"Il était un prince en Avignon Sans royaume, sans château ni donjon (…) Ses mots nous chantaient les campagnes Des grands rois d'Espagne Quand le soir descendait On devenait spectateurs…" (Extrait de "Un prince en Avignon" Esther Ofarim 1968)
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La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était à un repas organisé pour la soirée annuelle d’un groupe genevois de Street Photography. Pour rendre service à un ami, j’étais venu officier comme serveuse et je captais des bribes de conversations au fur et à mesure que j’allais et venais entre le comptoir et les tables.

–        En tout cas j’te dis qu’il doit en faire chavirer des cœurs, celui-là!

–        Ouais, c’est normal, il est jeune! Tu verras quand il va prendre de la bedaine et perdre ses tifs, ça va plus être pareil!

–        Tu dis ça parce que t’es jaloux!

–        Moi? Jaloux d’un bellâtre? Bien sûr que non! J’étais aussi beau que lui à l’époque.

–        Alors y’a longtemps…

 

Au fil de leurs échanges, j’appris que cet homme était connu dans le milieu théâtral. Enfin, c’est ce que j’ai cru comprendre en circulant entre les tables. Les propos des convives variaient passablement selon qui les tenait. Mais il est certain que ce personnage prenait une grande place dans les échanges et j’aurais été curieuse d’en savoir plus sur lui.

 

Quelques jours plus tard, je le rencontrai, par hasard, sans savoir que c’était lui.

 

Chargée de sacs débordants de victuailles je courais, tête baissée, en retard comme toujours. Il arrivait en sens inverse, distrait sans doute, il ne m’a pas vue. À moins que ce soit moi qui ne l’aie pas vu. Le choc a été rude. Frontal. Hébétés, nous nous sommes regardés. Aucun mot n’est sorti de ma bouche. Il n’a rien dit non plus. Par terre les fruits, les légumes, le poulet et tous mes achats s’étalaient parmi des feuilles dispersées, couvertes de texte surligné. Il se baissa pour ramasser ses feuilles éparpillées. Je restai debout, sans un geste, fascinée. L’homme qui venait de me percuter était d’une beauté insolente, je n’arrivais pas à détacher mon regard de lui.

–        Vous m’aidez? me demanda-t-il.

–        Oui… bien sûr.

Il rattrapa deux oranges qui avaient roulé sur le trottoir et je courus après un feuillet envolé.

–        Merci! me dit-il lorsque je lui remis la feuille. Sans elle, j’aurais été très ennuyé.

–        C’est un texte de théâtre?

–        Oui, Ruy Blas.

–        Ah… Vous enseignez?

–        Ça m’arrive

–        Ah…

Nous nous étions relevés, nos affaires respectives réunies, il me demanda:

–        J’espère que je ne vous ai pas fait mal?

–        Non! euh… vous non plus je…

Mes mots restèrent en suspens. Il me faisait face maintenant et l’impression de le connaître me traversa. Nous nous séparâmes et chacun repartit dans sa direction. Je me retournai deux ou trois fois tandis qu’il s’éloignait. Lui ne se retourna pas.

 

C’est en arrivant en bas de ma rue que je le reconnus. Mais bien sûr ! Sur une affiche, format mondial, l’incarnation du personnage de Ruy Blas, c’était lui! Bouche bée, je restais, comme hypnotisée, devant sa photo placardée. En même temps je sentais monter en moi une sorte d’euphorie.

–        Pardon!

La femme qui m’interpellait semblait excédée: elle ne pouvait pas passer avec sa poussette. Enfin ! Evidemment, plantée comme je l’étais au milieu du trottoir, les yeux rivés sur l’affiche, je gênais.

–        Oh! Excusez-moi!

Mes sacs toujours à la main, je bougeai d’un pas ou deux. Devant mon sourire béat – qui ne lui était pas destiné – la passante haussa les sourcils et secoua la tête avec exaspération en arrivant à ma hauteur. « Pauvre folle ! » pensa-t-elle si fort que j’aurai pu l’entendre. Si elle savait! Eh oui! Si elle savait où vagabondaient mes pensées, elle aurait peut-être été plus indulgente.

 

C’est vrai que depuis ma rencontre fracassante avec ce si bel homme, mon imagination s’emballait! Des souvenirs enfouis très profondément se réveillaient. Je n’étais plus maîtresse de mes pensées. Les yeux à demi fermés, en extase devant le panneau publicitaire, les années s’estompaient. Ma divagation m’emporta loin d’ici et inventa une correspondance enflammée entre le beau et célèbre Ruy Blas, alias Vincent de Saint-Aman, et la mignonne et timide jeune fille que j’étais jadis…

 

Chère belle inconnue,

Hier soir, dans la somptueuse cour du collège qui sert de décor à notre spectacle, je vous ai vue. Je devrais dire revue, car depuis une semaine, je vous aperçois chaque soir à la même place. Au début je n’ai pas fait attention et puis, au fil des représentations, j’ai pris conscience que vous étiez là. Fidèle, attentive, émerveillée. J’aurais envie de dire « suspendue à mes lèvres »… Mais je ne suis pas sûr que vous soyez là pour moi. Mon égo, que je pensais raisonnable, serait-il en réalité surdimensionné pour que je croie que nous ne veniez que pour moi? Peut-être. Pourtant je vais faire confiance à mon instinct qui me trompe rarement. Si vous êtes là ce soir encore, comme je l’espère, je vous donne rendez-vous une heure après le spectacle, près du puits en pierre qui jouxte le mur principal. Je vous attendrai.
Bien à vous, chère inconnue.

Ruy Blas

 

La lettre aurait été confiée à l’ouvreuse avec ce libellé: A l’attention de la jeune femme du premier rang, siège 23.

 

Bon. Là il faut vraiment que je rentre si je ne veux pas que mon poulet se mette à courir tout seul sous l’impulsion d’une colonie d’asticots! Possibilité envisageable par cette chaleur!

 

Voilà. La volaille dort au fond du frigo, les fruits s’arrangent en nature morte dans mon plat en faïence « Bleu de Delft » et les légumes se déshabillent sous l’action de mon éplucheur. Le sourire niais que j’affichais devant la publicité pour le spectacle de Victor Hugo a cédé la place à une moue de contrariété. L’heure tourne, je dois m’activer, sinon je ne serai jamais prête. Finir le repas de ce soir: potage, riz, salade verte et… omelette!  Oui, le poulet ce sera pour demain, tant pis. Repasser mon chemisier, me doucher, me limer les ongles, réunir les documents nécessaires à l’assemblée et… Zut! J’ai oublié de prendre le courrier dans la boîte aux lettres. Il faut que j’aille le chercher, Rémi a dû y déposer une enveloppe et il faut impérativement que j’en connaisse la teneur pour le représenter ce soir.

 

En vitesse, les morceaux de légumes grossièrement coupés rejoignent la casserole où l’eau frémit. Un peu de sel, un couvercle et je file chercher ce courrier avant de me préparer.

 

Dans la boîte, l’enveloppe en papier kraft de Rémi en recouvre une autre, plus petite, de couleur crème. Tiens! L’adresse est manuscrite. Qui peut bien m’écrire? Je regarde le cachet postal: illisible. Il n ‘y a pas d’adresse au dos de la missive, elle est salie, un peu froissée et semble avoir été mâchouillée. En la palpant je constate qu’il s’agit d’un papier vergé comme on en n’utilise plus. Je n’attends pas d’être remontée à l’appartement pour l’ouvrir.

Pas plus que sur l’adresse, je ne reconnais l’écriture dans le corps du texte. C’est la date qui m’interpelle: Avignon, le 17 juillet 1995. Je fronce les sourcils. Etrange… Mon regard se porte directement sur la signature: Ruy Blas.

A la lecture de ce pseudonyme je pâlis. Incroyable… C’est ainsi que je t’appelais, cher François, et c’est ainsi que tu as signé. Les mots que je lis me brouillent la vue. Trente ans se sont écoulés depuis que tu as couché sur ce papier le message que je découvre aujourd’hui seulement. Et malgré ces trois décennies, je reconnais ton style, ta façon de t’exprimer, ton aisance à manier les alexandrins… Plus simplement dit, ton aptitude naturelle à faire chavirer le cœur des midinettes! Dont j’étais…

 

Les souvenirs m’assaillent. Le Festival d’Avignon cette année-là… Toi, sous les feux de la rampe, moi, spectatrice assidue buvant tes paroles. Toi, saluant sous les ovations, moi, debout t’applaudissant à l’envi en rêvant que tu me remarques.

Rêve réalisé! En sortant de scène, le cinquième soir où j’allais te dévorer des yeux, tu m’avais approchée, encore vêtu de ton costume d’apparat. Je n’en revenais pas, Ruy Blas en personne s’avançait vers moi…

Les soirs qui avaient suivi, nous nous étions retrouvés, à minuit, Place de l’Horloge, pour filer le parfait amour jusqu’à l’heure de tes rendez-vous quotidiens. Là, tel un Cendrillon, tu disparaissais. Tu redevenais le personnage romantique qui faisait fantasmer celles et ceux qui se pressaient pour t’acclamer.

Et puis j’étais repartie. Tu m’avais promis de venir me voir, de m’écrire. J’étais celle que tu attendais: ta reine! Je t’avais cru.

Avec l’éloignement, l’évidence s’était imposée, je n’avais été pour toi qu’une passade.

 

. . .

 

Debout dans le hall de l’immeuble, je lis et relis sa lettre avec bonheur… avec regret.

 

A toi ma douce, ma belle rencontre de l’été
Voici une missive – je te l’avais promis! –
Qui, j’ose le croire, te fera cesser de douter
Puisqu’un genou à terre je viens t’offrir ma vie

 

C’est toi que j’attendais, que toujours j’attendrai.
Avignon s’est éteint. Aujourd’hui je m’en vais
De la cité des papes à celle de Calvin
Par des transports divers, ma mie je te rejoins.

 

Fou que je suis, j’espère qu’à la lettre enflammée
Que mes lèvres ont baisée tu répondras: « Demain
Je serai avec toi au rendez-vous fixé ».
Mon cœur exultera, je te prendrai la main.

 

Ensemble nous irons créer nos souvenirs
Sur les scènes du monde. Je serai ton valet,
Tu seras souveraine des joies et des soupirs
Qui me traverseront car je t’aime à jamais.

 

Réponds-moi je t’en prie, ne me fais pas languir.
A l’endroit qu’un matin tu m’as si bien décrit
Amour, je me rendrai chaque jour à midi
Là, je patienterai jusqu’à te voir venir.

 

Ruy Blas

 

Depuis quand suis-je adossée au mur du rez-de-chaussée? Je ne sais pas. Mon esprit vagabonde parmi les fantômes du passé quand, à brûle-pourpoint, une pensée me traverse. Je remonte en courant: j’ai complètement oublié la casserole sur le feu!

Eh bien, de soupe il n’y aura pas ce soir! Il n’y aura pas non plus de réunion ni de repassage ni de manucure, plus rien n’a d’importance hormis l’événement majeur qui vient de m’arriver par voie postale… avec trente ans de retard.

 

. . .

 

En attendant que mon ordinateur s’allume je ne peux m’empêcher de penser au destin qui, en suspendant ce courrier au-dessus du temps, m’a fait manquer ce rendez-vous. Que ce serait-il passé si j’avais reçu la lettre? Si j’étais allée près du puits dans la cour du collège Calvin? Car c’est là-bas que nous nous serions retrouvés. Même après des décennies, je me souviens très bien lui avoir décrit ce lieu remarquable dans la vieille ville de Genève.

 

Le moulinage de la petite roue sur l’écran s’est arrêté. Dans la barre de recherche, j’entre ses nom et prénom. Instantanément son image apparaît. Mon cœur s’emballe. Je le reconnais, bien sûr, il est vêtu d’un juste au corps brun, d’une culotte et d’un pourpoint bordeaux, ornés de passementeries dorées. Pointe au sol, il enserre de ses deux mains la poignée d’une épée dans un geste implorant, le regard levé vers le ciel. La photo date du début des années 2000. Depuis, qu’est-il devenu? C’est ce que je cherche. Peu d’informations le concernant, sinon sur ses années de gloire. Je réalise, en continuant de pianoter, qu’il doit avoir la soixantaine aujourd’hui.

 

Voilà ! J’ai trouvé. Un article un peu plus récent relate un accident dans lequel il aurait été grièvement blessé. Cette nouvelle me fait l’effet d’une bombe… à retardement. Il me faut plus d’informations. Fébrile, je poursuis mes recherches et tombe sur quelques lignes d’un journaliste regrettant l’époque où le talentueux François P. brûlait les planches et attirait les foules. L’article se termine par : Depuis son accident, il a quitté la scène publique pour se consacrer à d’autres tâches. Retiré dans un ashram au Tibet et absent des réseaux sociaux le comédien n’a plus donné de nouvelles. L’article date de 2017. Huit ans…

 

Quand je referme mon ordinateur, ma décision est prise: je vais le retrouver.

 

La nuit blanche que je passe n’améliore pas mon agitation. A cinq heures du matin, je tapote sur mon clavier pour tenter de trouver un billet « last minute » Genève-Lhassa. Peine perdue, des vols dernière minute, il y en a pour toutes les destinations du monde mais pour le Tibet, aucun. Dès que possible je me rendrais dans une agence de voyage et confierais cette mission à un professionnel. Pour l’instant il faut que je m’organise côté travail, n’ayant aucun congé en perspective. Dans la même seconde, je chasse d’un revers de main imaginaire cette pensée qui, au vu des circonstances, me semble secondaire.

 

Un peu plus tard dans la matinée, alors que je pousse la porte de Fly Tour, une femme vêtue d’une longue robe bariolée me bouscule

–        Attends!

Le ton péremptoire me stoppe net

–        Donne-moi ta main!

Avant que j’aie le réflexe de la cacher, la femme me prend la main gauche en tournant ma paume vers le haut. Je crie:

–        Lâchez-moi!

–        Attends! reprend-elle, je ne te veux pas de mal. Ecoute, j’ai quelque chose d’important à te dire.

Elle est si persuasive que j’obtempère:

–        Ne t’en vas pas, il ne sera pas où tu iras…

–        Qu’est-ce que vous me racontez?

J’essaye de retirer ma main, elle la maintient plus fortement

–        Attends!

C’est la troisième fois qu’elle me dit d’attendre.

–        Ecoute: Il y a des rêves qui ne se réalisent qu’en les fuyant. Parfois, ils nous rattrapent.

Je ne comprends rien à ce charabia! Mais cette tzigane a piqué ma curiosité.

–        Vous pouvez m’ex…

La femme a disparu. La rue est déserte et ma main gauche, paume vers le haut, reste en apesanteur à hauteur de ma taille, la droite, elle, agrippe toujours la poignée de la porte de l’agence.

 

Perturbée par les propos de cette… « apparition », je rebrousse chemin et m’arrête à la terrasse du café le plus proche. A ma demande, le serveur dépose un Diabolo Menthe devant moi. Le regard dans le vague, je remue la paille dans la boisson vert émeraude. Qu’est-ce qu’il m’arrive? Décider, comme ça, de tout plaquer pour une réminiscence d’amour plus théâtrale que réelle! Être prête à claquer deux mille francs, au bas mot, pour rejoindre un homme qui a disparu des réseaux sociaux et s’est enfui à l’autre bout du monde. Et, comble de l’absurde, donner du crédit à la prédiction énigmatique d’une bohémienne que je n’ai nullement sollicitée! Il faut vraiment que je sois troublée. Et surtout, il faut vraiment que je me reprenne!

 

Je paie ma consommation et prends la direction de chez moi. Cet après-midi, c’est sûr, j’irai travailler. Quelle idée m’a traversée de croire que je pouvais, d’un coup de baguette magique, changer mon destin et envisager de tout quitter pour un personnage qu’aujourd’hui je ne reconnaîtrais peut-être même pas!

 

L’affiche au bas de ma rue attire une fois de plus mon attention. Je l’observe attentivement. Quelque chose m’interpelle. Quoi? La plupart des comédiens ne me sont pas inconnus, cependant ce n’est pas ça. Le nom du metteur en scène disparaît sous un tag, ce ne peut donc pas être ça non plus. Bien sûr il y a la photo, pourtant ce n’est pas elle qui titille mon inconscient, c’est autre chose… Je m’apprête à repartir lorsqu’une phrase, résumant l’histoire, m’ouvre les yeux: Il y a des rêves qui ne se réalisent qu’en les fuyants. Parfois, ils nous rattrapent. Les bras m’en tombent. La gitane ne vient-elle pas de me dire ces mots, exactement?

Tout s’embrouille. J’ai dû mal lire. Non! chaque mot inscrit est à sa place dans une phrase sensée, ce qui me perturbe, c’est d’entendre ces mêmes mots, résonner en moi tel un écho se répercutant à l’infini.

Peut-être devrais-je aller voir le spectacle pour comprendre le message insistant que la femme et l’affiche me livrent. Oui, pourquoi pas? D’un seul coup je me sens plus légère. Finalement je n’irai pas travailler. Et si je veux être présentable pour sortir ce soir, un passage chez le coiffeur s’impose. J’en profiterai aussi pour m’offrir une manucure.

Me voilà rassérénée à la perspective de ce programme: me faire belle pour revoir Ruy Blas sous les traits du beau comédien que j’ai télescopé hier. Ça me plaît bien!

. . .

 

Au Grand Théâtre il y a toujours possibilité de trouver une place, même sans réservation. Celle qu’on me vend se trouve être au premier rang, un peu sur le bord, côté impair. La placeuse m’accompagne: Voilà, madame, c’est ici, place 23. Je ne réalise la coïncidence que lorsqu’elle me rend mon billet. Même après si longtemps, c’est un détail qui ne s’oublie pas.

 

Quel chef-d’œuvre que ce drame de Victor Hugo, et quel talent a Vincent de Saint-Aman dans le rôle-titre! Par moment, à tant d’années de distance, je confonds François et Vincent, retrouvant les gestes de l’un dans l’interprétation de l’autre. Etonnant. Troublant, même. Pour la seconde fois de la journée une sensation de déjà vu, de déjà entendu me submerge.

 

Dans la salle, les spectateurs applaudissent avec enthousiasme. Je ne suis pas de reste! Sur scène, les actrices et acteurs s’inclinent, se redressent, reculent, s’avancent, prolongeant les saluts jusqu’à l’arrivée du metteur en scène. Celui-ci se place au milieu des comédiens et, d’un geste, fait taire la salle. L’homme boîte, tout le côté droit de son visage est défiguré par des brûlures. Je ne le connais pas. A l’instant précis où il remercie le public, tout chavire autour de moi. C’est lui! C’est François. Cette voix unique, chaude, profonde, sensuelle, c’est la sienne.

 

Mon cerveau se déconnecte de la réalité, mes genoux lâchent et je m’effondre sur mon siège. Un vrombissement incessant emplit ma tête. Tous mes voyants vitaux clignotent au rouge. La panique m’envahit. Je suis incapable de réagir, de bouger, ne serait-ce que pour décoincer ma jambe prise entre les fauteuils 23 et 21.

 

–        Madame?… Madame! Il faut sortir, nous allons fermer la salle.

–        Pardon?

–        Vous vous sentez bien?

–        Pardon?

–        Venez. Venez, Madame, je vais vous accompagner.

 

J’ai dû la suivre, probablement. Je ne me souviens de rien. Lorsque je reprends mes esprits il n’y a plus personne sur l’esplanade du Grand Théâtre. Toutes les lumières sont éteintes à l’intérieur du bâtiment, seul persiste l’éclairage public de la Place Neuve.

 

Quelle heure peut-il être? Une heure cinquante-deux m’indique l’écran de mon portable. Inutile de compter sur un tram ou un bus à cette heure, tous doivent avoir rejoint leur dépôt pour la nuit. Je pourrai héler un taxi… s’il en passait un! La place est vide. Seule la statue équestre du Général Dufour et les deux aigles en bronze du portail des Bastions montent la garde. Je vais marcher. Une promenade nocturne m’aidera à retrouver ma lucidité.

 

Quel choc, quand j’y repense, je ne m’attendais tellement pas à ça. Pourtant, par son message sibyllin, la bohémienne m’avait prévenue. Et, franchement, si je suis honnête avec moi-même, n’espérais-je pas quelque chose en me rendant au théâtre ce soir ? Retrouver une sensation ? Ranimer le passé ?

 

Immobile sur le trottoir, je ferme les yeux. Sa voix… Elle m’enveloppe toute entière. Il y a quelques instants, aux premiers mots qu’il a prononcés, elle m’a happée, emportée. Cette voix magnifique, inimitable ravive tant de souvenirs, abolit le temps et me ramène sur une autre place, dans un autre siècle… Je la sens glisser sur moi cette voix, comme une caresse, comme une eau claire, rafraîchissante, désaltérante. L’émotion qu’elle suscite vient de si loin. Je perd pied.

Passé la sidération, l’impression que je retiens est celle d’un bien-être absolu, d’un calme régénérateur, d’un bonheur sans limite.

 

Le claquement d’un pas irrégulier résonne sur la chaussée, de plus en plus proche. « Réveille-toi ! » me dicte la décharge d’adrénaline qui m’électrise, « il est deux heures du matin, il n’y a pas âme qui vive à proximité et un type arrive à ta hauteur. Bouge! »

 

Mon sang se glace et la peur me replonge en une fraction de seconde dans le présent. Les pas viennent de derrière, je n’ose pas me retourner. Il faudrait que je prenne le large très vite! Pourquoi mes semelles semblent-elles collées à l’asphalte? Ma crainte se transforme en épouvante: l’individu est maintenant très proche de moi. Je crois que je vais m’évanouir.

 

–        Madame est-ce que tout va bien? Je peux vous aider?

C’est lui! Oh mon Dieu, je délire, j’entends sa voix partout. Aucun son ne sort de ma bouche lorsque je crie « au secours! » L’homme est si proche qu’il touche mon bras.

–        Ça va?

C’est lui. Oui c’est lui! Je le regarde et peine à reconnaître les traits de l’homme que j’ai aimé sous le masque de cicatrices et de brûlures, mais son regard, comme sa voix, ne me trompe pas. Lui ne m’a pas reconnue. Voyant mon air hagard, il me propose de m’accompagner jusqu’à une station de taxis.

–        Vous voulez-bien?… Je peux aussi appeler de l’aide si vous préférez.

–        François, c’est bien toi n’est-ce pas?

–        …

–        Tu ne me reconnais pas…

–        Si, votre voix me rappelle quelqu…

La suite de sa phrase disparaît dans un souffle. Il me dévisage et murmure « Angélique… »

Sa manière de dire mon prénom n’a pas changée et pour cela j’aimerais l’embrasser! Il reprend:

–        Angélique… Si je pensais te revoir un jour! Désolé de ne pas t’avoir reconnue, je m’attendais si peu à cette rencontre.

Il est là, sa main frôle mon épaule. Je n’arrive pas à y croire. J’en oublie de poursuivre la conversation. Pour combler le silence qui le gêne plus que moi, il enchaîne:

–        Qu’est-ce que tu fais, seule sur cette place, à deux heures du matin? Tu attends quelqu’un?

–        Non, je suis venue voir le spectacle au Grand Théâtre mais j’ignorais que tu en étais le metteur en scène. Sur les affiches il n’y a que tes initiales.

–        Oui. François est mort dans un accident, seules les initiales ont survécu. Qui supporterait la comparaison entre le comédien superbe que j’étais et l’homme hideux et boiteux que je suis devenu ?

J’ai envie de lui répondre « moi ». Je m’abstiens. A quoi bon?

–        Ça m’a fait plaisir de te revoir.

–        Moi aussi. Tellement.

–        J’ose te demander comment tu as trouvé le jeu des comédiens et la mise en scène?

–        J’ai adoré.

–        Merci.

Un taxi s’arrête devant nous.

–        Mon taxi. Je te laisse.

Le chauffeur descend pour ouvrir la portière arrière. François entre dans la voiture et se ravise aussitôt :

–        Tu veux que je te dépose quelque part?

Je décline. Il me sourit. Le taxi disparaît.

 

Mais pourquoi j’ai dit non?!! J’aurai pu m’asseoir près de lui, sentir émaner sa chaleur, son énergie, poser ma main sur le siège, effleurer la sienne. J’ai raté le coche. J’en pleurerais.

Et bien entendu je dois rentrer à pied.

. . .

 

Aujourd’hui personne, ne m’a vue au travail. En revanche on aurait pu me voir flâner dans les rues de la vieille ville, « traîner » serait plus approprié.

 

Vers dix-sept heures, je m’assois sur la margelle du puits de la cour du collège Calvin. Ce splendide décor naturel, datant approximativement de l’époque où Victor Hugo a situé son œuvre, invite à la rêverie. Ruy Blas apparaîtrait, en haut de l’escalier à double rampe, que cela ne m’étonnerait pas.

Il fait beau. Je m’étire et renverse la tête en arrière pour offrir mon visage au soleil.

 

–        Angélique?

Décidément! Il suffit d’un décor de théâtre et d’une once d’imagination pour que j’entende sa voix!

–        Angélique… Comment est-ce possible?

–        François?

D’un coup, je me redresse. Il s’avance dans ma direction en boitant. Il est accompagné d’un homme, plus jeune. Un homme que je reconnais, il était hier soir sur scène et tenait le rôle principal.

–        Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Il me rejoint et, détournant vers l’extérieur la partie abîmée de son visage, ose une accolade, légère et longue à la fois. Un frisson me parcourt. Le film de ma vie se rembobine: nous sommes à la terrasse d’un café, la Place de l’Horloge grouille de monde. Nous sommes libres, heureux, amoureux, fous !

–        Je te présente Vincent, mon fils.

 

Son fils ?!!…

 

Il éclate de rire devant ma bouche ouverte et mon air ahuri.

–        Je voulais lui montrer le lieu où je suis venu, il y a trente ans, et où toi tu n’es pas venue…

Le sol se dérobe sous mes pieds. Je ne trouve rien à dire que:

–        Vous… vous me reconnaissez?

Vincent se met à rire à son tour

–        Oui, les oranges! Mais surtout mon père m’a beaucoup parlé de vous.

 

*-*-*

 

 

« …Il était un prince en Avignon
Sans royaume, sans château, ni donjon
Mais ses mots nous chantaient les campagnes
Des grands rois d’Espagne

 

Quand le soir descendait
On devenait spectateurs 
Et la ville avec lui n’était plus qu’un cœur

 

Il nous emportait dans son empire
Nous attendrissait avec un sourire
Combien je l’aimais, combien je rêvais
Et puis vers ma ville je m’en retournais

 

Il était un prince en Avignon
Sans royaume, sans château ni donjon
Là-bas tout au fond de la province
Il était un prince. »

 

« Il était un prince en Avignon » interprétée par Esther Ofarim.
Paroles de Jean-Michel Rivat et Franck Thomas.

 

 

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