Créé le: 10.08.2024
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Absolus Privilèges

Amour, VoyageAu-delà 2024

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© 2024-2025 1a Astrid Bartell

Il y a des choses qui existent dans l’absolu, sans contraires ni oppositions, comme la mousse au chocolat, par exemple. Et ainsi… Au-delà des mots, Au-delà des heures, Il y a ta peau, Ma plus belle demeure. Au-delà du temps, Au-delà du lieu C’est ta main qui prend Mon cœur dans tes yeux.
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Absolus Privilèges.

‘On se connait ?’ ‘Bien sûr, qu’on se connait.’ ‘Mais d’où ?’ S’en suit une liste totalement inutile parce que ni écoles, ni colonies de vacances, ni cours de musique ne peuvent réunir ces deux-là au centre du célèbre patatoïde du diagramme de Venne : l’Une est californienne et vient tout juste de se poser à Genève pour huit ans avec son Mari Tout Neuf alors que l’Autre est genevoise pur jus, même si elle a passé pas mal de temps entre New-York et Michigan. On ne sait pas d’où, mais on se connait, et c’est bien là l’EssenCiel. La connivence immédiate et bizarre fait que les discussions entre l’Une et l’Autre échappent totalement à leurs entourages quelle que soit la langue choisie. Tous les mots sont compris de tous mais n’ont de sens que pour ces Deux-Là et quand l’Une commence une phrase, c’est souvent l’Autre qui la finit et inversement. À un rythme presque irritant. Ok. Mais quand même. C’est quoi, ce truc entre elles ? Pourquoi elles se connaissent si bien alors qu’elles se connaissent pas, hein ? C’est quoi ce truc entre elles, se demande le Mari Tout Neuf. Si c’était sexuel, ça serait simple parce que ça serait évident, mais c’est pas ça. Pas ça du tout. De quoi rendre plus que perplexe tous ceux qui ne peuvent que les observer quand elles sont ensemble et qui ne comprennent rien au charabia des mots pourtant officiellement répertoriés qu’elles emploient. Le mieux, c’est de les laisser à leurs complicités incompréhensibles plus qu’agaçantes et d’aller se promener. Parions qu’elles ne se rendront même pas compte d’éventuelles absences.

L’Une est très heureuse d’avoir une amie instantanée dans ce pays inconnu devenu familier en quelques heures, le temps de leur première rencontre prolongée sur un banc au soleil, juste à côté de sa nouvelle demeure qui jouxte une place de jeux où les deux bambins de l’Autre viennent souvent avec leur mère. La Californienne ne se préoccupe pas le moins du monde de l’étrange teneur de ce moment parce que ce joyeux hasard-là la désenclave immédiatement de la crainte qui était la sienne il y a encore trois jours quand elle et son mari sont arrivés, cette crainte de l’isolement total issu d’une liste de nouveautés oppressantes presque angoissantes. Toutes ses appréhensions se lèvent comme une bise de novembre et plus rien ne l’inquiète puisqu’elle sait en l’instant que l’Autre pourra l’aider en tout, des emplettes quotidiennes aux démarches plus compliquées.

L’Autre sait immédiatement ce qui les relie, et elle sait aussi que sa ‘nouvelle’ amie accueillera la Vérité comme un cadeau mais pas là, pas maintenant, ce n’est pas le moment. La laisser s’installer dans toutes les nouveautés de son quotidien d’abord. La semaine prochaine, ce sera bien assez tôt, pas question de la laisser plus longtemps dans la forme d’ignorance que son intellect et son bon sens ont logiquement choisi de lui imposer.

L’Autre sait immédiatement ce qui les relie parce qu’elle a le Privilège Absolu d’avoir vécu l’ÊtreAnge, cette dimension que d’aucuns parmi les moins frileux appellent de noms savants ou ésotériques et qui donnent un sourire très largement moqueur à tous ceux qui n’y voient que délires hallucinatoires parce que ça, ça peut tout simplement pas exister. Ce qui manque à tout le bazar, disent les très nombreux détracteurs cartésiens, c’est des preuves. Et des preuves, y en a pas. Personne n’en a, personne. L’Autre non plus d’ailleurs et ce n’est en tout cas pas d’elle que les sceptiques endurcis entendront une ixième version de ce qu’ils appellent supercherie quand ils ont la lubie de rester polis. Effectivement, l’Autre ne se trompe jamais et ne confie jamais la beauté inimaginable de son vécu à qui le rejetterait. Dans une logique implacable, la Genevoise reçoit toujours un signal avant de passer son récit au suivant ; le vert s’allume de partout, elle y va en toute confiance parce qu’elle sait que les mots qui passeront par elle feront mouche. Et si le rouge est mis, elle se tait en souriant et se contente de la douce banalité de la conversation en cours. Il n’y a jamais d’erreur de destinataire et l’Autre sait immédiatement que ce qui la relie à l’Une devra être partagé en premier ; son Extraordinaire Aventure suivra de très près.

En signe de bienvenue et pour tenter d’amadouer le Mari Tout Neuf, un soir convenu la Genevoise apporte une bouteille de vin, un gratin de pommes de terre et une mousse au chocolat au jeune couple. Si le geste est extrêmement apprécié, c’est le dessert qui remporte la palme et efface toute éventuelle trace de méfiance que l’Américain aurait pu garder. Quelqu’un qui sait faire un dessert pareil ne peut être que fondamentalement inoffensif. Et bon, tant qu’à faire. Et en plus aux dires de l’Autre, la recette est inratable. Absolument inratable. Là, il faudra des preuves au monsieur parce que sa femme n’est de loin pas un cador en cuisine. Ok. La Genevoise retranscrit donc la recette de la mousse à double : une fois en mesures métriques, une fois en onces et en tasses même si l’idée d’ingrédients mesurés comme ça parait totalement hérétique d’imprécisions mais bon, si ça peut permettre à l’Américaine de se lancer, autant aller jusque-là. Et puisque la Genevoise chocola-ti-vore a encore de la place sur le papier, elle rajoute autre chose, un quelque chose qu’elle ne sait d’habitude pas faire mais là, les doigts qui tiennent le crayon sont tellement bien guidés qu’il ne peut à nouveau n’y avoir aucune erreur ni trait de travers. La page désormais bien remplie est pliée en huit, trouve refuge momentané dans une poche de pantalon et la Genevoise, ses deux bambins et son sac à dos de fruits, fromage, pain et eau se mettent en route pour la place de jeux où ils sont seuls le temps que la Californienne les rejoigne. Les deux enfants qui grandissent de concert avec la langue d’outre Atlantique et le genevois font la part belle à la nouvelle arrivée vite intégrée dans leurs échanges pendant que l’Autre commente le charme de la maison de l’Une puisque la demeure en location est bien en vue devant eux. Alors lentement mais sûrement, l’appréciation glisse en douceur vers une autre bâtisse, une chaumière comme on l’appelle ici et qui porte le nom de cottage dans cet autre espace-temps d’où il est issu. Aux babils avec les enfants, la Genevoise mêle les descriptions d’un autre lieu, une barrière de bois brut, des murs de pierres, un toit de chaumes, des fleurs qui sertissent l’ensemble. L’Une écoute et interagit de moins en moins avec les petits alors que l’Autre poursuit et décrit désormais l’intérieur, la pièce à vivre, le living comme on dit aussi. Toute pâle, la Californienne s’assoit sur le banc à côté du sac à dos et finit la description de la pièce, l’atmosphère intimiste des deux lampes à pétrole, le feu dans l’âtre, le moelleux des fauteuils vert profond, les napperons des appuie-têtes, les motifs assortis des rideaux ajourés. D’une voix chevrotante elle ose décrire le film de ce qu’elle voit si clairement, cette femme amoureuse qui tient un nourrisson dans ses bras, un fils. La femme du 19ème siècle lève des yeux de miel sur son mari qui vient de rentrer du front, uniforme brun jaunâtre poussiéreux, bottes crottées, visage maculé mais heureux d’être encore en vie dans ce conflit Nord-Sud dont ils ne veulent pas. Ce couple d’ailleurs et d’avant est à la fois elles, l’Une et l’Autre, et non elles, vies extraites d’autres vies. La Californienne se tait, regarde la Genevoise par-delà un rideau de larmes calmes et se souvient. Elle se souvient de tout il y a longtemps, ailleurs dans le sud de la côte est. Les enfants ne tardent pas à venir se restaurer et leur mère sort la feuille de sa poche, vient s’asseoir sur le banc, tend le papier à son amie alors que les petits se délectent de lamelles de pomme et de gruyère. Et sous la recette bi-canal de la mousse au chocolat il y a le dessin de la chaumière, leur chaumière et tous les détails que la Californienne a complétés sans les voir. Tout y est, rien n’y manque. Rien.

Elles ne se revoient que quinze jours plus tard, le temps nécessaire à la Californienne de digérer ces souvenirs étranges à grands renforts de mousse au chocolat. Elle n’a parlé à personne de cette révélation qui n’en est pas une puisqu’elle la sent inscrite en chacun de ses atomes. Et d’ailleurs, en parler à qui ? Qui comprendrait ? Personne. Personne que l’Autre.

Deux semaines plus tard les voilà donc : même endroit, mêmes enfants, même sac à dos sans avoir pris rendez-vous, sans contact là au milieu même si l’idée de contact, c’est un truc permanent entre elles.

La Californienne va bien, très bien même. Elle aime Genève et contre toute attente, elle n’a raté aucune des mousses au chocolat qu’elle a faites, son Mari est content, la vie est belle. La Vie est si belle qu’elle pose LA question à l’Autre : comment tu sais ? Oui, l’Autre sait. Elle a cette chance insensée de ne plus avoir besoin de croire puisqu’elle sait et quand on sait, le doute n’existe plus. Comment tu sais ? Avoir le cran de poser une question, c’est aussi pouvoir entendre la réponse. Le vert est partout : dans le cœur de l’Autre, dans les arbres et l’herbe alentour, dans les marches du toboggan et jusque dans le thé de menthe que les enfants viennent boire. Comment je sais ? Voilà comment.

Deux heures, l’année précédente. Deux heures d’attente aux urgences de l’hôpital, deux heures parce que la malade n’a qu’une grippe apparente alors qu’il y a eu une collision en chaîne sur la Route des Jeunes et que des traumatisés ensanglantés arrivent en masse. Deux heures loin de toute cette agitation bien compréhensible, deux heures de Repos, de Bonheur, d’Amour Absolu. Deux heures dans une dimension où le temps n’existe pas, où l’Omni Présence Divine qui l’occupe en entier n’est ni masculine ni féminine mais les deux à la fois. Deux heures d’Émerveillement, de Plénitude et de Bienveillance. La patiente visible sur sa civière n’a plus besoin d’attendre quoi que ce soit parce qu’elle baigne et plane désormais dans l’Absolu Privilège de l’Amour Originel, celui qui sait tout, celui qui peut tout, celui qui aime par-dessus tout.

Un médecin urgentiste passe par là, fait toutes les vérifications d’usage, secoue la tête, regarde sa montre d’un air sombre et file en salle d’op.

L’esprit de la malade vole et flotte à la fois dans un univers qu’elle ne veut plus quitter parce que personne, ni ses parents, ni sa famille ne l’a jamais aimée comme ça ; elle-même ne sait pas aimer comme ça, aussi inconditionnellement. Elle pose mille questions, ne reçoit que la moitié des réponses parce que l’Être qui sait tout se refuse d’empiéter sur la liberté fondamentale que la patiente va recouvrer quand elle va retourner en entier sur sa civière. Pourtant la malade souhaite que son heure vienne, là ; elle plaide son cas, veut rester immergée dans le Merveilleux de cet Amour, veut rester pour toujours. Plus rien ne compte, rien que cet Être Divin, cette Présence Divine. Rester là pour l’éternité s’il Te plaît, rester là lovée dans cet ici paradisiaque. Et pourtant le Céleste l’imprègne d’un sourire et d’un refus à la fois doux et ferme, lui accorde encore quelques infos très persos puis la porte dans un écrin de Douceur et de Bonté, la ramène de là où son corps n’est pourtant pas parti. Voilà comment je sais, explique la Genevoise à la Californienne qui lâche un soupir pensif : ‘On revient, en ayant tout oublié d’avant ?’ ‘En ayant en principe tout oublié d’avant,’ répond la Genevoise. Tout oublier pour faire des choix libres. ‘Alors pourquoi est-ce que nous deux, on se souvient ?’ L’Une reçoit une réponse en forme de mensonge pieux : ‘J’en sais rien’. Il y a des confidences tellement précieuses qu’on ne les partage pas, comme un p’tit pot de mousse au chocolat. Revenir. Une hérésie ? Pas d’après la Source Divine de l’info. Oui, on revient, ou plutôt, on a la possibilité de revenir parce qu’une fois en présence de cet Amour Infini et Parfait qui pourtant pardonne absolument tout, on ne se sent pas forcément digne de rester alors on revient pour améliorer la version de cet autre soi-même la fois d’après. On revient par choix, par liberté et par amour. ‘Et puis tu te rends compte ? Si on était sur terre qu’une seule fois pour toutes, ce serait tellement injuste pour les hommes qui n’auraient jamais le choix de connaître le bonheur d’être maman,’ commente la Genevoise dans un large sourire aussitôt partagé.

Et les détracteurs cartésiens dubitatifs ont raison, elle n’a toujours ni preuve, ni selfie, ni flyer pour étayer son vécu. En plus, elle n’a vu ni tunnel, ni lumière intense au bout, juste la sensation magnifique et divine d’Amour Absolu tout partout. Rien d’autre. Le seul qui aurait pu témoigner de quoi que ce soit est le médecin urgentiste qui a constaté l’inéluctable plus tôt dans la nuit. Sauf que quand il repasse par-là, il est à la fois totalement terrorisé de voir la malade le regarder avec un beau sourire et immensément soulagé de ne pas avoir eu le temps de remplir un formulaire à la numérotation ad hoc aussi capitale qu’officielle. Le moindre trait sur la page aurait plongé le docteur dans des embrouilles administratives dont il aurait eu bien du mal à se dépêtrer. ‘Vous…êtes avec nous ? Je m’occupe de vous immédiatement, tenez le coup, madame,’ dit-t-il à la patiente. ‘Merci docteur, j’ai tout le temps,’ répond-elle.

Voilà comment je sais, explique la Genevoise à la Californienne que le moindre doute n’effleure même pas tant ses cordes sensibles vibrent toutes de justesse et de vérité, tant les preuves, elle les a, même si elles sont tellement personnelles qu’elles ne seraient comprises de personne d’autre mais ça fait rien. Et les preuves, elle en a trois, trois privilèges absolus : ses souvenirs d’une autre vie, la description qu’elle a faite d’un beau dessin croqué bien avant qu’elle ne le voie et l’avènement de prouesses culinaires en forme de mousse au chocolat.

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