Créé le: 21.09.2017
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Alevins

Animal, Nouvelle

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© 2017-2024 Caluna

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Les capsules de vie contenues au cœur de ces petites perles aquatiques s’amplifient au contact des bruissements du marché. Alevins est l’histoire d’une perte impossible.
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Alevins

5 juillet

Il y avait peu de neige ce jour sur le chemin. De fines craquelures perlaient sous la croûte blanche. Des radicelles offertes aux lumières matinales. Tandis que les corolles gelées des cristaux laissaient fondre leur dernière parure sous le vent, j’avais embarqué sur la route à peine chaude. Mes pas laissaient en écho s’échapper d’infimes souvenirs, j’avais emprunté ce parcours tant de fois. Il y avait la brume qui dardait mon poitrail alangui et ravivait subrepticement un peu de joie. De l’eau, de l’eau, même en gouttelettes imperceptibles, traversant ma sécheresse de vieille. Le béton attisait mon désir de crever la mince pellicule de givre, sa rudesse, mate et profonde, son amorti, absent, ses grains coupants telles des épées d’ébène, alourdissaient le futile que j’avais en horreur. Mes jambes humaient ses splendides abysses. Certains platanes osaient l’insolente ivresse de rompre ce noir bouclier d’acier. Leurs racines se dressaient, majestueuses éclosions, au centre des crevasses. J’avais laissé cette exploration jouissive aux centenaires végétaux, je me contentais du spectacle de leur obscénité. Accrochés aux fenêtres, de petits coquillages grignotaient le silence. Les magnolias s’étaient tus, les forsythias assombris, les lavandes asséchées, mon corps ne recelait plus de commencements printaniers. Les premières gelées avaient déjà fendu les cynorhodons qui pendaient les pieds dans le vide au-dessus des épines. Je n’avais pas encore le désir de leur ressembler. Le bitume m’offrait un solide promontoire d’où je percevais l’enivrante activité de lucioles souterraines, les doux battements de leurs ailes, comme des étoiles de cristal illuminant ma nuit, si lourde. Infini le vide. La solitude comme une croûte de sel corrosive où pullule quelque terne bestiaire s’était accrochée aux murs. Sortir m’avait bien coûté, il avait fallu descendre les deux étages sans poulie, me tenir à la rambarde comme un escargot cramponné aux laminaires atlantiques, expurger les rafales de blizzard qui auraient tôt fait de me noyer dans l’allée bleutée et humide de mon immeuble. J’avais croisé une forme, discerné une odeur, un peu lourde de Cologne, sans parvenir à deviner une âme, un quelconque passant locataire, à moins que ce ne soit un chien errant parfumé. Depuis le silence de Martin, une voie vers d’autres mondes s’était dessinée, je ne voyais plus très net, je sentais des images dans ma tête pétries par un vieux kaléidoscope éraflé, je pense qu’il y avait des taches éparpillées comme de jolies petites nivéoles lorsque l’hiver se fait creux, des grappes de myrtilles anarchiques lancées dans mes pensées. Mais bon, j’étais descendue telle une vaillante chasseresse, c’était le jour pour se rendre au marché, l’air était sans poussière, la mousse diaphane avait fondu, je crevais d’envie d’aller chercher les alevins frais pour partir à la pêche, mon cœur s’était soudainement redressé dans sa caverne mortuaire.

 

3 juillet

Martin est étendu sur le lit conjugal, il semble avoir froid. Je saisi la couverture de dentelles, la remonte doucement vers son sexe mou, puis la glisse sous le cou plissé comme une ombrelle. Sa peau est dépliée sur ce corps amoindri, laissant poindre l’arrête des os. J’entends son cri par-delà le ressac. Il n’arrive pas à accrocher l’alevin correctement, l’hameçon s’est gondolé, laissant son appât humilié, froid, les viscères béants. Il lance des injures par-delà la houle, semblant me crier de lui venir en aide. Je demeure alerte, comme démultipliée, tentant de saisir la poiscaille tout en martelant le crochet pour lui redonner forme, et pareillement saisir la main de l’homme pour le ramener à la vie Son bateau dérive, porté par un clapotis symétrique, le long des falaises morcelées. Les larves transparentes gisent dans la barque qui s’apprête à franchir le delta, le matelot s’est endormi tout recroquevillé contre la cale, sa bouche entrouverte appelle la mélodie des ombles. Les leurres baignent déchiquetés dans une fontaine saumâtre où déjà le pestilent baptême est à l’œuvre. Je sens ses doigts échapper à l’étreinte de mille bras que j’ai déployés dans le désespoir de la perte. Ses phalanges se sont crispées, comme pour infiniment mieux ferrer l’impossible retour. J’appelle tendrement, m’approchant de sa petite tanière qui perçoit j’en suis sûre toutes les nuances de l’amour, un M comme du velours, que je laisse glisser avec finesse comme une perle de mercure. « Martin. C’est moi, ta belle, ton ombellifère céleste, ta gracieuse fleur de camélia, ton suave paradis volcanique ». « Je suis offerte, regarde, j’ai dénudé quelque peu mon épaule pour accueillir tes lèvres ». « Martin, ne fais pas semblant, cela fait si longtemps que tu rêves que je glisse ma main, comme une anguille, le long de ton torse où se délient encore la sueur de nos vices », « Tu joues, de ma patience, frivole, tu te délectes. Cesse, je n’ai plus l’âge de coquettes parades, informe-moi au moins de tes prémisses, que j’en saisisse la substance mellifère» « Martin, tu me fatigues, tu me poignardes de ton effronterie, craque, crisse, chante, clame, rugit, mugit, pépie, pétille, copule crapule, affirme-moi ta verve, hume le sang qui palpite sous ma croupe, inspire, crache, crie,

Crève ».

J’ai lâché prise, le fil tendu sur une mirobolante proie lacustre s’est brisé, je garde dans ma paume bouffie l’hameçon anémié, il a creusé un sillon de carmin tout autour de mon pouce, je fixe l’œil visqueux de l’alevin inutile, on dirait qu’il m’observe, qu’il guette ma furie mélancolique. Flotte une ténuité azur.

 

4 juillet

Un torrent de grêle a percuté les draps. Durant la nuit d’énormes ballons de glace ont recouvert nos deux axes qui formaient une sorte de croix mystérieuse sur le lit. J’avais allongé ma nuque sur le ventre de Martin, ramené mes genoux vers le ciel, tentant d’implorer les prophéties. Depuis hier, j’ai veillé.

J’observe l’absent. Ses transparentes phalanges, ses narines immobiles. Une poudre a émergé autour de ses lèvres grises, on dirait de la poussière d’argent.

Je relève ma robe élimée, un parfum de violette me rappelle les sous-bois.

Je regarde mon corps flétri, mon cœur amoindri.

Je contemple cette mascarade, il suffira d’attendre un peu que tout vienne se replacer strictement comme hier. Je grelotte. Sur ma peau apparaissent des auréoles pourpres, une giboulée céruléenne m’interdit tout mouvement, je reste pétrifiée, engluée dans cette alcôve charbonneuse. Là-bas, sur la grève, une bosse de bois mous contemple la vieille chaloupe échouée. Les alevins y pourrissent au gré des flux aquatiques, exhumant de fébriles râles. Un hymne imperceptible s’échappe de leurs branchies saturées d’oxygène. Grotesque agonie. La sueur écorne mes paupières, l’édredon se gerce, les plumes s’échappent et sculptent de nébuleuses embarcations, il me semble y discerner un oratorio de naïades maléfiques. Leurs aériennes chevelures enrubannent mes articulations grinçantes. Je tente une auscultation impudente. Raviver l’exhalaison des moules, des marées, du fretin. L’allègre fécondation des flots ceinture ma main au cœur de ma matrice. Mes doigts. Un ballottement s’opère au rythme du clapotis océanique. J’attends le soulèvement des scélérates, le bouillonnement des armées de thons, la frénésie éblouissante du plancton. Saurais-je hâtivement y dénicher un ultime souffle ? Il fait nuit encore. Sous ce chapeau d’acariens, je suffoque. Quand percera le jour ? Les heures ont perdu de leur calme, d’abyssales crevasses ont dévasté les frêles belvédères d’où je tentais d’attraper mon joyau. Ma carcasse est percutée de mille tambours hypnotiques. Je sens monter sous le palais une lave acide, il est temps de prendre le large.

 

2 juillet.

Demain, ce sera mon anniversaire. J’ai méticuleusement placé chaque porcelaine à sa place. Je rêve d’une somptueuse table champêtre, garnie de bleuets, de camomilles, de zinnias. Je pense surtout aux campanules que j’irai cueillir au tout dernier instant, tant leur fragilité m’émeut. Il serait si fâcheux qu’elles souffrent de ce maraudage et implore le pardon en baissant leur corolle vers la terre. Non, parjure. Je mettrai tout le soin à rassurer leur compréhensible anxiété. Un bol de grès poudré d’étoiles tilleul en guise d’urne, devrait permettre de ne point les blesser. J’ai préparé le levain hier, pour malaxer ce soir l’onctueuse bête. Je coucherai cette peau sur la table de noisetier et pourrai bientôt étirer ses boursouflures, élargir les cavités humides, frapper pour aplatir toute insurrection maladroite. Une alchimie de tendresse et de brutalité, le pain. J’ai repassé la nappe de lin beige sur laquelle j’avais naguère brodé quelques poissons et aussi un grand bateau à voiles, car Martin a toujours aimé la mer. Le pourtour est garni d’une ribambelle de feuilles au point de croix, elles se déclinent en six nuances de vert et ceci donne au tissu une profondeur un peu particulière. Il faudra encore cuire le ragoût avant de commencer la cueillette des herbes,  il devra bien mijoter trois heures.

La cocotte est déjà prête, les beaux morceaux de viande macèrent dans un subtil mélange de vin, d’échalotes, de tubercules. J’y ai coupé  des carottes nouvelles et ai piqué un ail avec un clou de girofle, sous lequel j’ai emprisonné une grande feuille de laurier. J’ai aussi garni le bouillon de baies de genévrier, juste une ou deux, car l’époux n’apprécie guère leur goût, mais je reste persuadée de leur utilité pour conserver au fumet un parfait équilibre. Un plateau à fromage en mélèze sculpté de gerbes de fougères. Un premier crottin affiné au serpolet sauvage et puis une tomette de brebis en croûte fleurie. Ils reposent déjà dans le garde-manger, le frigidaire annihilant leur sensuel parfum. J’y découperai des ronds de pâte de coing que j’ai confectionné l’automne dernier et y déposerai encore quelques éclats de capucine, c’est joli les cristaux colorés sur les assiettes de Langenthal. On fera une petite entrée de fritures, c’est un peu riche mais une fois par an cela reste acceptable. J’adore prendre leur queue sous la langue et dépecer les entrailles, sentir leurs arrêtes ployer sous mes molaires, s’en extraire un jus gras, lourd, salé. Pas d’alcool, juste une eau pétillante dans laquelle j’aurais laissé s’épanouir quelques ombelles de sureau, des bouquets de mélisse, avec un filet de miel de sarrasin et des coquillettes de bourrache séchée. Une ronde carafe émaciée servira de réceptacle à cette poésie éphémère. Le dessert sera simple.

J’attends Martin qui doit m’apporter les serviettes.

 

5 juillet.

C’était il y a cent ans il me semble, ma dernière escapade solitaire. C’est bon. Mais le chemin semble tendre une corde rêche, le sol me rejette, je suis affaiblie. Déjà je perçois l’odeur des petits poissons frais que Robert vend sur la place depuis bientôt vingt ans. Je presse la cadence. Le spectacle s’offre à moi, magnifiquement auréolé de particules chatoyantes, je savoure un émerveillement de jeune fille. Je commande un cornet joufflu de ventres translucides, j’en prends un bon demi kilo, Martin me demande toujours une livre alourdie pour partir à la pêche. La vie grouille sous mes mains. Le soleil transperce les scénarios attendus, ses rais chatoyants criblent les interstices entre les pavés de molécules lumineuses, laissant apparaître de fins calices dorés dans le gras des poussières accumulées. Vite, Martin doit m’attendre, le roulis des vagues l’appelle.

Le marché foisonne d’ensorcelantes mélodies. Une mélopée couleur cerise drape mes tubercules cérébraux. Ça alors. Je m’approche à pas de souris. Un groupe de retraités parlent ensemble. L’un d’eux dit en riant à son copain. « Mais je te dis que ta femme je l’ai connue avant toi ». Je laisse coulisser la besace emplie de leurres jusqu’à ce qu’elle creuse de nouveaux ruisseaux poissonneux au bord de la fontaine. Je garde mes bras libres. Je sens l’odeur des marais salins, je sens l’odeur de mon marin précieux. Les deux hommes jacassent, j’ai reconnu celui que j’aime, comment a-t-il diable fait pour venir jusqu’ici avant moi l’espiègle. Ma bouche déjà se parsème d’onguent. Les étals de courgettes, de fenouils, d’échalotes ont dressé un cortège processionnel. Je tâte la pulpe des myrtilles qui ont crayonné dans ma tête de grandioses forêts. Je fouille dans le repli des framboises, goûter aux vers luisants. J’explore les pêches laineuses. J’ausculte l’intestin des citrouilles. Je caresse le clitoris des concombres amers. Je sonde la pulpe des Williamines. Je croque la peau des désirées précoces. Je tripote les bourses argentées des bolets. Je savoure la chair pimentée des basilics. Je me rétracte sous le galbé des pâtissons et reste lascive près des voluptueux panais. Je sens poindre le goût du large, du goémon. Mon amour a traversé les contreforts d’écume, à sa lèvre se trémoussent de fins filets de mousse diaphane. Je déploie la carapace des pruneaux, sous laquelle je lape les coussinets satins. Un bouquet d’algues nacrées s’empare de ma couronne de veuve. J’extirpe les graines des cœurs de bœuf, tentant désespérément une greffe de vie, les tomates charnues m’apparaissent un vivier de probables antres fœtaux. Les copains s’esclaffent, égrainent leurs souvenirs, l’haleine de mon homme m’embaume d’un fumet sucré et chaud. Un coulis de fraise vanillé s’empare de mon bonheur retrouvé. Il siège debout sur la place, rigolant comme avant. Ses plaisanteries emplissent mon âme de caviar végétal. Les aubergines se dissolvent sous le mamelon des agrumes confites, tétant de microscopiques enveloppes sirupeuses. Quelle heure est-il ? Les roquettes phosphorescentes, telles des dagues affûtées, embrochent ma noire tristesse. J’apprivoise l’armature des orties, apaise la fougue des piments, crève l’orgueil des figues fraîches, prêtes à laisser jaillir leurs semences fertiles. Je siffle une rasade de sa sueur presque évaporée sous la constellation d’étoiles.

 

– Dis tu trouves pas que l’Henriette a un air bizarre ?

-P’t’être bien Lucien, t’as raison, elle a une mine de déterrée. L’Martin, l’est pas avec elle ?

 

Des chapelets de raisinets enflammés emplissent mes excavations cérébrales. Un cyclone à l’œil de mirabelle s’est diffusé sous l’écorce crânienne.

-Ferme-la Jules, elle s’approche de nous, fais comme si de rien n’était. Fais-lui un p’tit sourire, c’est la femme de notre copain tout de même. Remarque, ses tétons l’sont encore bandants, tu trouves pas ?

 

Le miel des coings suinte sous les sutures à peine fendues des stigmates d’une grêle précoce. Il couvre ma désolation d’une tunique savonneuse.

 

– Eh l’Martin, il t’pardonnerait pas ce genre de blague hein Lucien ?

– Ah ça non, son Henriette !! Attends pourquoi elle nous fixe comme ça la doucette ? Je vois ses lèvres mousser. Elle est pas bien la vieille bichette. Allez souris j’te dis.

 

Je flotte dans une blanche bassine d’émail où se languissent de filandreuses déjections de féras, macérées dans un tartare de ciboules et de calendula. Mon amour. Les hommes, mon amour. Sa barbe étend une tresse duveteuse où ma croupe se verticalise. Je vois le pôle dans ses yeux, j’entends la houle, le battement des tempêtes accroché au radeau échoué sur la grève de mes souvenirs. Un ardent sourire s’est dessiné sur ses lèvres et déploie des gerbes de flammes vers moi. Elles appellent mon audacieuse éloquence à batifoler dans l’âtre sculpté par leur lumière. Une émulsion de bergamote et d’abricots s’est infiltrée dans mes orbites. Le chasselas me dresse un oreiller moelleux et je me fonds sous la cascade terreuse des betteraves à la chair moirée. Les louanges des moineaux canailles amplifient la cadence de ces retrouvailles. J’ai reconnu celui que j’aime, il parle de moi.

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