Créé le: 02.08.2025
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Amour et sacrifice.
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Iphigénie, ce prénom pourrait la prédestiner au sacrifice, si son père s’appelait Agamemnon. Même si le sien se prénomme Gabriel, sa fille peut-elle avoir la garantie d’être totalement à l’abri ? Parfois, l’amour triomphe. Mais qui révélera quelle en est la source mystérieuse ?
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Vrai, je n’aime pas les hôpitaux. Les longs couloirs, l’odeur particulière, le balai incessant des soignants, cette atmosphère de souffrance, m’effraient. Mais quand mon amie Mona m’a appelée auprès d’elle, je n’ai pas hésité.
Je l’ai trouvée couchée dans son lit, le teint gris. Ces fils et tuyaux qui la maintiennent en vie sont peu pratiques pour nous faire la bise.
« Merci Audrey d’avoir répondu si vite, assieds-toi. Je n’en ai plus pour longtemps et j’ai besoin de toi pour une mission qui concerne ma fille Iphigénie que je n’ai plus revue depuis mon divorce d’avec Gabriel, son père. Je te sais assez maligne, pour entrer en rapport avec elle.
– Pourquoi tu ne le fais pas directement ?
– Elle est très fâchée d’avoir été privée de mère et refuse de me voir. Je regrette tellement.
– Où est-ce que je pourrais la trouver ?
– À l’académie privée d’art dramatique, l’APAD, que mon ex-mari Gabriel dirige, peut-être plus pour longtemps. J’ai appris qu’il était au bord de la faillite.
– Mauvaise nouvelle ! Mon agence d’intérim l’a comme client, pour du nettoyage.
– Veux-tu bien m’aider, s’il te plaît ? »
Que peut-on refuser à une amie ? J’ai dit oui et troqué ma tenue de directrice de PME contre une blouse de travail. Pour devenir Madame Rodriguez, femme de ménage, je me maquille, je porte une perruque rousse ébouriffée et des sous-tifs rembourrés, je traîne mes savates en nettoyant à tout va, mon regard attentif caché derrière de grosses lunettes pas très seyantes, des oreillettes amplifiant mes capacités auditives, rien ne m’échappe. Femme mystère, j’adore ce job.
Ainsi l’autre jour, la chance me sourit, alors que j’étais occupée à balayer le secteur administratif. Mon amie Mona ne m’avait donné qu’une vague description de sa fille de 30 ans qui devait être blonde. Quelqu’un sort en trombe du bureau de la direction, et j’entends clairement Monsieur Gabriel, le directeur, l’apostropher :
« Iphigénie, réfléchis bien, une fois ta décision arrêtée, pas de retour en arrière !
– Oui, papa, ai-je le choix ? grince la jeune femme entre ses dents serrées. »
J’ai l’impression d’arriver en plein psychodrame. Elle se laisse tomber dans un siège de la réception. Elle tapote rageusement sur son téléphone. Elle est au bord des larmes, et j’entends : « Tu te rends compte…oui, dégueulasse…il faut qu’on se voie…tout de suite…à l’endroit habituel… »
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Je la vois qui longe le couloir et pénètre dans le Studio 13. Peu après, un jeune homme très essoufflé, les cheveux bruns en bataille, y entre aussi. Qui est-il ? Quand j’entre, pour jeter un coup d’œil discret, les deux jeunes gens se sont comme volatilisés. Une porte est ouverte sur un étroit escalier au bas duquel je vois des lumières de téléphones se déplacer vers des rangées de sièges. Ce doit être l’auditorium. Deux visages crûment éclairés se font face. Leurs voix résonnent dans la grande salle. La jeune femme sanglote :
« … tu peux comprendre que l’Académie se trouvant presque en faillite… mon père aurait bien besoin d’un coup de main !
– Quoi comme coup de main, Iphigénie ? Explique-moi, la presse la voix masculine.
– C’est délicat ! Un acteur, qui a étudié à l’APAD, Maxence Delaunay, fils de bonne famille, est tombé follement amoureux de moi et veut m’épouser.
– Trop fort !
– Ne te fâche pas, mon père m’a susurré : tu sais, ma petite chérie, ça nous arrangerait vraiment, si tu acceptais de… le fréquenter juste un peu et bien lui…il remettrait notre académie à flots.
– Mais quel salaud ! Faire ça à sa propre fille, enrage le jeune homme.
Sonnée dans mon coin, je vois les lumières des téléphones s’agiter. Je retiens mon souffle.
– Il se trouve que l’académie est le bébé de mon père et c’est aussi un peu le mien, avoue Iphigénie.
– Mais ce n’est pas vrai, tu hésites ! Et nous deux, ça ne compte plus, alors ? Qu’en dit ton père ?
– Désolé, Lucas, mettre notre relation sur le tapis n’aurait servi qu’à ajouter du problème au problème.
– Je vois, merci pour le problème. Bien sûr, un acteur friqué contre un livreur à vélo, je ne fais pas le poids.
– Mais non, ce n’est pas ça, mais je dois être certaine de faire le bon choix.
– De mieux en mieux, tu sais quoi ? Réfléchis, mais vite ! Allez, ciao ! »
Je m’apprête à m’extraire de là en vitesse, quand une voix puissante me fait sursauter : « Qu’est-ce que vous foutez là, vous ? » Un grand barbu costaud me dévisage avec défiance. Je brandis mon chiffon d’une voix posée :
« Voilà, c’est tout clean ici maintenant. Bonne journée.
– Ouais, vous aussi, répond le type en haussant les épaules. »
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Mona doit être avertie de ce qu’il se passe, je quitte rapidement l’APAD. Je file me changer chez moi, impatiente de retrouver des vêtements normaux. Face au miroir, j’admire ma transformation et me surprends même à regretter d’avoir abandonné ma passion de jeunesse, quand la petite Audrey se déguisait avec deux ou trois chiffons, en rêvant d’être une vraie fée, habitée de l’immense pouvoir de faire s’aimer les gens. C’était pour de faux, mais c’était tellement bien.
Sur son lit de souffrance, Mona me semble avoir encore décliné. J’hésite, mal à l’aise de ce que je m’apprête à lui apprendre. A ma vue, elle se redresse :
« Alors, tu en es où ? Dis-moi tout, s’il te plaît, ne t’inquiète pas, je suis prête.
– J’ai du nouveau…
– Ah ! Et bien ? »
Après l’avoir mise au courant, j’ai une peur bleue de la voir s’écrouler. Au lieu de ça, son visage vire au rouge, tandis qu’elle lance :
« C’est ça, tu vas voir mon Gabriel, comment on va te l’arranger ton mariage arrangé ! Quelle honte, juste pour sauver ta boutique. »
Elle s’essouffle, je la calme en lui tapotant la main. Elle enchaîne :
« D’abord, niet, il n’y aura pas de mariage arrangé, Iphigénie n’est pas un chameau qu’on échange contre un lopin de terre et, reniet, il n’y aura pas de faillite, parce que moi, Mona, je peux et je vais la sauver cette académie. Point final.
– Et maintenant ?
– J’ai un plan, laisse-moi 48 heures, continue là-bas, tâche de convaincre Iphigénie de venir me voir, dis-lui que j’en ai besoin, terriblement, comme la dernière cigarette du … »
Et un des moniteurs commence à biper, rejoint par un deuxième. Deux infirmiers débarquent en panique et me font quitter la chambre.
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Pour me rendre à l’APAD, j’utilise une petite Kangoo anonyme que je gare à l’arrière du bâtiment principal. C’est l’heure, la sonnerie retentit, je me presse. A la réception, je vois, pour la première fois de près, l’amoureux d’Iphigénie, Lucas, qui patiente. Il porte un sac à dos siglé Jules Livraisons. Ça confirme son métier de livreur. Je salue et pars travailler.
Nouvelle tâche aujourd’hui : nettoyer les sous-sols, notablement sales, à commencer par les escaliers qui y mènent. En bas, je trouve divers lieux de stockage à claire-voie, le tout envahi de toiles d’araignées et de poussière accumulée. Des papiers traînent partout.
Je tombe sur une porte fermée avec trois serrures, j’imagine que ça doit être important. En promenant mon balai spécial sur le haut d’une étagère, en plus d’un nuage de poussière, un trousseau de clés me tombe dessus. Bingo, trois clés. Je m’empresse d’ouvrir et je reste interloquée.
Aussitôt l’interrupteur tourné, je découvre un vaste local. Tout y est luxueux : lumière tamisée, musique douce, parquets de qualité, tapisseries colorées et surtout, courant le long des murs, de grandes vitrines. Des objets et des documents que je devine très anciens y sont exposés : manuscrits, affiches, divers objets et costumes. Pour autant que je puisse en juger, cette collection doit valoir assez pour sauver l’APAD de la faillite.
J’espère n’avoir déclenché aucun signal de sécurité. Je referme la porte et remets le trousseau de clés à sa place.
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Impossible d’atteindre Mona, malgré mes nombreux appels. Je finis par apprendre par le standard de l’hôpital que mon amie a été déplacée en soins intensifs. Les seules visites acceptées sont celles des membres de la famille. En revanche, une enveloppe a été déposée à la réception à mon nom. Je m’y précipite.
De retour chez moi, je ne cesse de relire les mots inscrits à la main sur l’enveloppe : « pour Audrey, de la part de Mona ». Je tourne en rond sans parvenir à l’ouvrir, ni m’empêcher d’imaginer ce qu’elle a écrit, ni ce qui va lui arriver. Elle risque de partir, sans avoir revu sa fille, quelle tristesse !
Je ne parviens pas à avaler quoi que ce soit. La nuit durant, le sommeil me fuit. Certaine de ne pouvoir fermer l’œil, et à bout de nerfs, je finis par me lever pour décacheter fébrilement la grosse enveloppe et découvrir son contenu.
Quand le jour commence à poindre sur l’horizon, j’ai lu et relu les derniers mots de celle dont je n’entendrai peut-être jamais plus la voix. En dépit de son état, Mona a vraiment pensé à tout.
Malgré ma nuit blanche, j’arrive tôt à l’APAD. Le planning du jour m’apprend qu’Iphigénie sera à la salle 204. J’y guette son arrivée. Elle s’inquiète, quand je m’approche d’elle avec ma dégaine de femme de ménage. Je me présente et lui apprends que c’est le dernier moment pour revoir sa mère en vie. Elle s’en va très vite.
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Le lendemain, tout s’enchaîne. Dès mon arrivée, je suis escortée dans le bureau du directeur, où Monsieur Gabriel m’attend, bras croisés, l’air menaçant. Voyant à ses côtés le type baraqué qui m’avait surprise au Studio 13, je comprends.
Très vite, je me retrouve assise devant un ordinateur. Y apercevoir mon image fait aussitôt grimper mon adrénaline, plus encore la vidéo intégrale de ma visite dans la salle au trésor. Dès la dernière image, Gabriel attaque :
« Que faisiez-vous dans cet endroit où vous êtes entrée par effraction ? Qui vous a renseignée sur son existence ? Qui êtes-vous vraiment ? »
Penaude, j’acquiesce, mais un coup soudain frappé à la porte me sauve. Gabriel ne répond pas, mais comme on insiste, il crie : « Pas maintenant, je suis occupé !
– Alors, cette chère Madame Rodriguez va-t-elle s’expliquer ? enchaîne le barbu d’un air renfrogné.
– Oui, ça se voit, je suis entrée dans ce local, mais pas par effraction, comme vous dites. Je n’ai pas fracturé la porte, n’est-ce pas ? lancé-je fielleusement.
– Ouais, ouais, concède de mauvaise grâce le barbu.
– Un trousseau de clés m’est tombé sur la tête, quand je nettoyais une étagère. J’ai pu ouvrir cette porte. Votre caméra ma filmée en train de regarder, sans rien toucher et repartir. Les clés sont là où je les ai trouvées, histoire finie. »
Sans prévenir, Iphigénie entre, au grand dam de Gabriel qui fulmine :
« Mais qu’est-ce que c’est encore. J’ai dit : pas maintenant !
– Si, maintenant, mon cher papa, va falloir vider l’abcès. Commence par virer ton cerbère.
– Bon, ça suffit comme ça, grogne le directeur qui, déconfit, fait signe au barbu de sortir. Et sans transition de lâcher sa colère contre sa fille :
– Tu vas me dire ce que tu veux, à la fin ?
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Iphigénie se tient face à son père, très sûre d’elle :
– Je vais te le dire avec grand plaisir et devant témoins. En premier, nous aurons Madame Amélia Rodriguez, ici présente. Et ensuite, de l’entreprise Jules Livraisons, ton livreur préféré, rugit-elle, en l’appelant par la porte ouverte : Tu peux venir, Lucas, mon unique amour !
Butté, Gabriel reste immobile. Intriguée, moi j’attends le dénouement. Après quelques manipulations sur son téléphone, Iphigénie annonce :
Et enfin, celle que personne n’attendait plus. »
L’image bouge un peu sur le grand téléviseur mural. Le visage très pâle de Mona apparaît et, dans un sourire, déclare :
« Merci d’être là. Mes premiers mots sont pour Iphigénie. Je t’aime, ma chère fille, nos retrouvailles ont été le plus beau cadeau que j’aie jamais reçu ! Merci encore !
Ensuite, honte à toi, Gabriel, d’avoir échafaudé un plan pareil. À sa naissance, tu avais insisté pour appeler notre fille Iphigénie, j’aurais dû me méfier. Depuis que j’ai lu la vraie histoire d’un père qui sacrifie sa propre fille pour gagner une guerre, je suis horrifiée !
Non, Gabriel, tu ne vendras pas notre fille. Elle est libre d’aimer qui elle veut, en l’occurrence, Lucas. Ils ont ma bénédiction, que ça te plaise ou non.
Maintenant, Lucas, tu as un colis à livrer à Mademoiselle Iphigénie Delacroix, n’est-ce pas ? Le jeune homme hoche la tête. Sur l’écran, Mona rayonne en annonçant :
Ma chère fille, ouvre vite ce paquet et découvres-y le livre très rare que je t’envoie. Cet incunable est ton héritage. Sa très grande valeur va te permettre de sauver l’APAD et d’en devenir la directrice, cela sans passer par la case canapé.
Que dire de plus ? Si ce n’est que j’aimerais que mes cendres soient répandues au large de Tahiti, mon île bien-aimée. Vous l’ignorez certainement, j’y ai passé des années merveilleuses.
Pour conclure : On ne sait pas toujours pourquoi l’amour naît entre deux personnes ? Et vous, le savez-vous ?
On ne sait pas toujours comment s’allume l’étincelle entre deux cœurs ? Et qui sommes-nous pour tenter de l’éteindre ? Au nom de quoi, dites-moi ?
La plupart du temps, ça reste un mystère et, à peine s’imagine-t-on l’avoir percé, qu’il s’épaissit à nouveau.
Et finalement, puisqu’on ne sait pas grand-chose, comme dit la chanson : « Laissons-les, laissons-les, laissons-les s’aimer.
Adieu donc et à un de ces jours au paradis, s’il existe ! »
Iphigénie a des larmes plein les yeux. Gabriel s’approche de sa fille, tête baissée, il n’en mène pas large. Iphigénie le prend dans ses bras et lui parle à voix basse. Puis je le vois se tourner vers Lucas et lui tendre la main. Je vais pour m’éclipser et laisser cette famille vivre ce moment. Mais Iphigénie me retient par la manche et me glisse : « Audrey, reste, tu es des nôtres, pour de vrai. »
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