30 ans après, des retrouvailles improbables au-delà des espérances et des convenances…
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Elle portait un kimono mandarine sur un pantalon d’organdi quand elle pénétra dans la chambre.

L’homme qui avait descendu le grand fleuve sur un canoë de fortune

se tenait dans un angle, à l’abri des persiennes.
Le vit-elle tout de suite ?
Lui, ébloui la regardait s’avancer.
Elle s’arrêta sur la rosace au centre de la pièce.
Quand elle s’immobilisa, on eut dit une statue de cire,

l’homme avança vers elle.

Elle le vit, silhouette claire sur la tenture turquoise,

se détacher de l’ombre, venir vers elle,

poser un genou en Terre et lever vers elle son regard.
Elle s’agenouilla à son tour.
L’ombre des persiennes les rendait presque irréels.
Ils étaient face à face et leur regard plongeait dans le regard de l’autre,
la femme enveloppée de tradition et l’homme venu du fleuve.
On n’entendait que leurs souffles..
Quand leurs mains se joignirent, un grand frisson les parcourut,
et l’un soutenant l’autre, sans se quitter des yeux,
ensemble ils se levèrent.
À reculons, sans cesser de se regarder,
ils s’éloignèrent l’un de l’autre..
Une cloche au loin retentit.
Ils franchirent ensemble les portes

qui s’ouvraient sur des directions opposées.
Était-ce la première ? ou la dernière fois ?

 

Elle descendait un escalier étroit dont elle espérait que les marches glissantes débouchaient sur la mer quand elle croisa un couple qui se hissait vers le ciel.
La femme d’abord la dépassa sans quelle y prête attention.
Mais son questionnement resta en suspens

quand son regard rencontra les yeux de l’homme.
Trente ans s’étaient écoulées depuis leur adieu silencieux.
Interdits, suffoqués, statufiés, ils restaient immobiles, comme aimantés.

Elle, le regard baissé ne voyait plus que lui, son visage, ses yeux,

l’univers tout entier était concentré là.
Lui, le regard levé vers elle qui se découpait sur le bleu du ciel,

comme lui autrefois sur la tenture turquoise, la voyait toute entière,

avec en arrière plan la femme qui en percevant l’étrange densité du silence était revenue sur ses pas.

Elles étaient là devant lui.

Celle d’autrefois dont le souvenir était inscrit dans sa chair,

et celle qui avait partagé sa vie et lui avait donné un fils,

qui lui ressemblait tellement que si elle l’avait vu,

elle aurait pu croire que c’était lui,

et que le temps n’avait marqué ni leurs visages ni leurs corps.

Une amie, ma femme, finit-il par dire, en les présentant l’une à l’autre.
Pour alléger la tension et s’introduire dans le silence dont elle était exclue,
la femme se mit à parler, parler, parler..

ne reprenant son souffle que pour l’inviter à visiter leur maison,

qui était là juste derrière, au pied des escaliers, au-dessus du haut mur de pierres qui l’avait empêchée de continuer sa promenade sur les rochers.

Elle avait dû remonter pour contourner leur maison,

obstacle sur le chemin vers le néant de l’océan.

Elle savait qu’un soir lorsque le soleil descendrait sur l’horizon,

elle nagerait jusqu’à se perdre dans son inaccessible flamboiement.
Et la femme parlait.

Elle ne l’entendait pas.

Elle voyait ses lèvres bouger, comme les acteurs à la télévision quand elle coupait le son, pour sentir une présence sans être dérangée dans la grande maison où elle était née, où elle avait passé son enfance, et où elle se réfugiait pour se souvenir de son amour pour l’homme venu du fleuve qui était venu frapper à leur porte.

 

Son père avait extrait le poison de la blessure de l’homme.

Sa mère avait enveloppé sa jambe de cataplasmes d’argile et de plantes.
Et elle, petite fille avait trouvé un héros à aimer.
Elle devait avoir 10 ou 11 ans, vivait en sauvageonne au bord du grand fleuve, courait pieds nus sur la Terre, grimpait aux arbres comme les singes  qu’elle regardait sauter de branche en branche.

Un jour elle avait voulu les imiter et s’était lancée dans le vide.

Une maman singe l’avait cueillie au vol.

Elle s’était accrochée au cou de l’animal comme l’aurait fait son petit.

L’homme était resté couché pendant des jours.
Elle entrait sans frapper,

déposait sur la table des fleurs, des cailloux, un dessin parfois..

et repartait en sautillant comme un oiseau.

C’est à cette époque qu’elle avait commencé à s’attarder dans la salle de bain pour essayer les crèmes et les fards de sa mère, et à porter parfois une petite robe qui lui donnait des allures de ballerine.

Un jour, surprise de le voir assis de dos, à contre jour devant la fenêtre,
elle referma doucement la porte.

Elle ne l’avait vu qu’étendu dans le grand lit, sur lequel elle grimpait  quand sa grand-mère habitait encore avec eux.
Elle s’en était allée vers les étoiles en robe de dentelle, lui avait on dit,

et sa chambre était devenue la chambre d’amis,

où ne venait jamais personne.
À partir de ce jour, comme pour s’annoncer, elle frappa,

mais sans attendre de réponse elle entrait.
Et lui, reconnaissant ses pas légers sur le parquet, l’accueillait

avec un pâle sourire qui s’illuminait de jour en jour.

La  lumière semblait venir de ses yeux, bleus comme l’océan,

qu’elle n’avait jamais vu.

Ils étaient les fenêtres à travers lesquelles, elle voyait le ciel.

Ils ne se parlaient pas. Elle regardait ses yeux.

Elle regardait à travers ses yeux le ciel immensément bleu.

Et lui regardait la fillette encadrée par la porte.

Un jour, elle le vit debout devant la fenêtre,

le visage tourné vers la porte comme s’il l’attendait.

Elle voyait le ciel derrière ses cheveux et à travers ses yeux

et elle restait là sur le pas de la porte à le regarder.
La regardait-il ?

Son regard semblait voir au-delà de l’enfant,

dont la silhouette restait imprimée sur la porte après qu’elle l’ait refermée.

Quand il put se déplacer jusqu’à la salle à manger,

elle s’asseyait  entre son père et sa mère, face à lui.

Il répondait d’une voix paisible à leurs questions.

Elle n’écoutait pas ce qu’il disait,

mais sa voix résonnait profondément en elle.
Elle répondait gentiment quand ses parents lui adressaient la parole,

mais à lui jamais.

Il ne lui parlait pas non plus.
Quand il put marcher sans l’appui des murs,  il alla s’asseoir devant la maison. Il parlait aux fleurs, leur murmurait des mots qu’elles semblaient comprendre.

C’est dans ce qui peu à peu devenait jardin qu’elle le rencontrait,

penché sur la terre ou appuyé sur la bêche, le regard au loin.

Il ne regardait rien jusqu’à ce qu’elle entre dans son champ de vision.

Alors son regard devenait vivant, ses yeux se plissaient et s’illuminaient.
Peu à peu il trouvait sa place dans la grande maison, s’occupait des fleurs, repeignait les volets, chargeait du bois pour la cheminée qu’il allumait parfois pour la beauté des flammes.

 

« Venez prendre un café ».

Ces mots se détachent du flot de paroles de la Femme.
Comme une somnambule, elle la suit.
L’Homme marche derrière elle. Il n’a pas de nom.
La Femme porte une robe de coton jaune,
serrée à la taille par une mince ceinture de cuir blanche.
Elle remarque ses sandales du même cuir que la ceinture.
Une porte de bois s’ouvre devant elle. La Femme l’invite à entrer.
L’Homme ferme la porte derrière elle.
Ils sont debout tous les trois au milieu d’une grande pièce.
Par la fenêtre elle voit la mer. Elle regarde la mer.
La Femme prépare le café.
L’Homme debout les regarde,

l’une immobile, l’autre comme une luciole qui s’agite..
Les images se superposent, se séparent et se superposent à nouveau.
La Femme revient avec un plateau et trois tasses de porcelaine blanches.
Asseyez vous, dit-elle en désignant le canapé de velours rouge.
Sa voix remet l’Homme et la Femme en mouvement.
Sans quitter la fenêtre des yeux, elle recule et s’assoit sur le canapé.
La Femme s’assoit près d’elle. L’Homme s’assoit après elles

sur le fauteuil de cuir vieilli qui leur fait face.
Son fauteuil ?
La Femme verse le café noir dans les tasses blanches.
Elle tourne son regard, qui la traverse, vers elle.
Dans l’angle, derrière elle, posé sur un socle de marbre vert,
sur un buffet ancien, un oiseau de bronze patiné aux ailes arrondies, semble tendre en avant ses bras sans mains.
A côté, la photo d’un enfant en grenouillère sourit à l’objectif.
Sa main droite cache en partie le visage de la femme allongée sur le dos qu’il chevauche.
Elle imagine que la femme dans l’herbe est sa mère

et qu’il regarde la personne qui prend la photo.
Son père ?

Cet homme dont le regard absent fixe le vide entre elles ?

Ce vide temporel où se sont englouties les années écoulées depuis leur dernière rencontre.
Arrêt sur image.
Et le film se déroule à nouveau.
L’enfant de la photo..
Quel âge peut il avoir ?
Il suffirait de poser la question.
Elle en est incapable.

Elle ne voit rien.

Elle ne sent rien.

Elle ne pense rien.

Il ne dit rien.

Dans le flot continu des paroles de la Femme que rythme le balancier de la pendule, quelques mots lui parviennent comme à travers un brouillard.

20 ans, parti, voyage, Asie..

Où était elle à 20 ans ?

Parti.. elle se souvient, elle venait d’avoir 16 ans.

Comme si de ses yeux venait toute la lumière du monde,

tout s’était assombri après son départ.

Privée de son regard, elle ne voyait plus rien. La petite fille légère et insouciante était soudain devenue une jeune fille triste.

Ses parents avaient parlé d’un voyage, que sa blessure avait retardé,

qu’il aurait dû faire depuis longtemps.

Leurs explications ne changeaient rien à son manque de lui.

Pour la distraire de sa tristesse qui s’épaississait chaque jour, ils l’avaient emmenée en Asie.
Elle n’en avait gardé qu’un seul souvenir.

Elle, repliée en foetus, dans la main du Bouddha couché,

dans la vallée des 1000 temples en Birmanie.

Elle avait refusé de rentrer en Europe avec eux.

 

Le cliquetis d’une petite cuillère, la ramène au présent.

La femme porte une tasse à ses lèvres.

L’Homme attend son retour du passé.

Elle l’attend depuis le jour où il est parti.

Elle n’a jamais cessé de l’attendre.

Et soudain il est là.

Une main tendue vers elle, il attend.

Elle n’a pas entendu la porte s’ouvrir derrière elle,

mais elle a vu le regard de l’Homme s’animer.

Un jeune homme vêtu d’un pantalon vert et d’une chemise de soie d’un vert pâle se tient devant elle.

Je vous présente notre fils, Jean-Pascal.

Elle vient d’avoir 40 ans, il en a 25.

Ils ne vont plus se quitter.

Il s’assoit près d’elle.

Elle sent sa chaleur, son odeur,

sa présence qui lui ont tant manquées.

Elle s’anime, rayonne comme une femme aimée.

Il la regarde prendre vie. Il la trouve belle.

Son père et sa mère lui posent des questions sur sa vie, sur ses projets.

Quand repars-tu à Bali ?

Il leur répond sans la quitter des yeux.

Elle n’écoute pas ce qu’ils se disent.

La voix de Jean-Pascal résonne profondément en elle.

Elle vibre comme un archet sur le violon de ses souvenirs.

Sa voix a des intonations qu’avait celle de l’Homme.

Bali ! Ça fait des années qu’elle en rêve !

Les amis qui en reviennent lui disent « c’est un pays pour toi ».
Elle y serait morte empoisonnée dans une autre vie,

lui a dit un jeune voyant.

Elle y dénouerait des liens qui l’enchaînent au passé.
Elle y rencontrerait un homme..

Elle vient de le rencontrer.
Elle l’attendait depuis si longtemps.

Pour réaliser ce rêve qui ressurgissait périodiquement

et qu’elle négligeait d’exaucer, elle a déjà son billet d’avion.
Ils partiront ensemble un jour de Nouvelle Lune.
Jean-Pascal ne le sait pas encore.

Ils iront au gré du vent et des rencontres.

Ils seront à Borobudur pour la fête du Vesak,

à la Pleine Lune du mois de Mai.

On s’agite autour d’elle.

Elle prend la main qu’il lui tend et se lève.

Sans rien dire, ils franchissent la porte qui se referme derrière eux.

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