Créé le: 04.02.2018
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Asphyxie d’une paramécie

Nouvelle

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© 2018-2025 a Jacques Defondval

— Anita ne viendra plus, cela simplifie votre vie, n’est-ce pas? Leveque battit en retraite en s’écriant : — Mais qu’est-ce que vous foutez nom de Dieu ! Loïc, lui, regretta qu’il restât si peu dans le gobelet.
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Asphyxie d’une paramécie

12.01.2018

Le service de Back office de Prodeal a innové cette année. Sans doute, cette volonté de changement a-t-elle été mûrement pensée par Stéphane Leveque, nommé Chef de Service par la Direction en septembre de l’année écoulée. Car en lieu et place de la traditionnelle soirée de fin d’année, l’équipe dirigeante du Service avait organisé, cette année, un apéritif dinatoire en début janvier. « Pour marquer le début d’une année où Prodeal allait faire péter les compteurs » comme l’avait si poétiquement assené triomphalement Monsieur Leveque dans son discours. Le ton était donné et la soirée était lancée.

Tout était à sa place et la scénographie parfaitement assimilée par tous les acteurs de ce théâtre. Sauf pour Loïc peut-être qui, en retrait comme à son habitude, contemplait ce microcosme social. A son habitude, parce que Loïc était d’un naturel discret. Il préférait ses jeux d’observation aux jeux de rôles pratiqués avec application et parfois avec talent par ses collègues. Comme dans un écran dans lequel on incrustait une réalité augmentée, il identifiait et formulait ses observations. Généralement, il catégorisait les individus en trois groupes : les prédateurs, les inconscients victimes des premiers et les éveillés, qui étaient les plus rares. A noter que chaque individu faisant partie d’une catégorie pouvait, selon la mouvance des situations muter et changer de nature, parfois soudainement, parfois par une lente et secrète maturation. Il avait souvent vu un inconscient devenir prédateur, dès que les rapports de force penchaient en sa faveur. Tout était en place car tous, Loïc devait le reconnaître, connaissaient bien leur rôle respectif dans ce tableau « Apéritif dinatoire de motivation ».

Tout à coup, le film se trouva perturbé dans ses événements prévisibles. Par les hasards de la circulation des groupes de personnes, Stéphane Leveque était arrivé derrière Loïc. Immédiatement, celui-ci perçut l’altération subtile de l’atmosphère. Il entendait la voix un peu métallique du Chef de Service avec ce ton assuré et docte qui expliquait et démontrait. Loïc, de façon à ne pas rester de dos, pivota sur lui-même et par réflexe apposa un sourire sur ses lèvres. A ce moment-là, plusieurs incidents s’enchaînèrent fortuitement en un temps minuscule. Dans l’esprit de Loïc, le film passe brusquement en mode de très fort ralenti, celui utilisé par Quentin Tarantino pour mettre en scène la dilatation du temps.

D’abord, Loïc eut un mouvement machinal et totalement inconscient qui consistait à remonter ses lunettes sur l’arrête de son nez. Pour ce faire, sa main gauche se porta sur le centre de ses montures afin de les repousser. Mais cette action impliquait aussi une élévation de son coude qui s’était porté à mi-hauteur de son buste. Dans son mouvement de rotation du corps, ce coude heurta sèchement le haut du bras droit de Leveque qui, de sa main, tenait une assiette mode apéro-dinatoire bien garnie. Sous le coup, la salade russe gorgée de mayonnaise se renversa sur les chaussures de sport et le gobelet, assujetti à l’assiette par un anneau de plastique, projeta son vin espagnol en un jet de rubis qui s’écrasèrent mollement sur le pull cachemire très mode de Leveque. Victime navrée, ce dernier se recula d’un pas, les deux bras levés, comme pour bien établir l’« agression » qu’il venait de subir.

— Ooooh-lààà, quelle fougue !

Un silence embarrassé s’était établi autour des protagonistes et Leveque restait immobile avec une expression peinée, les deux bras levés, attendant comme cela se devait, que quelqu’un s’occupe de son désastre vestimentaire.

Dans la logique des choses, c’était à Loïc d’agir. C’était lui l’agresseur, le maladroit. C’était à lui de s’excuser et de tenter de réparer. Dans ce moment suspendu, il s’avança, saisit le gobelet et posément, en regardant Leveque fixement, il vida ostensiblement le reste du vin sur les pieds de son supérieur. A voix haute et très distinctement, il accompagna son geste par :

— Anita ne viendra plus, cela simplifie votre vie, n’est-ce pas?

Leveque battit en retraite en s’écriant :

— Mais qu’est-ce que vous foutez nom de Dieu !

Loïc, lui, regretta qu’il restât si peu dans le gobelet.

***

18.09.2017

— C’est bon Loïc ? La séance débute à neuf heures !

— J’y suis, Anita, pas de stress…

Anita ! Certains l’appelait la fourmi, d’autres, un peu plus respectueux, l’abeille, mais quel que fut son surnom, il y avait toujours une connotation de labeur infatigable, une image de cellequifaitcequilfautpourquetoutsepassebien. On pouvait l’admirer à cause de cette énergie qu’elle dépensait sans compter pour Prodeal et on pouvait s’en amuser ou s’en moquer pour les mêmes raisons. Mais on ne pouvait pas rester indifférent. Anita prenait sa place. Et il lui en fallait.

Elle n’était pas obèse, mais corpulente, oui. Les plus jeunes insolents, parmi les apprentis, parlaient entre eux de la Grosse. On disait dans les coulisses de Radio-couloir, que Leveque doutait lui aussi de l’image de marque que pouvait donner Anita, mais elle avait été promue assistante de direction par son prédécesseur et un changement s’avérait délicat.

Anita avait perçu le changement de la direction du vent et elle avait redoublé d’efforts et d’attention. Et maintenant, elle sentait l’impatience la gagner quand le chiffre des minutes affiché par la pendule digitale dépassa cinquante. Elle ne pouvait se permettre aucun retard.

— Voilà Madame Perrier, tout est OK. La version de votre traitement de texte est à jour et sécurisée. Je vous ai déjà préparé le masque de saisie du PV.

— Ah merci mille fois Loïc. Je me sauve, à plus tard.

Il restait, dans le sillage de Anita, un parfum léger et indéfinissable que Loïc reconnaissait entre tous. Il y avait quelque chose de floral et d’enfoui dans cette fragrance qui le remuait inexplicablement.

Sans vraiment y prendre garde ou s’interroger sur leur signification, il collectionnait néanmoins tous ces petits riens qui façonnait son interprétation du monde. Il aimait son travail, ou plus précisément, il aimait mettre ses compétences au service des personnes qui le demandaient. Il s’était peu à peu construit une réputation de savoir-faire et surtout de savoir-être. Entendez par là qu’on reconnaissait chez lui des qualités plus rares comme la discrétion, la courtoisie et le respect envers la hiérarchie. Ainsi s’était-il constitué sa « clientèle » interne chez Prodeal. Les utilisateurs des systèmes informatiques avaient donc le réflexe de l’appeler lui plutôt qu’un autre collaborateur.

Cette position un peu privilégiée lui convenait parfaitement. Sans en avoir reçu une reconnaissance officielle, il était, dans les faits, entré dans l’environnement proche de la classe dirigeante de l’entreprise. Par cette confiance acquise, il se trouvait donc chargé de soutien technique lors de rencontres importantes dans lesquelles les moyens de communication ou de présentation devaient être assurés. Dans ces missions, il se retrouvait dans la posture qu’il appréciait le plus : celui qui observe et dont on oublie la présence, comme la haute société pouvait ne plus voir ses domestiques.

Dans ce rôle, Loïc fut appelé quelques semaines plus tard par Stéphane Leveque. Arrivé devant son bureau, il avait sonné pour annoncer son arrivée et le petit point vert devant le texte « Entrez » clignota. Leveque, en pleine conversation téléphonique se leva et lui fit signe de la main pour l’inviter à venir prendre sa place. Loïc s’assit derrière le bureau pour accéder au système de son supérieur. Leveque ne prêta plus aucune attention à Loïc et poursuivit son dialogue debout, devant la baie vitrée.

— Evidemment, je conduirai cet entretien en respectant strictement le cadre légal…

— …

— Non, il n’y a absolument rien de personnel dans cette démarche. Mon cahier des charges 2018 a été approuvé par le Conseil d’administration et je m’en tiens au texte. Pour atteindre les objectifs définis, j’ai besoin de cette réorganisation.

— …

— Je ne crois pas, tu sais comme moi qu’on peut attaquer une déclassification, mais pas une promotion. Cette proposition ne pourra pas être refusée.

— …

— Ok, tu recevras mon rapport écrit dans la journée…

Bien qu’aucun nom ni aucune information pertinente sur le sujet n’ait été articulés, l’intuition de Loïc fit vaguement tinter une lointaine cloche. Un vieux souvenir venait l’alerter sur quelque chose, mais il laissa cette sensation de côté.

***

12.07.1998 -13h03

Depuis le matin, Loïc ne tenait plus en place. Il attendait le moment de pouvoir partir. Mais bon, le repas s’éternisait et sa mère lui avait dit d’accord, quand tu auras essuyé la vaisselle. Jamais il n’avait montré autant de zèle pour terminer ce travail domestique désespérant de monotonie. Puis vint le « Voilà, tu peux y aller » libérateur et il put sauter sur son vélo.

C’était les vacances d’été. C’était le temps d’une liberté sans limites (à part le lit à faire le matin et la vaisselle à essuyer) dans un monde sans limites. Loïc ne sentait pas la brûlure du soleil de juillet. Sur son vaisseau, il se déplaçait dans l’espace intersidéral à la vitesse de la lumière pour rejoindre une contrée lointaine d’où il ramènerait des échantillons de vie inconnue. Cette observation scientifique allait révolutionner les connaissances biologiques de sa planète. Le formidable microscope binoculaire avait été apporté par son père quelques jours plus tôt, et il pouvait en user comme il l’entendait pendant le temps de ces vacances dont la durée restait indéterminée. A onze ans,

le présent est éternel. Debout sur le pédalier, il volait jusqu’au Petit canal. Là-bas, dans ces terres étranges aux confins de toutes zones habitées, un pont enjambait le lit dans lequel s’écoulait très lentement une eau presque stagnante. Le canal, derrière le pont, s’évasait pour former un petit étang grouillant d’une vie mystérieuse qui l’effrayait et le fascinait. Aux aguets, car il devait prévoir toute menace sournoise et visqueuse, il s’avança prudemment vers la rive. Là, comme un aventurier intrépide qu’il était, il vola à la mare une longue ficelle d’algues dégoulinantes.

Enfin de retour dans son laboratoire, il ouvrit le bocal dans lequel il avait glissé sa récolte. Immédiatement il huma la puanteur suave des mystères qu’il allait révéler. Exalté, il contemplait l’immense appareil qui l’attendait pour explorer les dimensions invisibles de la vie. Mais d’abord, il fallait protéger ses futures découvertes de toute intrusion dans le centre de recherches. Il disposa tous les dispositifs de défense du complexe scientifique. Il avait soigneusement choisi ses moyens de protection massive. Il positionna son meilleur blindé pour couvrir de son feu tout l’espace de la porte. Au-devant de celle-ci, un véhicule léger de transmission radio l’avertirait immédiatement de tout mouvement suspect dans la cage d’escalier. Satisfait de la tactique adoptée, il referma silencieusement sa porte blindée et s’assit derrière son prodigieux instrument de recherche. Il savait maintenant bien manipuler les accessoires destinés à l’observation : les deux plaquettes de verre qui devaient recevoir l’objet à examiner, la lumière qui éclairait la scène du dessous et les différents objectifs qui permettaient le réglage du grossissement désiré. Avec la pince à épiler empruntée au stock d’outillage inépuisable de sa mère, il retira quelques brins verdâtres de ces végétaux aqueux. L’eau goutta sur

le verre en formant une petite flaque. Emu par la gravité du moment, Loïc se pencha sur les deux oculaires.

Dans un premier temps, il ne vit qu’un enchevêtrement de grosses lianes vertes qui occupait tout son espace de vision. Il y avait trop de matériel. Cet amas compact ne laissait pas pénétrer la lumière de la lampe placée au-dessous des lamelles de verre. Pourtant, il y avait quelque chose là-dedans, ça bougeait… Loïc déplaça le plateau qui soutenait la plaquette et observa la lisière de cette masse luxuriante. Là, il put détailler un gros filament de l’algue qui n’était pourtant pas plus épais qu’un cheveu. Brusquement quelque chose traversa l’espace. Quelque chose de grand qui se mouvait. En manipulant le plateau, il retrouva la créature derrière un groupe de rameaux vert-bruns. Elle était vraiment grande et Loïc craignait un peu pour ses mains qui se trouvaient à proximité du monstre. Soudain, cette boursouflure vivante se déplia, s’étira comme un bras télescopique et Loïc vit approcher de ses yeux ce qu’il identifia comme une bouche béante. Effrayé, il sursauta violemment en se cognant la pommette sur les oculaires. Il regarda le microscope avec méfiance. Cet outil était une fenêtre sur un monde parallèle peuplé d’extraterrestres dangereux. Mais un chercheur se devant d’être intrépide, Loïc se remit à son exploration.

Les heures passant, il avait appris à isoler les êtres vivants de la végétation et avec application, il s’était mis à recenser les différentes espèces qu’il rencontrait. Son attention s’était peu à peu focalisée sur les plus petits spécimens qui ne pouvaient être observés convenablement qu’avec l’objectif offrant le meilleur grossissement. Quand il eut affiné sa technique, Loïc prépara consciencieusement une

belle feuille à dessin qui deviendrait la première fiche officielle de rapport scientifique. Pour les besoins d’une cause aussi haute, il était allé réquisitionner tous les dictionnaires et encyclopédies de la maison. Ses recherches opiniâtres aboutirent à la découverte du nom du micro-organisme en question : la paramécie. Après une heure de recherches solitaires, il avait acquis une certitude que personne ne lui avait soufflée. Transporté, il passait de la reproduction photographique de l’encyclopédie au microscope en jubilant. Il n’y avait pas de doutes possibles. Il avait sous les yeux une paramécie vivante. Même Tournesol n’avait pas investigué dans ce domaine. Avec fierté, il apposa le titre à son rapport officiel.

***

23.10.2017

Anita se taisait. Elle avait tout dit. Mais Monsieur Leveque ne décolérait pas et ne sortait pas de son soliloque.

— Un contrat de 280’000 francs ! C’est une catastrophe pour Prodeal, comprenez-vous ? Nous avions pourtant bien relevé ensemble la date butoir de l’envoi de ce rapport, non ? Je n’arrive pas à m’expliquer comment cela a pu vous échapper.

Leveque marchait de long en large dans le dos d’Anita, assise devant le bureau vide de son chef. Anita non-plus ne pouvait pas s’expliquer cette grossière bévue. Le courrier avait été envoyé hors délai et le service juridique du client avait promptement répondu que dans ces circonstances, ils ne pourraient pas tenir compte des points avancés dans ce rapport.

— J’espère que vous vous rendez compte de l’impact qu’aura cette erreur dans les résultats de notre service.

Anita n’avait rien à répondre. Bien sûr qu’elle s’en rendait compte. Mais ce qui la perturbait profondément était d’avoir fauté aussi lourdement. Elle s’était forgé une réputation de collaboratrice digne de confiance et cette valeur était ternie. Plus que sa réputation, elle avait perdu la confiance de ses supérieurs. Plus que celle de ses supérieurs, elle avait perdu cette confiance en elle qui était le béton de sa solide personnalité. Était-ce la raison de ce malaise inconnu qu’elle ressentait depuis plusieurs jours ? Elle n’entendait plus tout à fait les sons comme d’habitude. Il y avait des altérations indéfinissables de sa sphère de vie qui étaient apparues et elle éprouvait parfois un sentiment diffus de rétrécissement de son espace. Au-delà, le monde auquel elle avait participé lui apparaissait assourdi et le discours de Leveque ne lui parvenait plus que de très loin.

— Madame Perrier, vous m’entendez ?

Le ton impatient la fit un peu réagir, mais elle ressortit de cet entretien comme une somnambule et il lui fallut plusieurs heures pour retrouver un peu de lumière. Les jours qui suivirent furent emplis de cette nouvelle et radio-moquette crépita de bavardages, potins et autres rumeurs concernant l’écart d’Anita. Celle-ci ne parut d’ailleurs plus en public à la cafétéria pendant plus d’une semaine. Et quand elle revint, c’était plus tard, à ce moment où se retrouvaient les quelques adeptes du silence et du calme. Loïc était de ceux-là et quand il vit Anita seule à sa table, il s’approcha d’elle.

— Mais non Loïc, tu ne me déranges pas. Assieds-toi.

Le sourire était franc et engageant. Loïc répondit par un geste d’assentiment et s’installa en face d’Anita. Comment allait-il ? Oui, la fin de l’année approchait avec le début de cette course insensée vers ce désir de terminer. Terminer quoi ? L’année et tous les travaux qui y étaient liés. Anita et Loïc échangeaient des banalités. Puis sans transition, presque à son insu, Loïc entra dans la zone sombre :

— Et toi, il regardait attentivement Anita, comment vas-tu ?

Etonnamment, Anita ne se troubla pas et ne répondit pas non plus par une pirouette qui aurait dévié l’objet de la question. Juste, elle ne souriait plus. Silencieuse, elle regardait Loïc, les deux mains réunies autour de la chaleur de sa tasse de thé. Puis son regard quitta Loïc pour se poser sur le blanc de la table. Deux forces s’affrontaient, les remparts qui protégeaient sa citadelle, et le désir d’aller, même avec un drapeau blanc, à la rencontre de celui qui voulait entrer. Les mots sortirent sans qu’elle ne les ait préparés :

— Je fais des cauchemars qui me réveillent la nuit. Alors les journées sont plutôt pénibles ces temps-ci…

Loïc prit le temps de réfléchir. Trop. Car tout à coup il se sentit mal à l’aise devant cet aveu intime. Déjà il regrettait sa curiosité. Il n’eut plus envie de connaître ce que la porte entrouverte masquait encore et il opta au dernier moment, comme un cheval qui refuse l’obstacle, pour une dérobade convenue. Dans un geste d’impuissance, il soupira :

— Dans ces situations-là, le plus indiqué, souvent, serait de s’arrêter et de se reposer, non ?

Mais Anita ne saisit pas la fuite offerte et dans un murmure elle raconta :

— Je ne sais pas pourquoi, mais je rêve depuis plusieurs nuits de la maison de mon enfance. Au sous-sol, mes parents avaient aménagé une pièce pour mon frère et moi. Nous l’appelions la salle de jeux. Dans mon rêve, je suis descendue par les escaliers intérieurs. C’était le soir et je devais allumer les lumières pour trouver la porte. Cette porte était fermée et je sentais physiquement la résistance de la poignée lorsque j’ai voulu l’ouvrir. Quand la pression de ma main fut suffisamment forte, elle a cédé d’un coup sec et le battant s’est ouvert. A ce moment précis je sus que quelque chose d’horrible se trouvait dans cette pièce. A mesure que la porte s’ouvrait, la clarté de la lampe du couloir entrait lentement dans la pièce et j’attendais, paralysée, que la dernière partie encore sombre apparaisse. La porte a buté contre le mur et à ce moment, je vis ma tante tout au coin de la salle. Elle s’était pendue.

Silence de plusieurs secondes…

— C’était tante Rosette. Je l’aimais beaucoup. Je crois bien que dans mon sommeil, j’ai crié de chagrin. Ce qui me trouble le plus, c’est la réalité de cette vision que je ressens encore maintenant dans mon corps. Et pourtant tu vois (le tutoiement était apparu naturellement), tante Rosette est morte paisiblement l’année passée à quatre-vingt-deux ans…

Anita avait relevé ses yeux et Loïc n’y vit qu’un désarroi de petite fille. Mais elle se reprit et secoua la tête en se forçant à sourire.

— C’est ridicule, j’en viens à raconter mes rêves.

— Allez, c’est bien mieux comme ça, c’est dehors.

Loïc se maudissait de balancer aussi misérablement des lieux communs mais il fut surpris d’entendre Anita qui le remerciait avec simplicité tout en s’épongeant délicatement le dessous des paupières.

Du coin de l’œil, Loïc vit Bertrand s’approcher d’eux et pour permettre à Anita reprendre contenance, il interpela son collaborateur en tirant un siège à son attention :

— Salut Berti, alors ce câblage, comment ça se présente ?

Anita, qui s’était brièvement détournée du côté de la fenêtre pour se redonner un peu d’éclat se leva, salua le nouveau venu et souhaita une bonne journée à Loïc.

***

12.07.1998 – 16h27

Le dessin de la paramécie avait pris forme sur la feuille de rapport. Loïc avait constaté qu’il pouvait en retrouver facilement plusieurs individus dans une seule pincée d’algues. Mais cet univers confiné dans une goutte les incommodait beaucoup. Elles se retrouvaient souvent empêtrées dans un désordre emmêlé de fibres qui les retenaient prisonnières comme dans un filet. Elles se démenaient alors avec des mouvements saccadés pour se défaire de leurs entraves. Au bout de quelques secondes, elles devenaient apathiques, épuisées, se dit Loïc, par ces efforts aveugles. Il nota consciencieusement, que la paramécie était un organisme qui avait besoin de liberté et d’un minimum de place pour vivre avec tranquillité.

L’idéal, pour que son travail puisse aller dans les détails, aurait été de pouvoir isoler un spécimen afin de pouvoir l’observer sans que les fils de la végétation viennent entraver son examen. Et la pince

à épiler était trop grosse pour opérer une extraction fine des algues. Il avait essayé plusieurs fois et s’était retrouvé devant une goutte propre mais totalement vide de toute vie. Les petites cuillères en argent furent donc saisies d’autorité dans le stock d’outils, et par décantations successives, il parvint à isoler un spécimen.

***

30.11.2017

Anita n’était plus qu’appréhension et angoisse. Depuis que ce rendez-vous avec Leveque avait été agendé. Il n’y avait là pourtant rien d’inhabituel. C’était Le rendez-vous annuel avec son supérieur hiérarchique pour procéder à l’évaluation de l’année écoulée ainsi que pour discuter des objectifs personnels définis pour l’année suivante. Anita connaissait bien le déroulement de cet entretien et pourtant, aujourd’hui, elle le redoutait. Plus que cela, elle aurait bien voulu en être libérée. Comme ça. Gratuitement. Un, ou une autre qu’elle aurait pu analyser plus froidement la situation et se dire que oui, en effet, les choses ne se présentaient pas sans inconnues. Leveque manifestement ne l’aimait pas. Et puis tout le monde avait pu constater sa volonté d’imposer son empreinte. Et puis ce même monde savait l’attention qu’il portait à la jeune Magaly, l’étoile montante du Service commercial. Et puis, un bruit de plus en plus persistant relayé par toutes les radios d’étages, parlait de réorganisation du Back office. Et puis, elle avait fait cette lamentable erreur dont on avait parlé jusqu’à la Direction Générale. Alors voilà, tout ça faisait beaucoup de « Et puis ». Ce matin-là, contractée, elle refoulait tant bien que 

mal, un pressentiment insaisissable, en se rendant au quatrième étage, celui de la Direction, au bureau de Stéphane Leveque.

— Aaah, chère Anita, bonjour, je vous en prie, prenez place.

Stéphane Leveque avait décidé de recevoir ses collaborateurs dans un cadre plus informel que celui de la chaise devant son bureau. Ceci, pensait-il, devait favoriser des échanges cordiaux et aplanir la différence de statut. Les deux interlocuteurs se retrouvaient assis à la même table et sur des mêmes chaises, ce qui démontrait bien son désir de conduire ces entretiens avec beaucoup de convivialité, d’égal à égal.

Pendant un certain temps, Anita fut agréablement surprise par le discours de son supérieur qui lui témoignait sa satisfaction pour le travail accompli durant ces derniers mois. Il avait en outre, eu la délicatesse de ne pas s’appesantir sur l’impair « qui n’était d’ailleurs plus qu’un souvenir puisque la situation avait pu être éclaircie et que tout était rentré dans l’ordre ».

— Maintenant, si vous le permettez, Madame Perrier, je vais bousculer un peu les usages et vous exposer les grands axes d’activités de « Prodeal » pour 2018 et quelles en sont les conséquences pour notre organisation interne.

Leveque avait mis en place les moyens nécessaires pour projeter les chiffres et graphiques qui soutenaient son discours. Derrière l’écran, Anita, aperçut l’enveloppe blafarde qui flottait mollement sur les murs et qui se rapprochait. Prise dans un piège inconnu, elle se vit confinée dans un espace de plus en plus réduit.

Leveque, qui ne voulait pas perdre le fil de son argumentation, poursuivait sur sa lancée pour atteindre son but. Mais le doute de sa réussite s’instillait en lui. Madame Perrier ne réagissait pas comme il s’y était attendu. En fait, Madame Perrier ne réagissait pas du tout. Mais il arrivait à sa conclusion qui devait apparaître comme une évidence :

— Dans ce programme de réorganisation positive, Prodeal a besoin de mettre en place dans son service Back office, une unité qui se chargera du controlling des processus. Celle-ci sera gérée par un professionnel qui a toutes les qualités requises pour ce job.

Leveque mit tout l’enthousiasme qu’il put dans le ton de sa voix et termina sa démonstration :

— Vous, Madame Perrier, êtes pressentie pour assister ce nouveau poste, il s’arrêta dans une pause étudiée, et j’ai le plaisir de vous annoncer cette promotion.

Comme pendant tout le temps de l’exposé savamment construit, Anita resta silencieuse et immobile.

Déstabilisé par la tournure que prenait cet entretien, Leveque y mit un peu plus de fermeté et de familiarité en ajoutant :

— Eh bien, Anita, comment voyez-vous cette perspective d’avenir ?

La question directe avait fait ciller plusieurs fois Anita. Dans un sursaut, elle regarda Leveque en face et répondit :

— Je ne sais pas… Je ne suis donc plus assistante de direction ? C’est ça ? Faisant encore un violent effort sur elle-même pour percer cette cloison translucide qui s’était dangereusement rapprochée elle ajouta, suis-je obligée de vous rendre ma réponse immédiatement ?

— Non, bien sûr que non. Mais j’attends votre détermination dans les deux ou trois jours à venirt. Comprenez, Madame Perrier, les choses sont en marche, et je ne peux prendre trop de retard sur ce projet. Je dois aussi moi-même, faire face à des échéances qui m’ont été fixées. Mais ceci dit, ne vous inquiétez surtout pas, il ne s’agit que d’une réorganisation interne qui n’a, si c’est ce que vous craignez, aucune incidence sur votre salaire.

Non, ce n’est pas ce qu’elle craignait, ce dont elle avait peur échappait à son entendement. Elle se leva avec la sensation de ne plus pouvoir se déplacer librement. La membrane trouble qui s’était rapprochée était sur le point de se coller à sa peau. Elle n’allait plus pouvoir respirer.

***

12.07.1998 – 17h52

Il y était parvenu. Une grosse goutte d’eau, bien transparente, et dedans, une paramécie qui vivait insouciante, sa vie de paramécie. Elle nageait allègrement, allant et venant, d’un bord à l’autre de la goutte sans aucune conscience de l’observateur monstrueux qui l’épiait. Une barrière invisible lui interdisait de passer de son monde à celui, d’un autre ordre, qui l’étudiait. Voilà pourquoi elle allait et venait sans but apparent. Arrivée à la frontière infranchissable de sa goutte, elle faisait un ricochet sur le bord translucide et retraversait son univers. Le champ de vision était dégagé de tout autre matériau et dans les moments où cet être fantastique s’immobilisait, Loïc pouvait distinguer des espèces de globules intérieurs qui frémissaient.

C’est à ce moment que la radio du blindé chuinta en crépitant. Il y avait de l’activité dans l’escalier.

— Loïïïïïïc. Tu me réponds quand je t’appelle !

La fréquence du son transmis par la radio indiquait que des essais de communication avaient déjà été tentés. Mieux valait répondre, cela préviendrait toute intervention autoritaire sur le site expérimental. Ah oui, zut, déjà si tard ? Bien sûr, le moment de mettre la table aussi, lui était dévolu. En bon officier, il savait que les lois ne souffraient aucun délai d’application. En pilotant son jet aux limites de ses possibilités, il vola jusqu’à la table de la salle à manger. Avec une ardeur inhabituelle, il disposa vaisselle et couverts pour le repas en un temps record puis bondit dans son cockpit pour reprendre de l’altitude en remontant quatre à quatre, les marches de l’escalier.

Un peu essoufflé, il se pencha sur le microscope et immédiatement, il s’aperçut que quelque chose n’allait pas. La créature qu’il avait laissée calmement vaquer à ses affaires de protozoaire semblait prise maintenant de convulsions violentes qui la projetaient en tous sens et la faisaient rebondir sur les murs de sa perle d’eau. Et puis, brusquement elle s’immobilisa. Le temps infime dont Loïc eut besoin pour s’interroger fut celui nécessaire à l’accomplissement du destin. Pétrifié, il assista stupéfait et impuissant, à l’agonie de sa paramécie. Son enveloppe corporelle s’était rompue et il vit ce qui avait été un organisme vivant, laisser échapper alentours tous ces organes intérieurs. Puis tout se figea dans la mort. Incrédule, il abandonna ses oculaires et voulut voir ce que ces yeux pouvaient saisir de la scène en direct.

A table, il n’avait rien avalé du repas familial. Sous les questions alarmées de sa mère, il avait fini par bredouiller une explication et l’eau qui avait manqué à sa paramécie coulait maintenant sur ses pommettes d’enfant.

— Je n’ai pas vu… la goutte a séché, avait-il articulé dans un hoquet désespéré.

En voyant son fils dans cet état, avec cette profonde et mystérieuse science innée des mamans, sa mère comprit la nature de ce qui enserrait le cœur de son garçon.

— Tu n’es pas responsable de ce que tu ne pouvais pas savoir, lui dit-elle. Ne crains rien. Au contraire, maintenant que tu as appris, tu dois continuer ton travail.

Et dans la douceur d’un sourire elle acheva son travail d’apaisement avec l’assurance de sa protection :

— Et puis, personne ne le saura…

Cette dernière parole avait fini de dénouer la détresse de Loïc.

Mais il apprit aussi en grandissant, que cette argumentation était fausse.

***

L’après-midi de cette journée du 30 novembre, par réflexe, la collaboratrice qui cherchait Anita dans son bureau encore anormalement vide à cette heure, avait repoussé sa chaise vers sa place. Mais quelque chose obstruait son logement sous le bureau. C’est là qu’on avait retrouvé Anita. Recroquevillée dans cette oubliette exigüe sous sa table de travail, le menton appuyé sur ses genoux qu’elle étreignait de ses deux bras. Elle n’avait répondu à aucun appel et les rares personnes qui avaient tenté de la ramener vers le jour avaient eu l’impression de vouloir déplacer un arbre mort.

On avait appelé le numéro d’urgence médicale. Le médecin qui accompagnait les infirmiers lui avait administré un puissant sédatif. C’est à ce moment seulement que le corps raide et dur accepta, sous la force, d’être déplié sur le brancard. Les yeux, eux, n’avaient exprimé que le vide.

Ce qui avait été Anita s’était enfui de son esprit.

***

12.01.2018

Quelqu’un l’avait saisi par le bras et l’entraînait vers la sortie.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris Loïc ? T’es malade ou quoi ?

Loïc se laissait conduire.

Depuis un mois, aujourd’hui, Anita avait été internée à l’hôpital psychiatrique des Fresnes. Elle passait ses heures, assise au pied de son lit, le menton sur ses genoux et les mains sur ses chevilles, sans pouvoir sortir de son silence immobile. Les médecins n’envisageaient pas de rémission dans l’immédiat. Toutes les investigations d’imagerie avaient donné les mêmes résultats. Elles ne montraient que l’absence totale d’activité cérébrale. « En termes scientifiques, on pourrait parler d’asphyxie psychique. » Dehors, une neige fine avait commencé à envelopper le parking et la ville. Loïc se disait que Bertrand aurait pu devenir son ami. Mais que c’était une chose de plus qui ne s’était pas produite. Déjà, il regrettait son stupide éclat. Oui, c’était un acte inconsidéré et surtout qui démontrait son inaptitude au discernement.

— T’as voulu faire quoi, là ? Dégommer Leveque ?

Loïc prit le temps de lire ses propres pensées avant de murmurer :

— Je n’avais pas à faire ce que j’ai fait, c’était une erreur. Leveque ne connaît que son monde et ignore totalement qu’il en existe d’autres.

— Tu veux parler d’Anita, là ?

— Pas seulement.

— Mais enfin, tu connais les règles, non ? Leveque devait marquer son territoire et il l’a fait en réorganisant le Service. Tout le monde sait ça.

Loïc entendait Bertrand utiliser les mots « marquer son territoire » comme on le dit d’un chien qui définit son espace en urinant. Cette métaphore lui parut hautement appropriée mais il n’allongea pas.

Le silence se prolongeait entre eux. L’un cherchant intuitivement à sauvegarder près de lui quelque chose à laquelle il tenait, et l’autre découvrant que son acte gratuit avait peut-être un caractère définitif. Bertrand tenta encore :

— Loïc, enfin, personne ne pouvait se douter de ce qui allait se passer pour Anita.

— Moi, je le sentais. Plusieurs fois elle a essayé de me parler. Et j’entendais bien qu’elle commençait à manquer d’air.

Loïc s’était tu.

— Bon d’accord, reprit Bertrand en soupirant, et alors ?

— Alors j’aurais dû savoir déchiffrer ce qu’elle essayait de me dire.

— Merde Loïc, tu ne vas pas faire me faire le coup du grand coupable. Tout le monde s’en fout et personne ne saura !

C’est peut-être cette dernière remarque qui fit comprendre à Loïc que lui non plus, il ne reviendrait pas. Il fit un pas vers le parking mais se retourna pour regarder Bertrand, résigné.

— Si… … moi.

Commentaires (2)

Jacques Defondval
30.05.2020

... et le rat de laboratoire ne survit pas souvent aux traitements infligés.

Webstory
30.05.2020

Lorsque le bureau devient un laboratoire et le rat... c'est VOUS!

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