du néant, du vide ? Si c’était le cas, pourquoi l’oral priverait les yeux de ses bienfaits alors que le goût est intimement lié à la vue ? Si les sens s’éprouvaient à sens unique, ce que tu touches ne pourrait ni s’observer ni se sentir ? Damien, ce qui s’entend peut se voir quand on choisit d’y croire. Viens don l’observer de plus près, il te faut savoir ce qui réellement me tracasse.
Damien ne l’avait pas quittée des yeux. En se rapprochant, il fut surpris de constater qu’elle ne cherchait pas à s’enfuir, malgré l’étonnante proximité. C’est là qu’il comprit. Même s’il n’avait alors rien senti venir, il avait bien vu les quatre ailes se déployer aux commissures de ses lèvres. Désormais, la libellule qui lui faisait face n’en portait plus que la moitié. À peine eut-il le temps de questionner Sylvain que la troisième s’était déjà détachée.
– Tu vois cette agonie, gamin ? Les mots n’ont plus la vigueur d’antan. Va savoir, la coutume a perdu des plumes. Cette farfalanna retournera d’où elle vient, mais c’est si triste quand tu assistes à une pyanta qui cherche vainement à percer le béton. Ma foi, le patois s’étiole autant qu’il s’oublie…
– Mais, il faut faire quelque chose ! protesta Damien en assistant à sa chute dans le courant d’eau. Je suis sûr que si les gens savaient, ils feraient davantage attention !
– Pour qu’on admire le patois sous boîte, comme une relique ? Non, non, qu’on débute déjà par jeter les déchets où ils vont. Et pis, ça ne marcherait tout simplement pas. Les mots ne trichent pas, ça ne doit pas sonner creux. Il leur faut du sens, de l’amour, une vraie communication pour générer la vie. Le parler local se meurt Damien, comme le bois, les cloches, il étouffe sous tout ce qui noie les sons et les couleurs. Quand on y réfléchit, ce n’est pas tant la faute à ces bâtiments mais à cette nature qu’on piétine, à ce passé qu’on lorgne de haut. Ah, ceti pas dommage, comme si le toit pouvait se passer de fondations.
– Je suis désolé, reprit Damien, mais j’attends quatorze ans pour apprendre qu’une langue bien vivante disparaît par ignorance, et je devrais me taire ? M’y faire ?
– Je n’ai pas dit qu’il fallait ne rien faire. Au contraire ! Il est grand besoin de se retrousser les manches mais ce n’est pas tant prudent d’aller le crier sur les toits à tout va. Même si tu arrivais à te faire entendre, tu y gagnerais quoi ? De la curiosité ? Un effet de mode ? Un ramdam pas possible qui rameuterait les gros souliers de la planète dans ces vertes prairies ? Non, non. Tu vois, certains ont voulu le gommer, d’autres cherchent à le valoriser mais, dans le fond, il n’en a cure. Le patois devrait se prendre nature, comptant, tout comme il est, sans fioriture. Il veut juste poursuivre son existence et, pour qui y est sensibilisé, il continuera d’égayer le quotidien. La vie te l’enseignera, les plaisirs gagnent à être découverts, la saveur prend son temps. Et c’est pas nous qu’on va persuader les gens alors qu’il suffit à l’expérience de les convaincre !
– Alors qu’est-ce que je pourrais faire s’il faut même faire attention à ne pas le mettre en valeur ?
– Tu peux, si tu évites de le stigmatiser. Il s’honore simplement en le découvrant, en appréciant sa compagnie de temps en temps. Si ça te semble trop compliqué, retiens la leçon de la libellule. Ses quatre ailes poursuivent le même but ; pourtant, chacune d’elle bouge indépendamment des autres. C’est de cette particularité qu’elle tient sa rapidité et sa précision. Elle est capable d’aller en avant, en sur-place comme à reculons, un vrai petit hélicoptère. C’est dire, soi-disant que son vol a été étudié pour améliorer les drones. Alors, si tu veux que la langue garde tout son potentiel, il te faut faire collaborer les opposés ; compter autant sur l’arrière que l’avant, sur le passé que la postériorité.
– Ouah… je vais en avoir à méditer pour demain…
– Ne te complique pas la vie gamin, ne cherche pas tes mots, c’est utile que lorsque l’on doit réciter. Demain, contente-toi de raconter. Sans pour autant tout dévoiler.

Sur le chemin du retour, Damien ressassait tout cela. Désormais seul, l’envie d’en découvrir davantage lui brûlait les lèvres. C’était l’occasion de s’y essayer librement. En même temps, inimaginable de prononcer ce patois d’une voix franche en plein quartier d’habitations. Il habitait derrière le stade, ça lui laisserait quelques minutes pour marmonner une tentative. Mais d’abord, comment tester quand on ne connaît aucun mot ? Il y avait bien eu celui que le Barbin avait dit en calant son vélo sur la mobylette. Mais de ce qu’il en avait compris, quitte à essayer, autant éviter de trébucher… Pourquoi pas le chiffre vouit ? Ici, la plupart le prononcent ainsi, ça devait être lié. Quoique, le patois, c’est plutôt un vocabulaire différent. Ou la poya, ça, c’en est un ! Mais vas-y pour voir défiler une montée d’alpage à ce lieu et cette heure-ci. Et, en plus, aucun nuage à l’horizon après cette pluie. Ah, juste, Sylvain avait bien sorti un mot dont il ne connaissait pas la signification, pile après son fameux farfalanna. Lequel déjà ? Ah oui, Danayon !
À la hauteur du Club de tennis, sa chaîne venait de dérailler. Mince, à deux pas de la maison. Puis, son portable avait encore vibré ; sa maman, huit appels en absence. Huit ? Manquait plus que ça. Il poussa son vélo jusqu’au pied du prochain réverbère pour y voir plus clair afin de le rajuster. À peine terminé, il leva les yeux et, sous la surprise, manqua de s’encoubler. Le panneau fixé au luminaire indiquait « Chemin de la Poya ». Cette fois, c’en était trop ! Il valait mieux attendre d’en apprendre plutôt que de bredouiller l’inconnu. De toute façon, ils s’étaient promis de se revoir bientôt. Malgré les questions qui l’assaillaient, il avait dormi sur le dernier conseil.

 

Le lendemain, l’appréhension de se retrouver devant avait succombé aux émotions de la veille. Vint son tour. Face à la classe, son billet déplié, les mots coulèrent de source. Et Clémence sourit.

 

– Franchement, chapeau, tu t’en es plutôt bien sorti… J’ai oublié, tu pourrais me redire ta réponse quand la Castella t’a demandé si le patois avait un avenir ?
– Merci, rougit Damien. Je lui ai dit que, oui, mais uniquement si l’Avenir Associait l’Autrefois à l’Aujourd’hui.
– C’est joli, ça me plaît bien et ça me fait penser à quelqu’un. Tu ne serais pas libre ce week-end ? Parce que, si ça te dit de m’accompagner à l’alpage, j’ai l’oncle Sylvain qui serait certainement ravi d’avoir un peu d’aide.
Et, à son tour, Damien sourit.

 

[1] Orientation scolaire prégymnasiale au degré secondaire I du cycle d’orientation.

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