Créé le: 15.09.2019
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Adélaiïde

Nouvelle

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© 2019-2025 a Hervé Mosquit

Je vous laisse ici une nouvelle écrite pour le concours de la ville de Gruyère où il fallait placer les expressions ou mots suivants:pentu, baster, à l’abade, à cause que,  à l’abade, pique -lune musique à bouche et brûlon ou bien. Je n’ai rien gagné cette fois ou juste le plaisir de partager ce texte avec vous !
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Adélaïde

Il faisait chaud, étouffant presque. Malgré l’altitude, il n’ y avait, ce jour-là, aucun souffle, pas la moindre petite brise. Eole était aux abonnés absents et n’avait apparemment aucune intention de tempérer le cagnard ambiant. On était presque à fin mai. Les pluies des jours précédents avaient rendu le terrain spongieux et l’humidité du sol contrastait avec la canicule de l’instant.

 

Cela faisait bientôt trois heures que Joseph marchait. Le chemin était pentu, le sol caillouteux et son souffle court. Ses vingt ans de tabagisme se payaient comptant à chaque pas même s’il était persuadé que cette marche difficile en constituait un antidote efficace depuis que son médecin lui avait enjoint de continuer à marcher régulièrement.

 

Les champs alentour, saturés de liquide, peinaient à déglutir leur eau. Une eau brunâtre coulait sur le sentier et s’échappait dans le lacis de ruisselets qui se formaient sur les bas côtés, vers la forêt.Il essayait de ne pas quitter le chemin pédestre. Les rares fois où il s’était aventuré à le faire, il avait peiné à retirer ses chaussures qui ne s’étaient finalement et péniblement extirpées de cette gangue de boue qu’avec un horrible bruit de succion. Ces borborygmes glougloutants, déclenchés par la traction verticale de ses pieds cherchant à se libérer, avaient engendré au tréfond de son être la peur viscérale d’obscures forces chtoniennes, ces monstres souterrains et infernaux de la mythologie grecque, tentant de l’aspirer dans les sombres entrailles de la terre.

Il faut dire que le climat intérieur du pauvre Joseph était à l’opposé du ciel d’un azur joyeux que seules maculaient parfois les traces filandreuses de quelques aéronefs de passage. Peu lui importaient le temps splendide et les paysages grandioses auxquels il tournait le dos, absorbé qu’il était par l’effort et par des pensées dont la noirceur n’avait rien à envier à une nuit sans lune.

 

Il savait bien qu’il aurait du baster, faire profil bas, dire oui, se faire violence et mettre sa fierté en veilleuse. Mais non, il avait fallu qu’il lui réponde, qu’il fasse le fier et fasse tout pour lui rabattre le caquet à cet imbécile, que dis-je, à ce voyou borné et prétentieux !

 

Il glissa sur une flaque que les chaleureux rayons de ce soleil printanier n’avaient pas encore évaporée. Il tomba, se retrouva assis dans la boue. Il jura, laissant échapper une litanie de grossièretés que la décence m’interdit de vous rapporter. Après quelques minutes, il se releva et reprit sa marche. Chemin faisant, il marmonnait :

 

« C’est à cause que j’ai une grande gueule que j’en suis là mais j’avais quand même raison de ne pas me laisser traiter de cette manière ou bien quoi ?! ».

 

Son ami Mouloud l’avait pourtant mis en garde. Il ne devait pas répondre au chef, Il fallait juste se taire, ce qui n’empêchait pas d’en penser autant et de l’insulter dans sa tête tout en jouant au

petit employé docile et soumis. Baisser les yeux, arborer une mine déconfite et apeurée, esquisser un sourire de façade, balbutier des excuses bidons, voilà ce qu’il convenait de faire pour éviter les ennuis. Il avait fait tout le contraire et s’était retrouvé sur le carreau : licencié séance tenante après vingt-cinq and de bons et loyaux services.

 

C’est que monsieur Müller, le nouveau directeur, ne s’encombrait pas de scrupules ou d’hésitations. Arrivé de France suite au rachat de l’entreprise par un groupe américain, ce français d’origine zurichoise avait commencé par dénoncer la convention collective qui le liait aux syndicats de la branche. Il pensait ainsi avoir les coudées franches pour se lancer dans la restructuration prévue et exigée par les nouveaux propriétaires. Les tentatives de mobilisation des ouvriers et des employés par les syndicats avaient fait long feu. La grève ne faisait pas vraiment partie de la culture et des habitudes locales en matière de rapports de travail et la peur de perdre son emploi fut déterminante au sein du personnel.

 

Joseph avait pour charge de former de jeunes requérants d’asile érythréens et syriens, que l’ancien patron, un gruyérien pur sucre, aussi paternaliste que généreux, avait accepté d’engager et de former en collaboration avec l’école professionnelle de Bulle. Dans sa première charrette de licenciés « pour raisons économiques », Müller avait placé les jeunes réfugiés, quelques manœuvres kosovars et deux ouvriers parmi les plus âgés.

Joseph avait protesté et tenté de défendre ses apprentis et la discussion s’était envenimée. Il avait conclu en traitant son supérieur de raciste obtu et de technocrate sans cœur et y avait même ajouté une couche par une lettre, avec copies aux instances cantonales concernées, où il reprenait tous les arguments utiles pour éviter ces renvois et qu’il terminait avec ses mots : « Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments dont je vous laisse le choix ».

 

Le résultat fut mitigé : Les trois apprentis et les deux travailleurs proches de la retraite furent maintenus à leur poste sous pression des autorités cantonales mais Joseph dut quitter l’entreprise dans un délai de deux jours pour « insubordination ».

 

Le chemin sortait de la forêt et serpentait maintenant à travers des prairies sèches parsemées de fleurs printanières et de graminées : l’ensemble arborait un petit air de palette de peintre. Il atteignit la crête et jeta un coup d’œil au panorama qui s’offrait à son regard. Les villages semblaient posées sur un écrin de verdure que venait juste contraster le bleu du lac de Gruyère qui s’étendait sur toute la longueur du paysage qui faisait face à Joseph. Au loin, à gauche, sur les flans des montagnes qui surplombaient la montée vers la vallée de la Jogne, il pouvait apercevoir quelques troupeaux, qui d’ici, semblaient être à l’abade alors que Joseph savait très bien qu’elles paissaient tranquillement à l’intérieur des clôtures que les gardes-génisses ou les armaillis avaient pris soin de poser juste avant la montée des troupeaux à l’alpage.

Joseph se dit que lui aussi, présentement, se trouvait en quelques sorte à l’abade : marchant droit devant lui sans savoir exactement où il allait ni pourquoi. Quoiqu’il en soit, il était mieux ici qu’à l’usine, même si sa tendre épouse Margot ignorait encore tout de son licenciement et qu’elle devait le croire au travail. Par précaution, il l’avait informé de l’éventualité d’avoir à faire quelques heures supplémentaires ce soir. Cela lui laissait encore un délai supplémentaire pour se préparer et trouver le courage de lui dire la vérité. Il avait volontairement oublié son téléphone sur la table de la cuisine. Son épouse lèverait les yeux au ciel et blâmerait son pique-lune de mari, mais c’était un moindre mal et lui évitait des explications qu’il préférait renvoyer à plus tard.

 

Dans l’immédiat, il se sentait de mieux en mieux. Le chemin de crête était plus facile que la montée et cette marche plus aisée lui permettait à la fois de se détendre , de regarder et de cogiter. A peine au dessus du lac il apercevait l’autoroute qui tranchait le paysage d’un grand coup de crayon gris. Les véhicules qui se suivaient évoquaient les colonnes de fourmis qu’il observait, gamin, dans la petite forêt jouxtant la ferme paternelle sise sur un replat du val de Bagnes, dans son Valais natal qu’il avait quitté pour la belle Margot, son épouse fribourgeoise. Il se voyait encore maniant le capion pour sarcler le potager, coupant à travers champ, en bas la dérupe, pour rejoindre l’école du village. Il se remémorait les trajets en camionnette, jusqu’en en plaine du Rhône, à Fully, où la famille possédait quelques vignes. Il sentait encore l’odeur du gâteau aux pommes de sa maman. Il fredonnait dans sa tête les chants de leurs soirées de jeunesse accompagnées à la guitare et à la musique à bouche.

Il souriait en évoquant le regard surpris puis lourd de reproches de Margot quand il lui avait affirmé sincèrement qu’il y avait de belles « collines» en Gruyères.

 

Par je ne sais quelle association de pensées, il passa de l’autoroute, des fourmis et de sa jeunesse valaisanne à la protection de la nature et au réchauffement climatique contre lequel se mobilisaient les jeunes, dont sa fille Amélie âgée de 16 ans.

 

Sur le fond, il était assez d’accord avec ces jeunes et trouvait leurs slogans assez sympathiques. Ainsi, il riait de bon cœur en lisant :« Les calottes sont suites » ou « il faut penser le changement et pas changer le pansement et enfin, « ta planète, tu la veux bleue ou bien cuite ? » . Cela dit, il peinait aussi à convaincre sa fille qu’il y avait peut-être des problèmes encore plus urgents que le réchauffement climatique ou, tout du moins, qui devaient être résolus en parallèle avec cette lutte pour le climat. Ainsi, tentait-il de lui expliquer, des millions de gens de par le monde luttaient simplement pour leur survie. La répartition scandaleusement inégalitaire des richesses provoquait la misère et la famine. Les droits humains étaient bafoués par des régimes dictatoriaux et même dans certains pays se définissant comme des démocraties. Les fanatiques de tous poils, des suprémacistes blancs aux islamistes, surfaient sur l’aigreur et la révolte des laissés pour compte et trahissaient le Dieu d’amour des grandes religions monothéistes par leur violence et leur haine de la diversité et de l’altérité.

Bref, disait-il à sa fille, quand tu vis ces situations, quand tu te demandes si tu pourras encore vivre demain, comment veux-tu trouver du temps et de l’énergie pour penser au climat ?

 

Ces pensées le replongèrent dans une humeur sombre et dans la réalité de sa propre situation : à cinquante balais et des poussières, il se retrouvait sans emploi dans un secteur où c’était un euphémisme que de dire qu’il n’ y avait pas pléthore d’offres d’emplois. Il avait une famille à charge à qui il n’avait pas encore eu le courage d’annoncer la nouvelle. Il ne voyait pas d‘issue et luttait contre le désespoir. Malgré tout, il se répétait que tout n’était pas perdu, qu’il trouverait une solution. Obnubilé par cette pensée, il la récitait, comme un mantra, au rythme de ses pas.

 

Tout à ses pensées, il n’avait pas remarqué que qu’il redescendait de l’autre côté de la Crête. Une odeur de brulon, de chupion comme il avait l’habitude de dire, lui chatouilla les narines et le ramena à l’instant présent. Il jeta un coup d’œil alentour et aperçut des volutes de fumée en contrebas, juste derrière un bosquet de sapins. Il pressa le pas puis se mit vraiment à courir. Le sentier tournait autour de la petite forêt. Passé le virage en épingle à cheveux, il découvrit un chalet d’alpage en flammes. Le feu léchait déjà les bardeaux du toit et la façade côté écurie brûlait en crépitant. Des flammèches emportées par le vent voletaient en menaçant les sapins distants d’à peine une vingtaine de mètres.

Devant le chalet, se tenait une dame, la petite quarantaine, aux cheveux auburn retenus par un turban, vêtue d’une tenue de jogging griffée et assurément dispendieuse. Elle portait un seau en métal qu’elle allait remplir à l’abreuvoir adjacent au chalet pour le jeter ensuite en direction des flammes, tout en restant à distance respectable de l’incendie. Elle accomplissait cette tâche avec une inefficacité quasi absolue et une distinction dans les gestes pour le moins surprenante. La présence de cette élégante en ce lieu parut à Joseph aussi incongrue que ne l’eûssent été des myrtilles dans la fondue ou de la ratatouille avec des meringues.

 

Il s’approcha et la héla :

 

– Bonjour, que s’est-il passé ?

 

– Venez m’aider monsieur s’il vous plaît !

 

– J’arrive mais je ne pense pas qu’on puisse faire grand chose. Vous avez des biens à sauver dans la partie habitable du chalet ?

 

– Oh oui c’est vrai, j’y pense : mais quelle bécasse je fais ! J’ai ma valise, juste à l’entrée derrière la porte. Avec ce feu j’avais oublié.

Joseph se précipita et s’engouffra dans le chalet pour en ressortir aussitôt en toussant, avec une valise Vuitton turquoise. Il s’éloigna juste avant que le feu ne s’empare de la partie habitable dont il venait de sortir. Il se dirigea vers la porteuse d’eau qui avait repris son inutile ballet et continuait de jeter le contenu de son bidon, soit à peine deux à trois litres, en direction du chalet mais sans que jamais la moindre goutte ne parvienne jusqu’au bâtiment en flammes. Il lui tendit sa valise et répéta sa question :

 

– Alors, que s’est-il passé ?

 

– C’est à cause du bouquet !

 

– Comment ça, à cause du bouquet ?

 

– Eh bien oui. Quand je suis arrivé, je trouvais que c’était un peu austère. Je suis donc allée cueillir quelques unes de ces charmantes fleurs sauvages et les ai disposées en bouquets dans des bocaux en verre que j’ai trouvés dans le chalet. Je les ai laissées sur la fenêtre et devant le chalet avec un peu de paille pour faire joli. Le bouquet qui était devant l’écurie a fait loupe et a bouté le feu à la paille. Comme j’étais allée faire quelques pas, je ne m’en suis pas aperçue tout de suite. Quand je suis revenue, la moitié du chalet brûlait déjà.

– Vous êtes la propriétaire ?

 

– Oui. Ce chalet appartenait à mon oncle qui n’y met plus de bétail depuis des lustres. J’y venais petite et j’aime ce coin. Je suis née et j’ai grandi à Villarbeney et fait mon apprentissage de coiffeuse à Bulle. La dernière année de formation, j’ai coiffé une dame qui était la patronne d’un grand salon à Genève. Elle m’a fait venir chez elle sitôt mon diplôme en poche. Elle a ensuite ouvert un salon à Lyon et je l’ai suivie J’ai connu mon mari quand il habitait Lyon. Découvrant que j’étais une compatriote, nous avons sympathisé. Puis, de client régulier il est devenu mon régulier tout court, mon amant donc, puis mon mari. Mais une coiffeuse en exercice, ça ne s’inscrivait pas dans son standing ni dans celui de ses parents, de riches industriels lucernois venus faire fortune dans la région de Lyon au siècle passé. J’ai donc arrêté de travailler pour devenir une épouse modèle et la décoration attitrée de monsieur mon époux quand il voulait briller en société.

 

– Et ce chalet est toujours à votre oncle ?

 

– Non, il est à moi maintenant. Quand mon oncle est parti en maison de retraite j’avais demandé à mon mari de me racheter le chalet, ce à quoi mon oncle a consenti avec plaisir. Mon homme n’était pas très enthousiaste parce que nous devons l’utiliser en l’état et ne pouvons y faire aucun travaux, protection du patrimoine et zone agricole obligent. Mais mon mari est un riche héritier, il est directeur d’entreprise et cet achat ne lui posait aucun problème. Surtout, je pense qu’il n’aime pas que

je le harcèle avec des demandes saugrenues et a donc cédé par lassitude ou pour avoir la paix. Voyez-vous, nous n’avons pas d’enfants et comme mon mari est extrêmement pris par son travail et qu’il n’a jamais voulu que j’exerce le mien, il faut bien que je m’occupe, et ce chalet constituait l’un de mes passe-temps favoris.

 

– Et à part aménager ce chalet et trimballer une valise de luxe dans les alpages, vous faites quoi ?

 

– La valise d’abord, cher monsieur, elle me suit partout. Je déteste les sacs à dos qui font vagabond. J’ai acquis cette valise avec mon premier salaire à Lyon. Elle ne m’a jamais lâché, ni sur les pavés ni sur les sentiers terreux des Préalpes. A la première question, je peux répondre que je m’ m’occupe. Je joue mon rôle : préparer de petits plats pour mon mari, superviser la femme de ménage, faire la lessive, décorer, engager un jardinier pour les gros travaux et j’en passe. Je joue régulièrement au bridge avec les épouses des collègues de son club-service, ce qui est très flatteur pour moi, ces vénérables rombières un rien flétries accusant toutes au minimum une décennie de plus que moi.Accessoirement, je fais de la figuration quand mon mari invite des clients ou lorsque ma présence à ses côtés, lors d’une réception, renforce son image de mari prévenant et de notable attentif. Je supporte aussi sans rien dire l’attention qu’il porte à sa poule.

– Votre mari s’occupe d’une poule, une seule ? et pour quelles raisons, pour les œufs ou pour des concours de beauté, un peu comme pour les pigeons voyageurs en Belgique?

– Vous êtes d’une naïveté et d’une candeur touchante cher Monsieur. Pour éclairer votre lanterne, je vais donc user de termes plus en usage dans ma famille d’origine : mon père était bûcheron et ma mère ouvrière chez Nestlé à Broc. Je précise donc que je parlais de cette pinta, sa pouffiasse, bref de sa maîtresse .

 

– Et vous n’avez pas réagi quand vous l’avez appris ?

 

– Non. Parce que finalement un divorce m’emmerde plus que cette situation somme toute pas trop désagréable à cause de la liberté qu’elle me procure. Et comme il ne sait pas que je sais, cela me laisse un coup d’avance.

 

– Et vous ne vous ennuyez pas ?

 

– Rassurez-vous, j’ai mes activités cachées, du moins à mon époux. Je fais du jogging avec deux copines, une coiffeuse et une fleuriste. Je fréquente les mêmes bars que mes amies quand mon mari est en voyage d’affaires. J’aide des enfants de migrants à faire leur devoirs trois fois par semaine et je vais faire les courses avec leurs mamans de temps en temps, histoire de dépenser l’argent dont mon mari me dote généreusement pour être une bonne épouse au foyer. Parfois, je m’envoie en l’air avec un inconnu quand mon époux dépasse la limite fatidique des trois mois sans me toucher. Je vous choque ?

– Un peu oui, mais c’est votre vie et loin de moi l’idée de vous juger. Et alors ce chalet, qu’allez-vous en faire maintenant qu’il n’en reste bientôt plus que des ruines fumantes ?

 

– On va le reconstruire, à l’identique, dans les normes et en respectant tous les règlements en vigueur. Mon mari va pousser sa jérémiade mais il paiera ce qu’il faudra, c’est sûr. Mais on ne parle que de moi. Que faisiez-vous en ces lieux comme on dit dans les contes. Vous vous promeniez ? Vous cherchiez des morilles ?

 

Joseph marqua un temps d’arrêt. En fait, il ne savait pas trop ce qu’il faisait à part ruminer sa colère et chercher une manière adéquate d’annoncer son licenciement à Margot. Elle ne lui en voudrait pas, il en était persuadé. Mais n’empêche qu’il avait un peu honte ,craignait qu’elle ne souffre de cette nouvelle et s’inquiète pour l’avenir. Son salaire de vendeuse et les indemnités de chômage ne suffiraient pas à faire bouillir la marmite, avec une ado et deux garçons plus jeunes à charge. Mais il remarquait aussi que cette rencontre l’avait distrait de ses soucis et qu’il se sentait un peu mieux. Il se reprit et répondit à cette femme bizarre, fantasque et originale mais somme toute assez sympathique.

– Non. Je me changeais les idées. Je viens de perdre mon travail pour n’avoir pas su me taire face à ce que je considérais comme une injustice envers deux jeunes collègues apprentis, requérants d’asile de surcroît. Et comme je ne l’ai pas encore annoncé à mon épouse et à mes enfants, j’avais besoin d’être seul et d’y réfléchir.

– Je suis désolée ! Et vous travaillez où ?

 

– Je suis polymécanicien, chef d’équipe, chez Toprimmachines. C’est une entreprise bulloise qui produit des machines pour l’industrie textile et qui exporte dans le monde entier. Vous connaissez ?

 

– Un peu que je la connais : mon mari en est le directeur…

 

– Ah ça alors ! Vous êtes donc…

 

– Adélaïde Müller Cotting épouse de M. François-Xavier Müller…

 

– Je suis désolé de vous le dire comme ça madame, mais votre mari se comporte comme un patron du 19 e siècle…

 

– C’est un connard, vous ne m’apprenez rien mais c’est mon mari et il me procure une vie plus que confortable. Ses parties de jambes en l’air avec sa secrétaire ne me dérangent plus et même, me donnent un moyen de pression si cela s’avérait nécessaire un jour.

 

– Ah bon ?

– Oh oui ! Figurez-vous que mon époux, s’est mis en tête de se présenter sur la liste électorale d’un parti défendant la morale , la famille et les valeurs traditionnelles. Révéler, dans ce contexte, qu’il délaisse son épouse pour s’envoyer sa secrétaire, qui, soit dit en passant est l’épouse de l’un de ses co- listiers pour les prochaines élections, serait une catastrophe pour l’image d’entrepreneur dynamique et d’homme intègre qu’il se plaît à cultiver. Cela dit, Seriez-vous d’accord de cheminer à mes côtés pour regagner Crésuz où j’ai laissé ma voiture?

 

– C’est à dire, j’ai la mienne à Corbières…

 

– Pas de souci : je vous y conduirai ensuite.

 

– Dans ce cas d’accord.

 

– Encore une chose cher Monsieur : l’herbe est tendre, la chaleur estivale, l’endroit désert et je vous trouve séduisant. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous coïtassions de concert derechef.

 

– Je suis désolé, mais je n’ai pas vraiment compris…

 

– Alors je traduis : j’ai envie de vous faire l’amour, ici, maintenant et sans attendre.

– Merci pour la proposition madame, Je vous trouve tout à fait à mon goût. Vous avez tout ce qu’il faut là où il faut si j’ose me permettre. Cependant, je suis marié, bien marié même. Avec ma femme, il y a maintenant vingt-cinq ans que nous sommes toujours amoureux, autant si ce n’est pas plus qu’au premier jour. Alors, pour parler comme vous, je suis dans l’obligation de décliner votre invitation.

 

– A la bonne heure monsieur….

 

– Joseph…Joseph Bourquenoud

 

– A la bonne heure Joseph. Vous m’êtes encore plus sympathique après cela. Les bons maris, les bons compagnons et les mariages réussis sont, me semble-t-il, une denrée relativement rare à notre époque. Et avec mes goûts de luxe, j’aime et respecte les denrées rares. Oubliez donc ce que je vous ai proposé tantôt et cheminons ensemble jusqu’à Crésuz tout en jasant gaiement, comme disent les québécois.

 

– ….. ?

 

– A voir votre tête, je vois que j’ai besoin de vous le redire avec les mots qui étaient les miens quand j’étais plus jeune. Autrement dit : alors, on le descend ce becquè ? Et si on papote, si on tchache la moindre, ça passera plus vite !

Joseph éclata de rire. C’était son premier éclat de rire depuis, mettons…depuis bien quelques jours. Il riait non seulement à cause de la manière particulière de s’exprimer de madame Adélaïde Müller, entre gouaille populaire et distinction aristocratique, mais surtout face à cette situation incongrue qui lui faisait faire un bout de chemin avec la femme de son patron, avec le responsable de ses malheurs. Ils se mirent donc en route en parlant assez fort pour couvrir le bruit infernal de la valise Vuitton de Mme Müller sur les gravillons du chemin.

 

Arrivés à la voiture, ils s’étaient racontés leurs vie, avaient échangé leurs numéros de téléphone et trouvaient, finalement, que cet incendie leur avait permis à chacun de passer un bon moment, une bonne parenthèse de partage et d’amitié. Ils prirent place dans la voiture d’Adélaïde. Cette dernière n’eut que le temps du court trajet jusqu’à Corbières, pour convaincre Joseph de se donner une semaine avant d’alerter les syndicats contre son licenciement qu’il considérait à juste titre comme abusif.

 

– Je vous l’ai dit tout à l’heure Joseph, j’ai mon arme secrète. Et si je peux l’utiliser pour rendre service plutôt que pour mon propre intérêt, j’aurai l’impression d’avoir accompli une bonne action et me sentirais mieux.

 

– Vous ne comptez quand même pas utiliser sa liaison pour me défendre ? !

– Oh que oui Joseph ! Et j’en rajouterai même. Je lui dirai que vous m’avez sortie des flammes et qu’il vous doit bien une annulation du licenciement et votre réintégration immédiate. Et s’il n’obtempère pas, je lui ferai entendre que je pourrais parler de sa liaison à qui je veux et en particulier à son collègue de parti, l’époux de sa pouffe.

 

– Mais c’est du chantage, je ne veux pas avoir gain de cause avec du chantage !

 

– Allons, allons Joseph, ne faites pas la fine bouche ! C’est le résultat qui compte ! Donnez-moi trois jours. Nous sommes vendredi. Si lundi matin vous n’avez pas de nouvelles de mon mari, vous pourrez ameuter les syndicats et toute la république.

 

– D’accord, mais trois jours seulement. Merci madame.

 

– Merci Adélaïde. Arrêtez de me donner du madame. Et tutoyez-moi que diable !

 

– Merci Adélaïde ! du fond du cœur, merci !

 

Le soir tombait quand Joseph regagna son domicile de La Tour de Trême. Habitué aux heures supplémentaires de son homme, Margot ne s’émut pas du retard et vint embrasser son époux dès qu’il eut passé le pas de porte. Ce dernier la serra dans ses bras et la prit par la main pour l’emmener

dans la cuisine où il s’assit et lui raconta d’une traite les événements des derniers jours et des dernières heures.

 

Leur fille aînée était à son entraînement de volleyball et les deux cadets jouaient dans leurs chambres. Elle pria Joseph de ne pas leur dévoiler son licenciement pour le moment afin de ne pas les inquiéter et de ne leur en toucher mot qu’après les résultats des démarches d’Adélaïde ou alors du recours qu’il comptait déposer par le biais du syndicat.

 

Margot avait ce don irremplaçable de ne jamais rien dramatiser et de toujours voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Elle conclut la discussion en faisant remarquer que cette Adélaïde était vraiment quelqu’un de particulier mais que le hasard faisait souvent bien les choses.

 

Elle ne croyait pas si bien dire. Après un week-end tranquille passé à user les semelles familiales sur les flancs du Moléson, à bichonner le jardin potager, à faire le plein de tendresse au creux de leurs draps et dans la moiteur de cette nuit estivale, le couple Bourquenoud fut réveillé par le téléphone. C’était M. Müller en personne qui annonça d’un ton neutre qu’il avait reconsidéré sa décision et que Joseph était attendu à son poste le matin même . Sur quoi, il raccrocha, coupant ainsi l’élan prévisible de Joseph à demander des explications.

Le message de remerciement qu’il s’empressa d’envoyer à Adélaïde, assorti d’une invitation à venir déguster la délicieuse tarte au vin cuit de Margot, resta sans réponse.

 

Trois mois plus tard, le personnel de l’usine reçut une circulaire du directeur annonçant qu’il était nommé à la tête d’une succursale anglaise du groupe et informait le personnel de la nomination du nouveau directeur qui n’était autre que son collègue de parti, époux de la secrétaire que Müller troussait allégrement depuis plusieurs mois. Le nouveau directeur venait par ailleurs d’être élu au parlement cantonal sur la liste que M. Müller avait quitté, se désistant quelques semaines avant l’annonce de son départ en Angleterre. La rumeur, les bruits de couloirs et radio vipère s’unirent pour dévoiler au public que le départ de M. Müller coïncidait avec sa séparation et son prochain divorce, semble-t-il très coûteux, d’avec son épouse.

Six mois plus tard, le couple Bourquenoud reçut une lettre de Mme Müller en provenance d’Australie. Elle promettait de venir déguster le fameux gâteau au vin cuit lors de son prochain retour au pays d’ici quelques mois. En attendant, elle peaufinait l’installation d’un luxueux salon de coiffure où elle espérait que son savoir-faire helvétique et capillaire ferait fureur chez les belles et riches australiennes.

Comme elle ne mentionnait pas en quel lieu précis de cet immense pays elle s’était établie, Margot et Joseph déchiffrèrent le tampon postal. Elle habitait et exerçait désormais son art capillaire à…

… Adélaïde, ville d’Australie méridionale de plus d’un million d’habitants.

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