Créé le: 30.08.2022
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Au cours des méandres
L’harmonie est une balance à l’équilibre : il suffit d’un trouble pour la faire pencher et la briser.
Son maintien ne peut être assuré si l’un des plateaux cherche à s’élever au-dessus de l’autre.
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Il était une fois deux royaumes, l’un se situant sur une grande montagne, et l’autre résidant sur la plaine à ses pieds. Une rivière était née du sommet du plus grand pic, descendait du mont avant de tomber en une immense cascade et de former un vaste lac, offrant ainsi aux deux peuples un cours d’eau sain.
Cette rivière, aussi pure que la montagne, possédait des propriétés magiques : les poissons y nageant permettaient le ravitaillement constant de vivres nourrissants pour les hommes. L’eau les abreuvait et irriguait les cultures, les rendant abondantes et résistantes aux maladies, aux insectes ravageurs et au rude climat. Mais la propriété la plus extraordinaire fut le sens du courant : l’eau circulait dans les deux sens, chutant de la cascade d’un côté pour remonter féériquement de l’autre.
Les dirigeants des deux royaumes se partagèrent la rivière pendant des centaines d’années, dans la paix et l’harmonie. Cependant, lorsque de nouveaux rois montèrent sur le trône, l’équilibre fut brisé : persuadé que l’autre souverain voulait monopoliser le cours d’eau et l’exploiter, le roi de la montagne, dans son égoïsme, sa folie et sa soif de richesse, lança alors la construction d’un barrage, à l’entrée de la cascade.
C’est ainsi que cette dernière cessa de couler, et que l’eau cessa d’atteindre le lac à ses pieds. Le roi de la plaine chercha à comprendre l’origine de cette décision, et après maintes tentatives de communication, il n’obtint aucune réponse. Sage et réfléchi, il rassura son peuple : le temps passerait, les deux royaumes reprendraient leur vie d’antan, et ils disposeraient des mêmes ressources qu’autrefois, assurant une alimentation continue et stable.
L’espoir fut néanmoins de courte durée, car après quelques semaines, l’eau du lac commença à pourrir. Des algues nauséabondes se répandirent, tuant petit à petit les poissons et empêchant l’irrigation des cultures. Les habitants furent forcés de dépendre de puits, n’offrant pas assez d’eau pour tout le monde, et dont l’accès fut alors limité.
Inquiet, le roi de la plaine essaya une nouvelle fois de joindre le roi de la montagne, afin de lui faire part de la situation qui accablait son royaume. Le premier lui demanda de détruire le barrage, mais le second, obstiné, refusa, l’informant que, n’étant pas concerné, il n’interviendrait guère. Tout espoir semblait perdu, et les habitants de la plaine commencèrent à tomber malades, à cause du manque de nourriture et de la qualité de l’eau.
C’est alors que la princesse approcha son père, accablée par la souffrance et la peur de son peuple. Elle proposa alors d’épouser le roi de la montagne, veuf, dans le but de le manipuler et de le pousser à retirer le barrage. Le roi s’opposa à son plan, refusant de perdre son unique héritière, qu’il affectionnait plus que tout, à un homme égoïste et sans-cœur. Sa fille comprenait son inquiétude, mais refusait de rester les bras croisés.
Connue pour sa sublime beauté et son cœur pur, la princesse était également réputée pour sa douceur, sa droiture, sa patience, son calme, et le réconfort qu’elle apportait à toute personne qu’elle rencontrait. Elle finit ainsi par convaincre son père, qui n’accepta son départ qu’à une unique condition : elle ne se marierait pas au roi de la montagne, mais à son fils aîné, successeur au trône, dont la position et le pouvoir permettraient la fin de cette épreuve.
Par conséquent, la jeune fille se mit en route, portant l’espoir de son peuple sur ses épaules. Malgré sa crainte, elle continua à marcher, consciente que son sacrifice serait pour le bien de tous.
Quatorze jours plus tard, dans le royaume de la montagne, l’on apprit l’arrivée d’une noble étrangère, qui demanda une audience royale. Son vœu fut exaucé, et elle fit ainsi la rencontre du prince héritier, Amos. Le jeune homme, se tenant à côté du trône, fut surpris par la requête de la princesse, qui demanda à l’épouser, dans l’espoir de rapprocher les deux royaumes.
Le père vit le mariage d’un très bon œil, car l’évènement priverait le royaume de la plaine de son unique héritière, tout en permettant la continuité de sa lignée. Le fils, lui, était partagé entre raison et passion. Souhaitant lui aussi, en secret, détruire le barrage après avoir appris la situation du peuple de la plaine, il sut que cette union offrait une opportunité de changement. Néanmoins, bien que révolté par la décision royale, il ne voulait se lier à une inconnue, scellant ainsi sa destinée. Il n’osa cependant pas s’opposer à la décision de son progéniteur, et garda le silence.
L’audience terminée, les habitants s’affairaient de toute part, planifiant l’organisation de la cérémonie, qui se déroulerait dans les plus courts délais, sous décret du roi. Pendant que les préparations faisaient rage, aussi bien au cœur du château qu’à l’extérieur de l’enceinte, des serviteurs installèrent les affaires de la princesse étrangère dans sa future chambre.
Les deux héritiers se retrouvèrent enfin seuls, face à face, dans les quartiers du prince. Ce dernier proposa à son invitée de s’asseoir. Son cœur était lourd, peiné par la nouvelle. Alors que la voix de sa sagesse lui torturait l’esprit, le persuadant de profiter de la situation, la jeune femme prit la parole :
– Prince Amos, je me tiens ici aujourd’hui, sur vos terres, dans l’espoir de sauver mon peuple de la famine. Je ne suis guère venue ici par amour, mais par devoir. Je ne deviens votre épouse seulement car c’est l’unique moyen à ma portée d’aider mon royaume. Je crains de ne pouvoir être la compagne que vous attendiez. Ne vous faites point d’illusions quant à la raison de ma venue, et j’espère que vous pourrez bien me pardonner. En me condamnant à une vie à vos côtés, je vous entraîne dans ma chute, et vous prive de la votre.
Le prince resta figé un instant devant la sincérité de son interlocutrice. Il fut touché par sa déclaration, admiratif de sa bravoure et de sa détermination. Il prit un moment pour organiser ses pensées, avant de lui répondre :
– Princesse, je vous remercie pour votre honnêteté. Je ne peux alors que vous rendre la pareille. Je suis conscient des souffrances des habitants de la plaine, et m’excuse au nom des miens pour le cauchemar qui vous affecte. La construction du barrage ne résulte que de la volonté égoïste du roi, ainsi je vous demande de ne blâmer que lui et ses décisions, indépendantes des intentions de mon peuple. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le raisonner et arrêter ce conflit inutile, je vous en donne ma parole. Je suis peut-être né au sein de la montagne, mais mon cœur appartient à la plaine, annonça-t-il avec un léger sourire.
– Je ne sais quoi vous répondre… Je vous imaginais comme votre père, mais je réalise que je me suis grossièrement trompée. Je serai votre alliée la plus fidèle et serviable, avant d’être votre épouse, déclara-t-elle avec assurance, mais son ton était entaché de chagrin, ce qui ne passa pas inaperçu.
– Ma chère, notre mariage aura lieu très prochainement. Je n’attends rien de ce dernier, tout comme vous, à part une collaboration solide entre nous. En tant que mari, je vous chérirai, et vous traiterez avec tout le respect que vous méritez. Mais je ne vous demanderai jamais rien : vous serez libre de faire ce que vous souhaitez, et d’aimer qui vous désirez. Je vous demande simplement de jouer le jeu en public avec moi, afin que nous puissions travailler ensemble, en partenaires, en alliés, voire même en amis, pour votre juste cause, sans éveiller de soupçons. Pour tout vous avouer, mon cœur appartient déjà à quelqu’un d’autre, ce qui explique mon affliction lors de votre arrivée.
La princesse le regarda affectueusement, avec compassion et bienveillance. Elle hocha la tête, pris les mains du jeune homme dans les siennes, avant de les envelopper et de les serrer doucement. Elle chercha ses yeux, avant de lui sourire chaleureusement :
– Mon cher, c’est avec une joie indescriptible et une grande humilité que je partage votre pensée. Je vous en suis à tout jamais reconnaissante. Si nous travaillons ensemble, je ne doute pas de notre réussite. Gardez-donc votre cœur, je ne suis point ici pour vous le voler. En échange de ma liberté, je vous rends la vôtre : continuez de chérir votre amour avec passion. Je suis sûre qu’un jour vous serez avec lui. Si vous ne me voyez non comme votre épouse, mais comme votre amie, alors je m’en réjouis fortement et en suis très honorée.
Ainsi, s’étant confié l’un et l’autre quant à leurs sentiments et objectifs, les deux jeunes gens passèrent la nuit ensemble, à discuter de leur vie et de leurs rêves. La princesse s’émerveilla devant l’intelligence, la culture et l’ouverture d’esprit de son interlocuteur, mais également devant son sang-froid et sa retenue, et réalisa que toute persuasion ne serait que perte de temps.
Une confiance mutuelle s’installa petit à petit et, le soleil s’étant depuis longtemps couché, le prince lui offrit la chambre reliée à la sienne, inoccupée, pour respecter son intimité et préserver la sienne, et ils allèrent se coucher.
Leurs longues discussions échangées les jours suivants les rapprochèrent encore plus, révélant leurs nombreux points communs. Ces multiples similitudes tissèrent un lien fort entre eux, une profonde amitié, tellement leurs âmes semblaient identiques.
Tandis qu’ils apparaissaient toujours ensemble au grand jour, inséparables, ils commencèrent à se rapprocher de personnes nobles et de haute importance, secrètement opposées à la décision de leur roi. Se renseigner sur le barrage était essentiel pour sa destruction, et le temps leur était compté.
L’étrangère se chargea de convaincre les nobles les plus puissants, tentant de les rallier à leur cause. Dans sa bonté, elle chercha à apporter son aide partout où elle pouvait être utile, et aida non seulement la cour, mais les modestes habitants, ce qui lui permit d’être connue et aimée par tous.
Le prince, de son côté, visita la capitale et les campagnes environnantes, voulant observer le monument de ses yeux et déceler ses faiblesses. Sur le chemin, il questionna tous les hommes, femmes et enfants qu’il croisa, et fut déconcerté par l’ignorance de ses sujets. La grande partie du peuple de la montagne ignorait l’existence même du barrage, et les rares le connaissant n’avaient aucune idée de ses répercussions sur leurs voisins.
Révolté par la situation, et son voyage terminé, le prince rentra au palais, et alla confronter son père sur le sujet, accompagné de son amie. Ce dernier, percevant l’échange comme un signe de révolte, accusa la nouvelle venue d’avoir manipulé son héritier et de l’avoir retourné contre lui. Le fils la défendit immédiatement, citant ses qualités et son amour pour la vie, que ce soit celles des habitants de ce royaume ou non.
Le roi, outré, ordonna, dans un excès de rage, l’exécution de l’étrangère, qui semait selon lui le chaos sur ses terres et dans les esprits de son entourage. Le prince dégaina son épée, prêt à se battre pour la protéger. Personne n’osa essayer de la saisir, ou d’intervenir.
– Père, vous vous trompez entièrement à son sujet, comme à celui du peuple de la plaine et de leur souverain. La princesse n’est pas ici pour causer un conflit, mais pour résoudre celui dans lequel nous vivons, et y mettre fin. Des personnes innocentes souffrent, par notre faute. Non, par votre faute, et par notre inaction. Cela ne peut plus durer. La princesse, depuis son arrivée, n’a apporté qu’harmonie et équilibre au sein de notre château, et dans nos provinces. Demandez, questionnez n’importe quelle personne à vos côtés : si l’un d’entre eux lui reproche ne serait-ce qu’un faux-pas, une seule erreur, alors je suis prêt à mourir à sa place.
Le silence régna dans le hall, et personne ne prit la parole pour contrer les propos du prince.
– Vous voyez désormais ? Vous pouvez lui ôter la vie, ou même l’exiler, mais ni son œuvre, ni sa personne, ne pourront jamais être effacées, et sa présence restera à tout jamais gravée dans nos esprits. Nous avons passé ces dernières semaines ensemble, non à patienter pour notre mariage, qui n’est que façade et cupidité de votre part, mais à rallier les autres à notre cause. Et ce ne fut pas difficile : vous êtes roi par le sang qui coule dans vos veines, mais non par votre âme. Un roi doit gagner le respect de son peuple, en étant dévoué et à son écoute. Il doit penser au bien de tous, étrangers ou non. Votre manque de crédibilité aux yeux de vos conseillers, de vos soldats, de vos sujets est la cause de leur absence de fidélité pour votre règne. C’est ainsi que je vous demande de capituler. Abandonnez le trône et la couronne. Notre peuple a appris la vérité et, en ce moment même, prévient le roi de la plaine du démantèlement du barrage, qui sera bientôt terminé. Laissez votre place, avant que je ne sois contraint de la prendre par la force. C’est terminé.
Le prince, aimé par tous, fut rejoint par une foule de personnes, appartenant aussi bien à l’armée qu’au conseil royal, qu’elles soient serviteurs ou nobles, qui se tint derrière le souverain qu’ils attendaient. La princesse, à ses côtés, prit la parole :
– Je ne cherche qu’à sauver mon peuple, et je suis soulagée que leur supplice prenne fin. Une nouvelle génération prendra le relais, et s’assurera de la continuité des bonnes relations entre nos royaumes, afin qu’un tel incident ne se reproduise plus jamais. Votre amour-propre et votre indifférence face à la douleur des autres sont les seuls responsables de votre chute. Nous sommes ici pour rétablir la paix, et celle-ci ne peut se réaliser en votre présence. Partez, et que le peu de conscience que vous avez soit tranquille. Vos terres et ses habitants seront en sécurité dans les mains de votre fils. Je pars rejoindre les miens. Quant à vous, mon prince, mon ami, je vous remercie du fond du cœur. J’espère que le destin nous offrira la possibilité de nous revoir, et je vous souhaite une vie heureuse et remplie d’amour.
C’est ainsi que le prince Amos devint roi, après l’exil de son prédécesseur, et que la princesse retourna auprès de son père. Le barrage fut entièrement détruit, et la rivière magique reprit son cours, procurant à nouveau ses propriétés magiques aux habitants de la plaine, qui retrouvèrent nourriture, eau et santé.
Le mariage fut annulé, mais un autre prit place : le nouveau roi épousa l’amour de sa vie, et célébra son union avec son amie, qu’il avait invitée à la cérémonie. Les années passèrent, et les deux jeunes gens continuèrent à échanger des lettres et des visites régulières.
En remerciement, leurs peuples respectifs sculptèrent une statue en l’honneur des héros, qui furent placés dans les royaumes opposés, là où la rivière se courbait pour continuer sa route. Sur les plaques fixées à leurs pieds, l’on pouvait lire : “En hommage aux médiateurs qui apportèrent paix, équilibre et harmonie à nos terres :gloire au prince Amos de la montagne et à la princesse Tempérance de la plaine”.
Arcane n°14 : Tempérance
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