Créé le: 08.08.2024
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Au-delà de l’ennui
Pour tuer l'ennui, une visite inattendue va tirer le Père Angelo di Peimonte de son confessionnal.
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– Bénissez-moi mon Père car j’ai pêché.
La voix est rauque, chargée d’une odeur froide de tabac enveloppant soudain le confessionnal. Le Père Angelo di Piemonte, qui confesse depuis deux heures, a aussitôt envie d’humer l’air frais de l’Église. De courir jusque sur le parvis, sentir le soleil et l’air de la côte Adriatique sur sa peau. Et de s’allumer une Marlboro à l’aulne du grand olivier. Et pourquoi pas, d’une liqueur fraîche de Limoncello entouré des gars du quartier?
En voilà une idée séduisante.
Il prie le Seigneur pour que ce pénitent soit le dernier et se repent instantanément de cette pensée égoïste.
Le Père Piemonte se l’avoue, il en a juste assez de toutes ces jérémiades: de la mère de famille excédée par son Jules qui, une fois rentré, attend que bobone lui serve son plateau-repas devant le match Juventus – AC Milan, sur lequel il préfère porter son regard plutôt que sur la nouvelle paire de seins qu’elle vient de s’acheter. Angelo se demande alors de qui Juventus – AC Milan sortirait vainqueur, et se ressaisit aussitôt. De la jeune ado émotionnée par la vidéo vue sur TikTok du chat déguisé en ouvrier poussant une brouette, et de sa mère exaspérée par sa fille cloîtrée dans sa chambre, rivée sur des vidéos «TokTok» ridicules. C’est «TikTok» rectifie le père Angelo. A la duchessa qui a renvoyé son domestique portugais sous prétexte qu’il a oublié de baisser la lunette des toilettes, laissant apparaître sa grosse commission suivie de l’empreinte de son passage.
Tout cela est insignifiant.
Tiraillant le Père entre ses pensées impures et ses obligations.
Je suis autant puéril que ces gens et incapable de leur venir en aide. La force me manque, Seigneur.
Il chasse cette pollution de son esprit.
A dire vrai, il s’ennuie. Les gens l’ennuient. Depuis trente ans qu’il officie dans le village de Ravello, la vie l’a englué dans une mélasse d’insouciance. Sans qu’il s’en aperçoive, des mois et des années se sont écoulés. Une éternité à écouter les lamentations de ces gens qu’il apprécie malgré leurs basses considérations.
– Quand cesseront-ils de me tourmenter Seigneur? dit-il à voix haute.
– Peut-être quand tu écouteras ce que j’ai à Lui dire, assène une voix.
Soudain, Angelo se souvient qu’il est dans le confessionnal et qu’un besoin de fumer une clope flotte encore dans l’air.
– Excuse-moi, la journée a été longue.
– A qui le dis-tu.
– Qu’est-ce qui t’amène mon fils?
Hésitation.
– C’est un peu particulier Padre.
– Dis toujours, Dieu t’en est témoin, rétorque le prêtre en ignorant le sarcasme.
– Oui, je sais. Ce que j’aimerai confesser aujourd’hui, c’est mon ennui.
Cette remarque interpelle Angelo et le conduit vers ses propres réflexions.
– Es-tu certain que l’ennui nécessite d’être confessé mon fils?
– Dans mon cas oui. Quand je t’aurais expliqué de quoi il en retourne, tu comprendras.
– Je n’attends qu’à t’écouter.
– Voilà. Il y a fort fort longtemps, j’ai été désigné pour faire le sale boulot que personne ne voulait faire. C’est bien payé, la place assurée, et les conditions sociales excellentes, ça, je n’ai pas à m’en plaindre. Mais moi, je n’ai rien demandé, c’est juste que quelqu’un a dit un jour: «Voilà le type de la situation».
– Quel est ton métier?
– Métier ? Quelle importance Padre? Il ne fait pas de moi ce que je suis? Qui je suis? Non?
– Certes, ça ne prouve rien.
– Bref, si tu pouvais cesser de m’interrompre pour éviter que je perde le fil… hahaha le fil…
L’homme s’esclaffe, rit à sa blague dont Angelo ne saisit pas le sens. Il le trouve arrogant, voire narcissique. Il ne fait pas partie de ses ouailles d’ailleurs. Tête ébouriffée, qu’il distingue au travers de la cloison quadrillée en bois. Ses traits, entre clairs-obscurs, sont cachés. Et cet accent : difficile de lui trouver une origine quelconque.
Il enchaîne :
– J’ai été à ce poste jusqu’à aujourd’hui. A voir défiler ces hommes, ces femmes, ces enfants… ce que je veux dire, c’est que tout cela me dépasse. Je ne trouve plus de sens à ce que je fais. Ça ne me remplit d’aucune joie, si joie j’ai pu ressentir. Enfin, je sais ce que ce mot signifie, mais l’éprouver ne m’a plus effleuré depuis… oh… au moins… (il réfléchit). Tu comprends ce que je veux dire ?
– Non.
– Toi, par exemple Angelo, tu connais cette sensation?
– Oui.
– Comment ça se traduit?
Angelo repense à sa clope, au grand olivier et aux amis. Au soleil et au vent qui caressent sa peau.
– C’est savoir apprécier les moments simples de la vie.
– Eh bien, vois-tu, je ne comprends pas ce que tu veux dire.
Angelo a une idée. Il dit à l’homme:
– Viens je vais te montrer. Sortons d’ici.
Ils quittent le confessionnal dans la fraîcheur de l’Église. Angelo détaille son interlocuteur. Un homme bien bâti, d’environ un mètre quatre-vingt-cinq, à l’âge indéfinissable, cheveux noirs de jais en bataille, des yeux bleus métalliques. L’allure d’un motard et une sensation étrange de le connaître sans jamais l’avoir vu.
– Tu t’attendais à quoi?
La franchise de l’homme le désarçonne.
– Je ne sais pas. A rien en fait.
– Bon, ok alors, allons-y. Montres-moi.
Sur le parvis, Angelo le conduit jusque sous l’olivier. Le panorama y est sublime, la côte hâlée d’une aura tournant au rouge sang. Le vent emporte dans son sillage des embruns salins, accompagné par le chant distordu des cigales, irritant les oreilles du prêtre. Quand viendront des jours plus frais, elles disparaîtront pour ne réapparaître que l’année suivante, pour son plus grand bonheur.
Le Père l’invite à prendre place sur le banc placé sous le feuillage. Il y fait frais. Il porte la main sous sa soutane et en extirpe un paquet de Marlboro froissé qu’il tend à l’homme. Celui-ci en saisit une et l’allume avec le briquet du prêtre.
Après qu’Angelo ait allumé la sienne, l’homme l’imite en le voyant s’adosser contre le banc, fermer les yeux et expulser une volute de fumée bleue dans l’air chaud de cette fin d’après-midi.
– C’est donc cela «éprouver de la joie»?
Angelo ouvre les yeux, le regarde et lui dit:
– Ne le prends pas comme un acte insensé. La joie s’accompagne d’un rituel. Tu vois, quand ma journée a été éprouvante, je viens ici, je m’assieds, j’y retrouves mes amis, je ferme les yeux pour sentir la chaleur, le vent, et je fais le vide en moi. Rien n’a d’importance à ce moment précis. Tous mes soucis de la journée s’évanouissent.
– Et c’est cela éprouver de la joie?
– Vois-y plutôt comme un acte foi. C’est un ensemble. Ton corps se détend, tu sens l’air qui caresse ta peau, la chaleur du soleil, le panorama. Et la cigarette. Puis, tu fermes les yeux et tu laisses tous ces éléments s’écouler en toi. Vas-y essaie.
L’homme tourne son regard vers la côte et le soleil rougeoyant s’écouler dans la mer à l’horizon. Le chant stridulant des cigales le berce. La chaleur. Il tire une bouffée, aspire et gonfle ses poumons. Ferme les yeux.
Le Père Angelo observe l’homme se détendre, presque comme s’il fait corps avec le banc puis, son torse s’affaisse, expulse un râle qu’Angelo qualifie d’extase.
– Tu vois, c’est cela: un plaisir simple de la vie. Tout s’est envolé. Le vide fait corps avec ton esprit. Il est loin, au-delà des considérations de ce monde.
L’homme ouvre les yeux et scrute les alentours comme s’il voit pour la première fois.
– C’était magnifique.
– N’est-ce pas.
– Vous ne pouvez pas imaginer la chance que vous avez.
– «Vous»?
– Oui, vous, les hommes.
Le Père Angelo s’étonne de sa remarque. Comme si cet homme cherche à tout prix à se détacher du troupeau. Une question lui vient à l’esprit:
– Dis-moi, je ne t’ai pas encore demandé: qui est-tu?
Toute trace d’arrogance a disparu du visage hâlé nimbé des yeux métalliques. Probablement l’extase, se dit Angelo.
– Cela va peut-être te surprendre: mon nom a un sens pour tout ce monde, depuis l’aube de l’humanité. On m’en a donné beaucoup, mais moi, je ne me souviens pas du mien. Trop de temps s’est écoulé. Et d’ailleurs, tous ces noms ne me qualifient pas en tant qu’être.
– Quel est le nom que l’on te donne alors?
– Je suis Mot, Yama, Yanluowa, Thanatos, Hel, Osiris et bien d’autres encore. On me connaît dans tes contrées sous le nom de Mort.
Angelo défailli. Vient-il de se définir comme le Passeur d’âmes? Le symbole philosophique du trépas pour l’humanité? Assis sur ce banc à côté de lui en train de tailler le bout de gras ? Et de fumer une clope?
Le Père reste interdit.
– Je ne te crois pas, finit-il par dire dans un souffle.
– N’écoute pas ton esprit Padre. Il a été endoctriné, formaté. Écoute plutôt ton cœur. Qu’est-ce qu’il te dit?
Pendant de longues secondes, Angelo détaille l’homme, cherche dans son regard le mensonge, mais n’y trouve rien d’autre que de la sincérité.
– Tu es réellement celui qui conduit les âmes en Enfer ou au Paradis?
– Oui. Je suis celui-là.
Comment appréhender cette visite ? Quelle chance pour un homme de rencontrer, de son vivant, celui qui le fera passer de l’Autre Côté?
Soudain, une vive appréhension noue l’estomac du prêtre.
– Pourquoi es-tu ici alors? Tu es venu pour moi?
– Aucune inquiétude, non. Je ne sais pas pourquoi on m’a envoyé ici. Je me suis retrouvé sur le parvis à fumer une cigarette. En voyant le confessionnal, j’ai pensé que c’était une bonne idée de venir discuter avec toi.
– Étrange effectivement, souffle Angelo en songeant à lui-même.
Ensembles, harassés par l’ennui, ils se retrouvent là. Un prêtre et le Passeur. Quelle ironie!
La Mort hausse les épaules.
– La seule chose que je comprends c’est que s’Il a un plan, Il soupçonne déjà ce qui me tracasse. Certainement qu’Il sait que mon métier ne me passionne plus, que je souhaite démissionner et devenir un mortel.
– Mais… tu ne peux pas…, s’offusque le prêtre.
– Et pourquoi? Je n’ai jamais rien demandé à personne moi.
– Peu importe. Il t’a confié une mission, tu te dois de la remplir.
Angelo se dit qu’il se convainc lui-même avant de reprendre :
– Et donc? Ce paradis qu’on nous vend dans le catalogue, il existe bel et bien?
– Disons que le concept a un peu évolué.
Le Père Angelo songe que cette occasion ne présentera qu’une fois dans sa vie.
– Montre-moi d‘où tu viens.
La Mort le regarde profondément puis, saisi la main tendue du prêtre.
Instantanément, le monde bascule vers un univers stérile. Sans profondeur. Sans repaires, ni panorama auxquels s’accrocher. Peu à peu, le sol se fait roches, pentes. Représentation connue des écrits et des peintures au fil des siècles. Il ne fait ni chaud ni froid. Dans le fond d’une vallée, un fleuve. Le Styx. Et au bout de celui-ci, deux portes colossales par lesquelles s’écoulent les eaux lancinantes du fleuve recouvertes d’embarcations guidées à gauche ou à droite.
– Où sommes-nous?
– Dans les limbes. Un endroit entre ton monde et l’Au-delà. Celui qui en a fait une description fidèle c’est Dante Alighieri dans sa Divine Comédie avec, malheureusement, les yeux de son époque. Après qu’il soit venu ici avec Virgile, Dante m’a décrit comme Charon, Le premier gardien de l’Enfer. Ce qui est faux, puisque mon job c’est de récolter les âmes pour les guider vers le lieu auquel elles sont destinées. L’épreuve qui les attend c’est le jugement. Un processus qui consiste à être mis face à leurs actes terrestres. C’est un peu mon confessionnal si je peux me permettre cette analogie.
– Mais si Dieu est Amour, pourquoi tous n’ont pas droit au Paradis?
– Ta naïveté m’impressionne Angelo.
Il rit et enchaîne:
– Dieu est Amour, certes, mais il n’est pas si charitable que l’on veut bien le prétendre. Crois-tu qu’Il permettrait que Son Paradis soit pollué des pires crevures qui ont fait souffrir leurs semblables ? Ceux-là ont choisis leur dieu bien avant d’arriver ici, n’en doute pas.
– Je vois.
Ils descendent la pente abrupte plus rapidement que ne l’aurait cru Angelo. Sur les berges du fleuve, le prêtre regarde les embarcations s’écouler. Dans chacune, un homme, une femme, aux regards hébétés, attendant leur jugement, hypnotisés par cet endroit hors du temps et de l’espace.
Dans une barque, une femme sans âge pleure, dans l’attente insoutenable que s’amenuise la distance qui la sépare de l’une ou l’autre des portes.
Charon s’approche d’elle.
– Pourquoi pleures-tu?
– J’ai peur, répond-elle.
D’une voix apaisante, La Mort lui effleure l’épaule et dit:
– Au-delà de ces portes tu seras libérée, tu ne connaîtras ni souffrance, ni faim, ni soif et ceux que tu as déjà perdus t’accueilleront.
– Merci, Passeur.
Des larmes de soulagement s’écoulent sur ses joues.
L’embarcation s’enfuit pour disparaître par la porte de gauche.
– Tu es bon, Charon et tu mets du cœur à l’ouvrage.
– Grazie, Padre.
Plusieurs jours durant, La Mort et Angelo accompagnent les âmes à «traverser» l’épreuve, à passer de l’Autre Côté. Et tout ce temps, Angelo ne souffre d’aucun ennui, conscient maintenant que celui-ci n’est que l’émanation de sa propre incapacité à surmonter la routine de son quotidien.
Ce qu’il y trouve, c’est la joie de venir en aide à son prochain.
Puis, un jour, Charon vient le trouver.
– Le temps est venu pour toi de repartir dans ton monde. Mais ne t’inquiète pas, nous reverrons mon ami. Je serai là quand tu feras ton propre jugement. Je te remercie pour ton aide. J’ai un peu retrouvé aujourd’hui la flamme qui m’animait quand j’ai commencé ce boulot. Et un peu plus de confiance en l’humanité grâce à toi. Peut-être, qui sait, un jour je reviendrais pour m’asseoir sur ce banc et fumer une cigarette en ta compagnie.
Le Père Angelo sourit.
– Tu seras toujours le bienvenu mon ami.
La rencontre fut brève, mais le prêtre a le sentiment qu’une éternité s’est écoulée.
– Vas-y maintenant, j’ai du boulot.
La Mort pose une main sur son épaule et aussitôt…
Une voix s’élève dans le confessionnal. Une voix de femme, jeune, sincère.
– Bénissez-moi mon Père car j’ai pêché.
S’est-il assoupi ? Vient-il de rêver? Cette visite inattendue a-t-elle bien eue lieu?
Il se dit que finalement, cela n’a aucune importance. L’important réside dans l’instant présent et l’épreuve qui l’attend : aider autrui et dispenser ses conseils.
L’ennui attendra.
– Je t’écoute ma fille, Dieu t’entend.
FIN
Commentaires (1)
Webstory
17.01.2025
Merci de votre participation au concours 2024 – AU-DELA. Votre histoire figurait parmi les dix premières retenues, sur 75, dans la sélection du jury.
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