Créé le: 29.11.2022
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Adage

Fantastique, Horreur, Nouvelle

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© 2022-2024 Thibaut Barbier

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Adage - Partie 1 sur 2

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Les proverbes transmis depuis des générations mettent en garde contre des dangers parfois exagérés. Sous des allures de contes fantastiques, ils abritent des messages qui nous fascinent et nous dérangent. Qu'on a du mal à prendre au sérieux et pourtant ... Et si ces avertissements étaient vrais ?
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Au cœur de la monotonie, chacun expérimentait des paternes troublés aléatoirement par un désagrément aussi vieux que le monde. D’une pointe pénible à un étau écrasant le cerveau, les maux de tête accablaient sous de multiples formes et intensités. Bien sûr, les médicaments offraient des soulagements ponctuels là où les remèdes plus traditionnels se retrouvaient impuissants. Et quelques fois, les maux ne trouvaient plus de trêve que par une méthode plus définitive. Par crainte des tragédies, dans certaines des régions les plus recluses, les aînés portaient la responsabilité de l’enseignement d’un maléfice qui affligeait les plus négligents.

Ce genre de récit se répandait particulièrement bien dans certains villages de campagne. Le message se transformait avec les générations mais l’avertissement restait le même. Les maux de têtes ne devaient pas être pris à la légère, car ils étaient riches de sens. Selon les familles et les croyances, les tournures prenait des formes diverses ou se teintait même de superstitions. Des démons, des anges, des fées, des sorcières, toute la mythologie locale servait de motif pour expliquer la raison de ce mal de tête. Les enfants écoutaient les histoires de leurs grands-parents en frémissant, tandis que les parents n’écoutaient plus que d’une oreille les précieux conseils. Et pourtant ils savaient l’importance de cette transmission de savoir.

Si la grande majorité accordait toute son attention dans l’application des règles, un père de famille refusait de croire aux superstitions et se consacrait avec ardeur à son travail. Il entretenait la ferme familiale avec une abnégation qui inspirait l’admiration. Tout le monde s’accordait à saluer ses efforts, seule sa famille émettait quelques craintes pour sa santé. L’homme insufflait toute son essence à son ouvrage et s’efforçait de transmettre ce plaisir du labeur à sa progéniture. Son fils aîné, un jeune homme de bonne constitution, représentait un candidat idéal pour reprendre la ferme familiale là où le cadet, plus discret, s’intéressait davantage aux études et à l’école. Le père ne faisait pourtant aucune distinction et offrait l’amour et l’attention que chacun de ses fils méritaient.

Sa femme aidait activement dans les différentes tâches du quotidien, galvanisée par l’enthousiasme de son mari. Mais sa vieille mère, qui respectait les dictons d’autrefois, la mettait en garde contre le surmenage et surtout son impact sur l’esprit. Elle connaissait par cœur l’adage : « le laborieux meurt de la migraine. » L’ironie cruelle de ce petit dicton résonnait depuis des siècles dans les chaumières campagnardes. L’origine exacte s’effaça avec le temps pour sublimer la mise en garde funeste. Si bien que les aïeux transmettaient des recettes et astuces développées pour apaiser les maux de tête. L’isolation dans le noir représentait le remède le plus efficace et le plus logique contre cette migraine fatale.

Ainsi, la femme du fermier suivait attentivement la santé de son mari. Elle savait qu’il minimiserait les signaux et continuerait de travailler avec ardeur, pour fournir un avenir prospère à ses enfants. Et une superstition millénaire n’influencerait pas sa décision. Il persévérait dans ses efforts, supportant la famille et la ferme sur ses larges épaules. Sa carrure impressionnante recelait un mental tout aussi solide, offrant à son ménage une stabilité physique et mentale. Son fils aîné s’inspirait de la figure paternelle pour forger son caractère en conséquence. Le cadet pourtant partageait la crainte de sa mère. Pour cause, il s’intéressait aux contes et légendes qu’il étudiait avec passion.

Sa grand-mère adorait lui raconter tout ce qu’elle avait récolté à travers les années. Le mythe des migraines revenait régulièrement dans les histoires – des hommes et des femmes qui mourraient subitement et qui se plaignaient quelques jours avant de maux de tête infernaux. Les causes de la mort restaient confuses mais tout pointait vers les migraines. Les évènements surgissaient par périodes et avec régularité au cours des siècles d’existence du village. Pourtant personne ne vérifiait davantage les dires, transformant le mythe en une réalité cruelle. Toutes ces personnes manifestaient en commun leur dévouement à leur travail ou leur passion. Et comme le prédisait l’adage, leur labeur intense se soldait par une migraine mortelle. Cette coïncidence glaçait le sang et le fils cadet s’accordait secrètement avec sa mère pour surveiller la santé du chef de famille.

Les mois s’envolaient avec le rythme des saisons, apportant leur lot de difficultés imputées aux changements du temps. Pourtant, rien ne parvenait à ralentir la cadence du père et de l’ainé qui menaient avec force les opérations. Le fils ralentissait par moments pour conserver des forces, mais aussi pour épargner son corps en croissance des dommages irréparables que causerait son acharnement. Son père approuvait sa sagesse et le félicitait de son engagement, ce qui suffisait à fortifier l’esprit déjà solide du jeune homme. Le père effectuait aussi quelques pauses, essentiellement pour calmer certaines douleurs à la nuque disait-il. Sa femme et son cadet remarquaient qu’il dissimulait un autre mal que la nuque et comprenaient qu’un mal de crâne accompagnait les articulations supposées capricieuses. La femme suggérait subtilement une diversion pour qu’il se repose tandis que le cadet apportait un rafraîchissement aromatisé d’un remède conseillé par sa grand-mère.

Le père comprenait parfaitement le manège de sa famille. Les croyances et superstitions ruisselaient d’une génération à une autre. La répétition des adages participait à leur imprégnation jusqu’aux tréfonds de l’âme de chaque habitant. Il n’avait pas été épargné par ce matraquage qu’il jugeait irrationnel pour de simples maux de tête. Ainsi, il canalisait ses douleurs et affichait un sourire de façade qu’il espérait être le plus convaincant possible pour éviter les sempiternels sermons. Cependant, les migraines représentaient les signaux annonciateurs d’un phénomène plus grave encore. Les évènements subtils échappaient à la vigilance du père mais pas à celle du cadet.

Tout d’abord, il avait constaté la présence de plumes blanches virevoltant à différentes localisations aléatoires. En temps normal, ce détail demeurerait invisible si la survenue de la fatigue du père et l’apparition d’une plume ne coïncidaient pas parfaitement. En outre, les plumes présentaient une forme assez singulière. Déjà, elles mesuraient bien 20 centimètres de long et larges de seulement 2 centimètres, des proportions inédites pour les volatiles de la région. Ensuite, elles ressemblaient davantage à des couteaux duveteux plutôt qu’à des plumes. Le cadet chercha dans divers ouvrages traitant d’ornithologie, sans parvenir à retrouver l’animal propriétaire de ces curieuses plumes.

Puis, au crépuscule, les rayons du soleil filtraient à travers les vitres de leur habitation pour former des figures géométriques sur le sol. Les fresques lumineuses se teintaient de couleurs chatoyantes, de la même façon que des caléidoscopes. Les formes psychédélique ne duraient que quelques minutes avant de disparaître aussi mystérieusement qu’elles n’étaient venues. Les formes générées par ces illusions rappelaient vaguement des oiseaux ou d’autres créatures ailées comme représentés dans des vitraux. Le cadet ne les avait vues que quelques fois mais leurs apparitions fugaces engendraient un malaise persistant pendant de longues heures.

Enfin, un tintement de clochettes frémissait dans l’air. Les occurrences rares empêchaient de déterminer la régularité du phénomène. D’abord relayé aux errances de son imagination, le cadet reconsidéra la chose lorsqu’il perçut distinctement le son léger dans la brise du soir. Son père terminait une journée épuisante de travail et se délectait du résultat de son dur labeur. Alors qu’il riait à gorge déployée, les tintements se perdaient dans le vent. Aucun objet ne pouvait fournir ce carillon fantôme, ce qui glaçait davantage le sang du cadet. Et n’osant pas en parler, les notes subtiles résonnaient dans son crâne.

Un jour, le cadet risqua de poser des questions sur la légende des migraines aux anciens du village. Les récits et témoignages quoique fluctuants dissimulaient le même message de fond à travers les histoires : quiconque consacrait sa vie au labeur finissait terrassé par des migraines déchirantes. Aucune allusion à des plumes, des clochettes ou des couleurs surprenantes. Il n’insistait pas et poursuivait son enquête le plus discrètement possible. Les ainés n’étaient pourtant pas dupes, ils comprenaient aisément que les inquiétudes du cadet se tournaient vers le laborieux père. Malheureusement, ils savaient que le destin du père amorçait sa marche et qu’il ne s’arrêterait qu’avec sa mort. Ils prièrent en silence pour l’âme du père.

Les errances du cadet l’emmenèrent curieusement vers l’église, probablement guidé par le rythme des prières discrètes. Il n’était pas particulièrement croyant ni pratiquant, aussi il hésita longuement avant de franchir les portes de la maison divine. Son intérieur était aussi rustique que le paysage qui l’entourait. Les bancs en bois massifs se dressaient de part et d’autre d’une allée en pierres brutes. Les odeurs de renfermé se mêlaient aux parfums d’herbes coupées et les quelques figures saintes ternies par le temps se dévoilaient timidement à la lueur des bougies. Il s’avança vers l’autel en observant autour de lui les différentes représentations des écrits religieux. Une attira particulièrement son attention. Elle mettait en scène un homme à genoux se tenant la tête entre ses mains, le visage défiguré par la douleur, tandis qu’un ange descendait du ciel en le pointant du doigt. Ses grandes ailes majestueuses encadraient l’homme tandis que l’expression mystérieuse de l’être ailé le rendait peu sympathique. Puis un détail lui sauta aux yeux.

L’ange portait à sa ceinture des clochettes discrètes, trahies par la présence de pigments reflétant la lumière dans le tableau. Le cadet contempla longtemps l’énigmatique figure tandis qu’un religieux vint à sa rencontre. Le cadet lui demanda la signification de la scène picturale et le religieux lui récita l’extrait associé.

Un homme du nom d’Albéric se parait avec fierté de son goût pour le travail et son ambition guidait sa vie vers des chemins laborieux. Il entreprenait des tâches exceptionnelles et affirma son autorité sur le monde des vivants. Il entreprit d’ailleurs de construire un majestueux monument à la gloire du labeur, pour inspirer les générations futures de suivre la même voie. Cette entreprise attira l’attention des anges et notamment un ange rédempteur qui trouvait ce projet prétentieux et obscène. Il descendit des cieux pour convaincre Albéric d’interrompre son entreprise. L’homme, furieux face à cette demande qu’il considérait comme injustifiée, défia l’ange et prononça le vœu de mourir plutôt que d’abandonner le fruit de son travail et de son ambition. L’ange exauça le vœu de l’homme et maudit sa descendance pour empêcher tout zèle de contaminer l’esprit des humains qui s’abreuvaient de leur travail.

Et le châtiment choisi par l’ange prit la forme d’une migraine transperçant le crâne d’Albéric, le paralysant dans ses efforts et grandissant à chacune de ses tentatives pour reprendre son travail irraisonnable. La douleur insoutenable consuma lentement l’homme vers la mort. L’ange continuait de redescendre sur terre, attiré par les hommes orgueilleux de leur travail, et annoncé par le son de clochettes.

Le cadet s’abreuva de chaque mot de l’histoire et frémit en rapprochant l’ambition de son père et celle d’Albéric. Les éléments concordaient avec une justesse inouïe, à l’exception du monument majestueux qui ne se retrouvait pas dans les plans familiaux. Puis il se souvint du désir de prospérité que son père entretenait pour son frère et lui, et la majesté de la ferme qu’il choyait comme un joyau à transmettre à sa descendance. Le cadet repensa aux évènements étranges qui survenaient sur leurs terres, remercia le religieux et se rua vers la ferme. Il devait avertir son père et l’inciter à réduire son rythme, avant de succomber sous l’effet de son zèle.

Adage - Partie 2 sur 2

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Pendant ce temps, ledit père continuait son travail audacieux à la ferme. Chaque jour représentait pour lui une nouvelle opportunité d’apprendre à son fils ainé les valeurs du travail et d’alimenter en lui la flamme de la passion de l’ouvrage. Il voyait sa ferme comme un monument à la gloire du travail et arborait avec fierté ses réussites, résultat de son investissement. Il contempla la bêche qui l’avait fidèlement servi durant des années, marquée des différents travaux effectués sur la terre qu’il avait préparée. Pourtant, malgré son abnégation, son attention fléchissait à cause de maux de tête de plus en plus forts. Il pouvait les ignorer jusqu’alors, mais la douleur s’imposait désormais à son esprit.

Il avait l’impression qu’une aiguille transperçait son cerveau de part en part. Et plus il insistait dans son travail, et plus les aiguilles s’ajoutaient. Si bien qu’il devait arrêter ses tâches en cours pour atténuer la migraine, qui ne disparaissait jamais complètement. Sa femme devinait la douleur qui affligeait son mari et le priait de se reposer plus souvent. Elle invoqua une fois l’adage qui promettait un destin funeste aux laborieux et il s’énerva face au recours à cette superstition. Il poursuivit péniblement ses activités jusqu’au moment où la sensation d’un éclair traversant sa tête lui arracha un cri de douleur. Forcé de s’arrêter, il rentra dans leur maison, soutenu par son fils et sa femme. Cette dernière, encore sous le choc, ne perçut pas le son de clochettes qui retentissait à la suite de l’incident.

Le cadet retrouva la famille au chevet du père affaibli par le drame de la journée. Sa mère lui expliqua avec force de détails le déroulé exact. En repensant aux révélations obtenues plus tôt à l’église, le cadet devinait ce qu’il en retournait. Il entraina sa mère hors de la chambre où son père récupérait et lui expliqua l’histoire de la peinture de l’église. Elle se remémora la légende qu’elle avait entendue tant de fois dans son enfance. Profondément inquiète, elle retourna au chevet de son mari et lui supplia d’être raisonnable pour son bien-être mais aussi pour leur famille. Il grommela mais ne trouva pas la force de répliquer et finit par s’endormir.

La grand-mère apprit la nouvelle et ordonna de plonger la chambre dans le noir complet et d’empêcher tout bruit de parvenir jusqu’au père. Selon elle, il devait s’isoler des stimuli extérieurs pour atténuer les symptômes de la migraine, sous peine de voir l’adage se réaliser. Elle insista lourdement sur cette méthode, rappelant qu’il n’en existait probablement aucune autre. Le cadet interrogea son aïeule sur la peinture dans l’église et elle lui raconta de nouveau l’histoire d’Albéric. Il demanda si l’ange rédempteur laissait des marques sur Terre après son passage, mais elle le regarda d’un œil interrogateur. Il hésita mais garda l’existence des évènements étranges secrète.

Le lendemain, le père semblait en pleine forme et accusa une insolation d’être responsable de sa migraine. Il rassura sa femme sur sa santé et encouragea son fils ainé à reprendre les activités là où ils les avaient laissées la veille. L’ainé suivit avec enthousiasme son père tandis que la mère et le cadet doutaient de la guérison totale du père. Ils surveillèrent les deux vaillants hommes qui affirmaient déborder de vitalité. Le père reprit alors ses travaux, feintant l’absence de symptômes de sa migraine. Pourtant elle était encore présente, appuyant subtilement la matière dans son crâne pour rappeler son existence sournoise.

La journée avançait à bon rythme. L’ainé revint à la maison pour reposer son corps en croissance qui avait beaucoup donné jusqu’alors. Le père continua son activité, inspiré par les rêves de grandeur qu’il voulait léguer derrière lui. Il contempla sa bêche qu’il utilisait régulièrement et qui portait les traces de son labeur au fil des années. Il attrapa un couteau et décora le manche de formes et de symboles que son inspiration lui soufflait. Les gravures grossières ressemblaient vaguement à un grand oiseau, et se résolut à poursuivre davantage cette œuvre spontanée. Tandis que la migraine s’insinuait de plus en plus dans les méandres de son cerveau.

Le cadet s’obséda dans ses recherches sur l’ange et Albéric. Il consulta un grand nombre de livres, notamment sur l’histoire du village. Les rapports et registres condensaient les siècles d’existence de la communauté et ses familles qui se succédaient depuis des générations. Les écrits soulignaient une existence plutôt modeste jusqu’à l’arrivée d’un certain A. Béric qui aurait inspiré de grands projets pour le village. Il érigea des ateliers ou des fermes et laissa son empreinte dans les murs des bâtisses. Il mourût subitement dans un accident sur un chantier – un coup de hache fendit sa tête en deux. Sa sépulture se trouvait derrière l’église du village.

Animé par sa soif d’explications, le cadet rejoignit le cimetière à la recherche de ladite tombe et ne tarda pas à la trouver. D’apparence raffinée, le mémorial fleuri portait le nom du bienfaiteur du village, dans une graphie impeccable et des figures saintes choisies avec goût. Il relut la pierre. « Ci-gît A|Béric, le laborieux. » Il s’attarda sur un défaut entre le A et le B, donnant l’impression que la pierre portait l’inscription Albéric. Son regard se reporta sur les figures saintes dont un ange représenté avec des clochettes à sa ceinture. Les pensées se bousculaient dans l’esprit du cadet. A.Béric le laborieux, les bâtiments en rapport avec le travail, la mort par un coup à la tête. Et au sommet de la tombe trônait une grande plume blanche de forme allongée.

Le père et son fils ainé continuaient avec ardeur le travail à la ferme. Ils échangeaient également au sujet des ambitions de chacun sur l’avenir de la famille et se réjouissaient de partager la même vision du futur. Les idées martelaient dans la tête du fils, offrant un élan galvanisant dans ses tâches et son dur labeur. Les martellements occupaient également le cerveau du père mais avec une vigueur assourdissante. Il luttait contre le vacarme du sang pulsant dans ses tempes tandis que sa vue se floutait progressivement dans un crépitement aveuglant. Il regarda sa bêche au manche gravé et la présenta instinctivement à son fils comme une relique. Il lui expliqua le sens qu’il accordait à l’outil décoré par ses soins et lui demanda de le conserver s’il devait lui arriver quoique ce soit. La migraine s’accentua au point de vriller son crâne de toutes parts, comme si son cerveau implosait de son coffre osseux.

En cet instant, les sens du père saturaient d’informations chaotiques. Le sol devenait incertain sous ses pieds alors que la lumière du soleil brûlait ses yeux. Ses mains endolories serrèrent la bêche encore plus fort tandis qu’il était pris de nausées vertigineuses. Une violente douleur agressa subitement ses jambes et ses mains effleurèrent des herbes. Il comprit qu’il était probablement sur ses genoux. Une ombre bloqua les rayons éblouissants et le père observa l’être se tenant devant lui. Des ailes d’un blanc immaculé se déployaient comme deux immenses voiles, encadrant l’être divin dans la clarté. Il ne pouvait discerner son visage mais il reconnut des clochettes attachées à une ceinture en tissu autour de sa taille. L’ange observait impassible le père et pointa du doigt la bêche gravée.

Les évènements escaladèrent à toute vitesse sous les yeux du fils ainé. Le père s’était effondré sur ses genoux tandis qu’il hurlait comme un dément. Il tenait sa bêche d’une main et de l’autre serrait frénétiquement son front. Sa condition se dégradait chaque seconde. Une douleur perceptible défigurait son visage, son fils demeura impuissant à côté de lui. Le père, animé par une force invisible, orienta sa bêche vers lui et la planta dans sa propre tête à plusieurs reprises. Le sang déborda des tempes sectionnées et teintèrent la pelouse environnante. Le fils poussa un cri d’horreur devant la scène, alertant sa mère qui se précipita dans le champ. Le père arrêta sa frénésie sanguine alors que la bêche resta plantée dans son crâne. Quelques instants après, la mort emporta l’homme laborieux tandis qu’une longue plume blanche, telle un couteau duveteux, reposait avec insolence dans la pelouse rougie.

La famille pleura longuement le départ du père. La mort du chef de famille ne surprit pas les doyens du village, encore moins la cause du décès. La bêche sectionnant la tête représentait parfaitement la migraine fatale racontée dans l’adage. Ils tentèrent de consoler sa femme sur l’ironie cruelle de la situation, supposant que son mari n’avait trouvé plus que cette solution pour mettre un terme à ses maux de tête. Le deuil accabla la famille, chacun reprenant péniblement leurs vies respectives. L’aîné se réfugia dans le travail à la ferme, qui lui rappelait son regretté père. Le cadet et sa mère se raccrochèrent à la volonté de l’ainé, seul pilier restant.

Les années se succédèrent. L’ainé, devenu un homme robuste, se maria et donna deux enfants à sa femme. Sa mère, devenue grand-mère, transmit son savoir à ses petits-enfants, comme le voulait la tradition. Une larme scintillait dans ses yeux en repensant au sort cruel qui avait emporté son mari des années de cela et priait chaudement ne plus voir cette tragédie se répéter. Le cadet quant à lui poursuivit ses recherches sur l’ange et Albéric, pour démêler la légende. Il arpentait sans relâche les églises et autres lieux de cultes, à la recherche d’autres représentations du mythe. Il trouva quelques allusions éparses dans des écrits ou des images saintes. Rien d’aussi net que le tableau dans l’église de son village natal.

Il rentra un jour dans son village d’enfance, la tête tambourinant d’informations et le cœur lourd de déception. Le mythe restait flou malgré tous ses efforts et le fardeau de son ignorance pesait sur sa conscience. Il refusait de croire à une démence soudaine capable de provoquer un suicide pareil. Il espérait redorer la mémoire de son père en prouvant l’existence et les agissements de l’ange. Mais ses efforts répétés l’affaiblirent et il minimisa le mal de tête grandissant inlassablement en lui. Il s’acharna, alternant les pauses réflexives et les longues séances de recherche, croisant les maigres indices sur l’être légendaire. Sa fatigue s’accentua avec sa migraine et le cadet se résigna à se reposer dans le calme et l’obscurité, comme sa grand-mère et maintenant sa mère conseillaient dans cette situation.

Il rêva de son père, de la ferme et de l’ange descendant du ciel pour ordonner l’acte sanglant en réponse à la migraine. L’ange lui octroya un sourire mystérieux tandis que l’adage résonnait dans sa tête : « le laborieux meurt de la migraine. » L’ange pointa alors du doigt un tas de livres épais et le cadet se réveilla en sursaut. Il considéra les ouvrages et documents entassés près de lui, et se demanda si le rêve n’était pas un avertissement. Il repensa à sa famille et, pris de nostalgie, arrêta ses recherches pour se balader dans son village natal.

Il rendit visite à son frère dans la ferme familiale. Son neveu et sa nièce jouaient dans la cour tandis que l’homme fort arborait un sourire radieux. Les deux frères échangèrent sur les années passées, en sirotant un bon café. Le cadet demanda par réflexe comment se sentait son frère, glissant discrètement une allusion aux migraines. L’ainé lui rétorqua dans un grand rire sonore être en parfaite santé. Le rire tonitruant résonnait dans la maison, masquant un subtil tintement de clochettes. Un rayon se refléta sur la lame de la bêche du père qui était exposée dans le salon, attirant l’attention du cadet qui remarqua une plume blanche posée à proximité de l’outil.

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