Créé le: 25.12.2020
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Atmosphère, atmosphère, autour d’une table de fête
Chapitre 1
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Tourbillon de pensées, souvenirs, chagrins, espoirs, projets: tout se bouscule autour de la table de Noël, tout s'anime et devient possible; va-et-vient de sentiments mélangés, de poésie et de prose, de prières secrètes et de danses
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Expatriée depuis les années ’20 dans une région très marginale d’un pays voisin, Madeleine n’y trouvait aucun des produits de la Saint-Martin, qui demeurait dans sa jeune mémoire comme le sommet du « festin » villageois, lorsque toute la famille s’affairait,
Qui aux côtelettes, qui au lard et qui au boudin
Sans oublier, atriaux, saucisses, choucroute et cumin
Tout cela semblait si loin!
Mais au mois de décembre,
Pour Noël justement, au moins,
Quelqu’un se dévouait pour lui envoyer
Saucisse fumée, lard frais et « touai-tchée » au levain.
Tout cela arrivait par un labyrinthe de chemins :
Car postal, chemin de fer et navettes
Et peut-être aussi, de loin en loin,
Un traineau, un père Noël et ses clochettes
Accorderaient leurs horaires et correspondances
Pour livrer à temps de quoi « faire bombance »
L’attente durait des jours. Pour meubler l’impatience la petite Cécile imaginait comment dresser la table, avec quelle nappe, si possible la plus belle et rare, la damassée aux reflets soyeux, aux monogrammes brodés et bombés, les couverts argentés, les « assiettes du dimanche », les « beaux verres » en cristal gravé, posés dans les dessous-de-verre en émail, les plats ovales pour les hors-d’œuvre, les coupelles et les décors. Madeleine opposait un peu de résistance, puis cédait à l’effervescence de tant d’enthousiasme, tout en se demandant : « d’où vient donc à la gamine cette lubie de la table décorée ? c’est tellement de travail ! ».
Mais on allait fêter Noël ! Ils allaient se retrouver tous ensemble, enfin presque, autour d’une belle choucroute. Cécile ajoutait des guirlandes au sapin et au lustre, rêvait de quelque chose de rare, les mandarines, pour le décor et pour la couleur. Grand-papa dégageait la rallonge de la table, sortait du buffet le chauffe-plats et les deux carafes; oui, ils seraient au moins six, peut-être huit. On attendait des nouvelles de Gérard, le cousin parti depuis si longtemps en Amérique : après tant d’années, il avait écrit qu’il prendrait le bateau pour venir revoir la famille à l’occasion des fêtes. Malheureusement on ignorait le jour où il pourrait arriver au port de Gênes et ensuite remonter en train jusque dans ce coin perdu ; si au-moins ça pouvait tomber justement sur le 23 décembre ! ce serait magnifique – comme les bâtiments futuristes qu’il réalisait sur le nouveau continent : des constructions jamais vues, des façades qui s’élevaient jusqu’au ciel, entièrement en verre, du rez-de-chaussée au combientième étage ? On n’osait pas articuler le chiffre, de peur de se tromper. Ainsi les villes se hérissaient de miroirs, comme dans un conte de fées : des formes inattendues, échappaient à la rigueur des angles droits; les toits s’arrondissaient en volutes, parfois ils ployaient jusqu’au sol, évoquant le tombé d’un tissu, ou la courbure d’un coquillage. Les quelques photos parues dans les magazines laissaient tout le monde rêveur: comme si de gigantesques clés de sol étaient descendues du ciel, ou plutôt de son imagination, sans prévenir! Gérard aurait certainement des milliers de choses à raconter. Cécile, éblouie, en oubliait ses décors. Tout en imaginant le monde extraordinaire d’où émergerait ce personnage, elle se hasardait à peler très lentement une mandarine: image après image, quartier après quartier, la douceur acidulée du fruit lui rafraichissait la gorge; elle s’amusait à retirer la pelure et les fils intérieurs avec précision, les uns après les autres, comme pour délier le filet d’un secret; grand-maman disait que là-bas, dans le Jura, dans le Creux Ge’nat, il y a très longtemps, une orange, une seule, arrivait juste avant Noël.
Le jour « J » Madeleine ne quittait pas sa cuisine et surveillait le feu avec beaucoup d’attention, pour que « ça ne brûle pas ». Grand-père humait avec concentration, dans un verre en cristal, la robe, toute en velours, du vin qu’il avait choisi depuis des mois pour la circonstance; le bois du tonneau avait arrondi le bouquet épicé qui remontait dans ses narines: il fermait les yeux, comme pour retenir cette sensation et l’empêcher de s’échapper par le regard; lentement, dans les reflets du verre tournoyant, se diffusait un parfum intense de fleurs et de baies rouges, tel un flacon aux senteurs irrésistibles.
Ensuite il aiguisait les couteaux: il en allait de « la découpe » parfaite du jambonneau, bien perpendiculaire aux fibres, pour que la viande soit tendre en bouche; il distribuait les tranches, dans l’assiette de chacun. L’obscurité du soir se laissait enfin séduire et cédait peu à peu à la lumière chaude et dorée de la table. Les verres se remplissaient, tintaient de mille augures et bons vœux, se vidaient et se remplissaient à nouveau : des étoiles montaient aux yeux. C’était délicieux : on se resservait, grand-père s’appliquait et reprenait la découpe. Quelqu’un se levait et allait embrasser Madeleine sur les deux joues, pour la remercier: elle en était toute émue. Dans son regard se mélangeaient la nostalgie de tous les autres membres de la famille, restés là-bas au village, et la tendresse sans borne pour tous les présents. Les commentaires élogieux des convives allaient bientôt la ramener dans un présent où chacun appréciait le résultat des heures qu’elle avait passées en cuisine. Le moelleux, le savoureux, le délicat, le croustillant, l’épicé, le juteux, se disputaient la préséance pour émerveiller les papilles et les sens. L’hiver et les malheurs s’exorcisaient dans la chaude aura d’un terroir lointain et du bois crépitant joyeusement dans le feu, s’élançant à l’assaut de la nuit.
Autour de la table on se racontait les évènements de l’année écoulée, on s’animait, en commentant les histoires, heureuses et malheureuses, des uns et des autres. Une petite cousine souffrait toujours d’un eczéma tenace : le médecin n’avait pas encore trouvé la bonne formule pour la soulager de ce tourment. L’été prochain on l’emmènerait au bord de la mer, car il se disait que le iode et le soleil pouvaient faire des miracles.
Que devenait l’oncle vigneron, qui avait entrepris de moderniser son vignoble ? Son fils avait amélioré la technique et diffusé le produit ; la finesse de son palais l’avait transformé en un sommelier hors-pair : il reconnaissait les millésimes aux bouquets subtilement liquéfiés et dissous dans leurs robes rubis. Les meilleurs restaurants se le disputaient.
L’évènement le plus ahurissant de l’année écoulée avait été juste effleuré : toutes sortes de doutes planaient sur l’horrible assassinat de JFK ; encore étourdis et presque incrédules que cela ait seulement pu arriver, chacun se sentait inquiet de conséquences imprévisibles, mais surtout désarmé et impuissant.
Pour surmonter cette angoisse, on évoquait alors les projets pour l’année à venir… les vacances d’été étaient planifiées : de beaux sentiers dans les forêts des montagnes, enjambant des ruisseaux chantonnant mille mélodies ; les plus audacieuses, oui, les filles, s’attaqueraient aux rochers et aux parois des Dolomites: les « Tre Cime di Lavaredo » étaient au programme, avec un guide, bien sûr, pour atteindre en varappe le sommet principal. Madeleine en frissonnait d’épouvante et, pour ne pas dire ses appréhensions, allait rajouter du bois dans le poêle, étonnant et original dans le tableau de cette soirée : il était d’une rare couleur turquoise.
Justement, à propos de couleur, l’oncle artiste peintre préparait une exposition de ses tableaux: si Magritte s’était fait connaître pour ses représentations de ciels bleus infinis, parsemés de nuages, lui avait l’ambition de reproduire le bonheur et la surprise de l’eau fraîche des ruisseaux de montagne; à ses yeux, cette eau ne ressemblait en rien à celle qui sortait des robinets de nos maisons; il la ressentait lisse, légère, il lui trouvait même un parfum de fleurs, il la voyait glisser sans laisser de traces, il en faisait un poème, le mettait en chanson…
elle est partie, elle n’est plus là,
on la regrette déjà
mais non, la revoilà, elle est toujours là,
des nymphes l’habitent, elles frôlent les cailloux,
les rendent glissants d’y avoir dormi trop longtemps
quoi ? un petit barrage pour la retenir ?
elle me renvoie un éclat de rire
elle s’amuse avec le vent
des plus hauts sommets et des chimères
qui se faufilent dans les fougères,
elle se défile et me laisse comme souvenir
un immense et profond soupir…
et pour finir il s’enfermait dans son atelier, certain d’arriver à bout de ce défi incroyable : réaliser en peinture la synthèse de la poésie et de la lumière.
Mais bientôt la tablée allait s’extasier, lorsque la bûche décorée ferait son apparition : tous tomberaient d’accord sur le fait que le pâtissier s’était surpassé et qu’il l’avait réussie encore mieux que l’année précédente. Quelques gouttes de kirsch du pays arroseraient idéalement la merveille; grand-père se relevait: de tout petits verres, minuscules, sortaient du buffet, comme des clins d’œil à cette ultime gourmandise… et à l’inconsolable nostalgie.
D’une extrémité à l’autre de la table, grand-père et grand-mère échangeaient un regard complice et satisfait : tout était bien, tout le monde était content. Cécile se levait impatiente et allait demander sottovoce à Madeleine si l’heure du café était arrivée… oui, dans un petit moment elle pourrait aller à la cuisine et s’occuper, seule, de ce qui était son plus grand bonheur: disposer les petites tasses, les cuillères minuscules, le crémier et le sucrier assortis, et faire chauffer la cafetière. Et pendant ce temps on demanderait à Madeleine quelle était le secret si bien caché de sa recette préférée (de la choucroute, du bonheur, ou de l’amour tout court ?). Les uns et les autres entonnaient en sourdine un petit air mélodique, pour l’encourager à raconter…
et cela donnait « la recette pour s’aimer », quelque chose comme :
Choisir dans la saison des rencontres la plus rare et la plus inattendue.
La cueillir avec précaution, l’apporter à la maison.
La mettre sous une cloche en verre.
Observer avec précision
à quel moment le désespoir de l’isolement l’aura rendue mûre.
Soulever la cloche et humer la rencontre :
son parfum vous dira si elle est à point.
Si oui : pelez avec précaution
et débitez en tranches journalières,
sans blesser ni toucher à l’intérieur,
mélangez avec des épices selon votre goût,
dosez les extrêmes avec délicatesse et doigté,
malaxez comme une pâte à pain,
avec énergie et persuasion,
sans oublier le levain
Quand la pâte donne un petit signe de résistance,
elle est prête à se lever :
formez une boule et laissez reposer.
Combien de temps ?
Une nuit probablement.
Au frais certainement.
Amenez le four à température de confiance.
Introduisez la pâte sans déformer la boule ;
Surveillez précisément comment elle gonfle,
se dore et se craquelle.
Quand toute la maison embaume,
c’est l’heure!
On sonne à la porte
L’amour est servi
Madeleine était déterminée, espiègle et romantique, parfois farouche, mais aussi secrète et réservée, ne laissant apparaître certains de ses talents qu’en de rarissimes occasions : ce soir-là toute la tablée était d’accord – elle était la cheffe d’orchestre de la symphonie du bonheur.
[synthèse d’atelier d’écriture, sur le thème « les 5 sens »,
Société de Lecture, janvier 2019]
Commentaires (1)
Jordann
28.12.2020
Vous avez une écriture élégante et de belle qualité¨
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