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© 2019-2024 Santignac

Originaire du Plat Pays, la montagne me fascine. Bientôt un vingtième hiver à admirer les paysages enneigés et les enfants s’amusant. La délicatesse du traîneau m’interpella d’abord, puis tout l’amour qu’on voulut partager, en le fabriquant, m’envahit. Sylvie apparut, collée à la fenêtre attendant la neige, et je décidai de l’attendre aussi.
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Amours d’enfance

 

Maman – Papa

 

Elle attend. Ses tartines de Cenovis à peine englouties, elle colle son petit nez à la fenêtre, et elle l’attend. Ses yeux intenses scrutent l’horizon, tandis que Mousse s’assoit au plus près d’elle, sentant que son attention lui file entre les pattes. Malgré son obsession, elle pose la main gauche sur sa tête, et ensemble, ils l’attendent. Dans sa main droite, elle tient fermement le traîneau. Ils forment une trinité originale et paisible en ces premiers jours de novembre. J’admire sa patience. Elle ne dit pas un mot. Elle ne bouge pas un cil. Elle l’attend.

Depuis que son père lui a offert le traîneau, son esprit semble possédé par cet objet de famille, fabriqué et sculpté par Amédée, son arrière-arrière-arrière-grand-père. C’est une pièce précieuse, qui mériterait de figurer dans les collections d’un musée, mais Francis ne veut rien savoir. Il est à la fois subjugué et attendri par l’attachement de Sylvie à cet objet qu’il n’a lui-même que peu utilisé. C’est suite à notre visite de l’Exposition Nationale, à Lausanne qu’il l’a descendu du grenier. La partie sur la rudesse de la vie à la montagne lui a rappelé l’existence du traîneau oublié de l’enfance. Celui-ci est recouvert de poussière et de toiles d’araignées, mais qu’importe, le regard de Sylvie se transforme immédiatement, et une joie tout aussi profonde que lumineuse irradie son visage. Un coup de foudre en quelque sorte. Francis lui dit qu’il va le nettoyer avant toute chose, mais Sylvie  lance : « Oh, Papa, s’il te plaît, laisse-moi m’en occuper ». Surprises, nos pensées se croisent avec bonheur, puis Francis s’écrie : « Mais bien sûr, ma chérie ! Je te montre où se trouve le nécessaire. Allons dans l’atelier ». L’atelier, un lieu si proche et pourtant si lointain. Un lieu à l’accès limité au strict minimum.

Un lieu presque magique aux yeux d’une enfant de huit ans : des machines incroyables, des bruits bizarres, des outils partout, de la saleté, des matières étranges, du danger.

Pendant plusieurs heures, des murmures, des bruissements me parviennent alors que je me concentre sur la nouvelle recette que je suis en train d’imaginer. Finalement, le traîneau surgit, affublé de ses deux restaurateurs en herbe. Je le découvre pour la première fois, car jamais je ne suis montée explorer le grenier familial. C’est presque une barque tant il est long. Sylvie semble minuscule à l’intérieur. Elle trône majestueusement, et feint de fouetter le bouc situé en proue. Mes yeux courent de détail en détail : un pompon rouge ici, un motif floral là. Le réalisme de la sculpture du bouc me fascine. Mes mains n’ont qu’une envie : se blottir dans sa laine abondante et généreuse. Ah, comme j’aimerais qu’il m’emporte sur les traces de Natacha Rostova dans Guerre et Paix ! « Mais c’est une splendeur ! Tu pourras même y atteler Mousse », « Oui, Papa me l’a déjà dit ! » répond-elle fièrement. Après le souper, pendant lequel le traîneau reste à côté de Sylvie, Mousse tente, sans succès, de capter l’attention de sa compagne de jeu habituelle. C’est peine perdue, elle n’a d’yeux que pour la découverte du jour. Avant d’aller se coucher, elle en astique encore et encore chaque centimètre carré. Elle lui parle, elle le caresse. « Maman, je peux dormir dedans ? S’il te plaît… ». La demande ne m’étonne guère, et je ne vois aucune raison de refuser. Explosion de joie, de bisous, de mercis. Une fête, une célébration. Francis monte le trésor dans la chambre de Sylvie, j’improvise un matelas avec un duvet, et une fois la lampe de chevet posée, nous nous installons tous les trois pour la lecture rituelle de l’histoire quotidienne.

Sylvie, emmitouflée dans le traîneau, arbore un air émerveillé, celui de la petite fille qui n’en croit pas ses yeux, et risque de ne pas beaucoup dormir. Ah, vaille que vaille, demain, c’est dimanche.

Cela fait une semaine que le traîneau a fait une entrée fracassante dans sa vie, et Sylvie ne jure que par lui. Le reste du monde est tombé aux oubliettes. Mousse ronge son frein, et doit espérer que cet intrus disparaîtra bientôt de la surface de la Terre. Le pauvre ! Où sont passées ces heures de promenade avec Sylvie, où sont passés les jeux, où se sont enfuis les câlins ? Il a triste mine, et tous mes efforts pour le réconforter ne sont que de pâles substituts. Sylvie a baptisé son nouvel « ami » Alfred. Il est devenu indispensable à sa vie. Heureusement qu’il n’est pas très lourd, car elle le déplace dans toute la maison. Elle me demande régulièrement si elle peut le « prendre à l’école pour le montrer », mais je tiens bon. L’attente de la neige est devenue sa seule préoccupation, elle se nourrit à peine, et passe toutes ses heures libres les yeux agglutinés à l’horizon. Au début, Mousse ne pouvait pas l’approcher, mais maintenant, ils l’attendent ensemble, et il paraît satisfait de cet arrangement. Sait-il à quelle sauce il sera dévoré lorsque Dame Nature se sera drapée de blanc ? Je l’ignore, mais si tel est le cas, il est fort probable qu’il s’en délecte d’avance. Ce matin, la température a chuté brusquement, et le givre nous accueille sur le chemin de l’école. Sylvie ne cesse de gesticuler, de sauter, et de glisser. « La neige arrive ! La neige arrive ! » crie-t-elle à tue-tête, se moquant bien de qui peut l’entendre.

En effet, vers 11h, de minuscules flocons apparaissent dans le ciel, et commencent leur travail de blanchiment de tout ce qu’ils touchent. Ils sont petits, mais nombreux, rien ne les arrête. Au fil des heures, une couche de neige douce et feutrée se pose, et je souris tendrement. La joie de Sylvie sera sans bornes. J’imagine le traîneau vibrant d’impatience. Son heure sonne enfin ! Tout à coup, des cris et des rires surgissent dans la cour. Quatre enfants aux joues rouges et recouverts de neige se livrent à une féroce bataille de boules. Je reconnais Sylvie, Corentin, Maud, mais pas le dernier. Il me semble bien plus grand, un adolescent ? «Maman, Maman, j’ai invité les amis pour l’inauguration du traîneau» me crie Sylvie. J’ose proposer un goûter, mais toutes les convoitises sont ailleurs. Je m’adresse au plus grand, et lui demande qui il est. « Je suis le fils Bovet, Sébastien ». Je n’en reviens pas, il n’a que onze ans, Dieu qu’il est grand ! « Sébastien, tu ne peux pas monter dans le traîneau, tu es trop grand », « Oui, je sais, Madame, je vais juste le tirer ». Pauvre Mousse, l’inauguration est organisée sans son concours.

La nuit est tombée depuis longtemps avant que ma petite ne pénètre dans la cuisine, essoufflée, trempée mais radieuse. Elle est au bord des larmes tant elle est heureuse. J’ordonne un bon bain après le chocolat chaud. Elle opine de la tête en souriant. Lorsque nous passons à table, elle nous raconte les glissades, les virages, les chutes, les dérapages, les obstacles, les blagues, les remontées, la vitesse, les cris… Ce soir c’est elle la conteuse. Francis et moi nous nous endormons comme des anges.

 

Sylvie

 

C’est la première fois que je reviens. J’ai soixante ans aujourd’hui. Quand je suis partie, j’en avais huit. Toute une vie déployée loin du berceau de l’enfance, loin des souvenirs inexistants. Hier, nous avons dormi à l’hôtel Aubier, comme chaque fois que nous allons à Neuchâtel, et puis ce matin Jean, mon compagnon, a dit : « Et si on y allait cette fois ? ». Évidemment, j’ai compris qu’il parlait de Couvet. Il sait que c’est mon village natal, mais m’en approcher a toujours été un sujet sensible. Est-ce le soleil ou la perspective d’une belle brocante à Fleurier qui me décide, je l’ignore, mais je hoche la tête pour dire oui. Maintenant que nous nous délectons de notre petit-déjeuner, je regrette un peu mon choix, mais peut-être est-il temps ? Nous commençons la douce ascension. Je ne me souviens guère de la route. Je ressens de petits pincements au cœur à intervalles réguliers, j’étouffe et dois ouvrir la fenêtre. Jean me demande si je veux qu’il s’arrête, mais je préfère qu’il continue. Nous laissons la voiture près de la gare. Mon Dieu, qu’ont-ils fait de la gare ? Je ne reconnais rien, je suis incapable de retrouver la maison de mon enfance. C’est un beau dimanche de printemps au « vallon », et je remercie la brise légère qui me caresse les cheveux. Je tiens fermement la main de Jean, alors que nous cheminons le long de l’Areuse pour rejoindre Fleurier à pied. Le bruissement de la rivière m’apaise. Je suis silencieuse, ce n’est pas mon habitude. Je sens que Jean le comprend, qu’il m’accompagne, et qu’il sera là quoiqu’il arrive. Les yeux mi-clos, je suis attentive à toutes les émotions et toutes les pensées qui me traversent.

Des bribes, des traces apparaissent : un accident de vélo, une course d’école, la cueillette des champignons, le tablier de Maman, les outils de Papa. Aïe, que tout cela me fait souffrir. Mes yeux s’embrument, pourtant je parviens à contenir mes larmes. Jean me prend dans ses bras, et pose délicatement un baiser sur ma tête. Je le remercie silencieusement. Nous marchons plus doucement, des VTT nous frôlent, la rivière continue sa course, la vie frémit ailleurs. Cela me fait du bien de la ressentir. Une grande piscine apparaît sur notre droite en face de l’aérodrome. Est-ce là que j’ai appris à nager ? Seul le souvenir de l’eau glacée remonte à la surface. Que j’ai eu froid lors de mes cours de natation ! J’en tremble encore ! Notre chemin longe à présent la piste de l’aérodrome construit alors que j’étais très jeune, mais des visions d’engins volants me reviennent. C’est Papa qui aimait ça. Encore un pincement au cœur. En plus, j’ai un point maintenant, et j’ai du mal à marcher. La vue de Môtiers, un peu plus haut en face, s’accompagne d’un flash : un Père Noël offrant des clémentines à un groupe d’enfants. Avec qui étais-je donc ? Pourquoi étions-nous là-haut ? Finalement, Jean et moi arrivons à Fleurier. Le village, très animé par la brocante, nous accueille, comme il se doit, grâce à une fanfare d’enfants, Les Britchounets. Leurs rythmes et leur entrain me redonnent le sourire. Je me surprends à battre des mains aux côtés de Jean qui n’est pas en reste non plus. Un petit bal s’improvise, et nous dansons aussi de bon cœur un moment, puis je dis à Jean «Allons voir la brocante».

J’ai toujours aimé chiner. J’éprouve beaucoup de douceur et de tendresse à regarder des objets de la vie quotidienne tombés en disgrâce, alors qu’autrefois, ils furent utilisés, voire chéris. Les brocantes donnent le ton sur ce qui n’est précisément plus dans le ton. Elles offrent une deuxième chance, une résurrection, aux objets de consommations de masse ou à d’autres plus singuliers. Nous parcourons les stands tranquillement en discutant un peu avec les vendeurs. Je découvre de jolies boîtes miniatures en porcelaine de Limoges. Une collection en fait, je suis attendrie, mais leur décor chargé, peint à la main, ne me permet pas de les utiliser comme support pour mes photographies. « Quel dommage ! » dis-je à Jean, « Je les adore. Comment sont-elles arrivées ici ? » La vendeuse m’explique que son arrière-grand-mère française venait de Limoges, et que ces boîtes faisant partie de son trousseau. Elle s’en servait pour ranger ses boucles d’oreilles. C’est beau et pourtant si triste. Pauvre aïeule. Ces boîtes représentaient sûrement un de ses biens les plus chers. Malgré l’émotion, je ne les achète guère. Je ne serai pas en mesure de les utiliser, et j’ai horreur des hordes de bibelots sur les cheminées ou les rebords des fenêtres. Un peu plus loin, je distingue un stand, aux allures professionnelles, exposant des antiquités. Je m’approche rapidement et nerveusement sans raison apparente, comme poussée par une force extérieure. Arrivée devant le stand, je pousse un cri et m’effondre. Jean se précipite et me relève. Je suis en larmes, je ne parviens pas à m’exprimer, la douleur me plie, j’ai le souffle coupé. Plusieurs personnes m’observent. J’entends qu’on demande à Jean s’il faut appeler une ambulance, tandis que ma mémoire soudainement réveillée me mitraille. Je réussis à articuler « C’est mon traîneau, Alfred, c’est mon trésor » dans l’oreille de Jean.

Une chaise apparaît miraculeusement et Jean m’y pose délicatement alors que des sanglots et des râles abyssaux me traversent la gorge. Je revois tout : mon père descendant le traîneau du grenier, la séance de nettoyage dans l’atelier auquel je n’avais jamais accès, l’expression de ma mère lorsque nous lui avons présenté le fruit de notre travail, ma première nuit dedans, mon chien Mousse, la cuisine, la cour, mes amis, la neige, tout. Aucun mot ne sort plus de ma bouche. Jean m’essuie les yeux et m’aide à me moucher. Je respire mal, on s’écarte. Puis, un homme, un géant s’approche et s’agenouille devant moi en me prenant les mains. « Sylvie ? Sylvie, c’est bien toi ? Je suis Sébastien, Sébastien Bovet, tu te souviens de moi ? » Mes sanglots redoublent, puis la voix, finalement recouvrée dit en souriant « Oui, bien sûr que je me souviens de toi ». Des larmes coulent aussi sur ses joues. Ses yeux bleus s’éclaircissent davantage, et j’y vois encore l’amour qu’il m’avait déclaré plus de cinquante ans auparavant.

 

Jean

 

On a tendance à dire que la vie nous joue parfois de mauvais tours, mais j’ai le sentiment que nous les jouons nous-mêmes. Pendant des années, j’ai aimé Sylvie comme un fou. Pour elle, j’avais quitté mon épouse, changé de vie. Lors de notre rencontre, à Genève, son énergie, sa vivacité m’avaient immédiatement emporté. Je revois encore son arrivée à notre rendez-vous. Elle roulait à l’allure d’une fusée.

Elle ne m’avait pas cherché dans le café, non, elle s’était naturellement installée à la terrasse et avait commandé un jus de fruit pressé. Elle portait un chapeau prune, c’était déjà un signe, et de grandes lunettes de soleil noires, raison pour laquelle je n’avais pu voir ses yeux, qui plus tard me ravirent. Elle m’avait fait rire. Son esprit m’avait captivé. Au fur et à mesure de nos rencontres, j’ai compris à quel point elle était tourmentée par son enfance fantôme. Elle n’avait aucun souvenir des huit premières années de sa vie. Celles vécues à Couvet, dans le canton de Neuchâtel, avec ses parents avant leur tragique décès. Elle n’en avait aucun, pourtant elle avait, globalement, réussi à construire une vie riche et passionnante sans ces racines qui me paraissaient essentielles. C’est moi qui ai suggéré que nous allions à Couvet. Ce n’était pas la première fois, mais en cette journée d’anniversaire,ses soixante ans, il m’était apparu dommage de ne pas faire le détour de la « réconciliation ». Nous allions souvent à Neuchâtel. Elle aimait passionnément son lac et les expositions des musées. C’était sa façon à elle de rester connectée à ce passé sans visage. Ma curiosité m’a coûté cher. Depuis dix ans, déjà, elle m’a quitté. La faille est survenue en ce jour où nous sommes retournés dans son vallon natal. C’est là que tout a basculé. Je nous croyais solides, indestructibles, et pourtant, il a suffi d’un seul regard pour que je la perde à jamais. Elle n’a pas eu besoin de me le formuler. C’était une évidence irréfutable, et elle tenait en un seul regard. Lorsque Sébastien s’est présenté devant Sylvie, en quelques secondes, je l’ai vue s’ouvrir, s’épanouir, irradier tout le bonheur qu’elle avait dû, jusque-là, contenir. C’était d’une beauté aveuglante.

Le choc m’a transformé en statue de sel. Puis, Sébastien s’est relevé pour lui apporter un verre d’eau, et j’ai murmuré : « Je vous la confie ».

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