Chapitre 1

1

Le périple nocturne d'un homme qui marche pour repousser une armée de fourmis...
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«Lève-toi et marche !» L’injonction le réveille dans un sursaut. Il tend l’oreille pour essayer de localiser la provenance de cette parole biblique. Face au silence, il allume sa lampe de chevet et regarde avec attention les moindres recoins de sa chambre à coucher. Un vif picotement se manifeste dans ses membres inférieurs. Pour éloigner cette sensation insupportable, il bat des pieds comme s’il se propulsait dans une nage dorsale à contre-courant. Les picotements deviennent rapidement douloureux.

L’échec de son combat pour repousser cette armée de fourmis l’amène à se lever. Il fait quelques pas. La douleur s’adoucit, sans pour autant s’arrêter. Il décide d’augmenter sa surface de marche en franchissant le seuil de son antre nocturne. Sa main tâtonne dans le noir avant de se heurter à l’interrupteur. Une rapide pression sur le bouton illumine l’étroite pièce principale. Il continue sa route en slalomant entre les objets abandonnés sur le sol, puis entreprend quelques tours de table. Lorsqu’il sent sa tête tourner, il stoppe son parcours en boucle fermée, fait un crochet par sa salle de bains et regagne son quartier de nuit.

La vue de son lit l’appelle, mais il reste enraciné devant l’objet de son désir. Ce stoïcisme soudainement acquis l’interpelle et ravive la douleur l’ayant extirpé, contre son gré, de cet endroit de repos. Il ferme les paupières et s’imagine se lover sous les draps encore chauds. La vision fantasmée disparaît brutalement lorsqu’un «Marche !» résonne dans sa tête. Cet ordre sorti de nulle part le secoue.

Ses yeux se posent sur son bas de pyjama rayé au moment où ses poils se hérissent sous la fraîcheur de l’air se faufilant par la fenêtre entrebâillée. La raideur de ses jambes l’empêche d’envisager de troquer son pantalon de nuit contre un pantalon de jour. Il enfile le pull à capuche plié en boule sur l’assise de sa chaise de bureau, puis glisse son pied gauche dans une croc esseulée avant de partir à la recherche de la paire perdue. Après avoir trouvé chaussures à ses pieds, il attrape la veste pendue négligemment au dos de sa porte d’entrée et se lance à la conquête de la nuit.

La découverte de ce monde inconnu, à l’ambiance lunaire, le percute dès qu’il se retrouve sur le trottoir désert. Les bruits du jour ont laissé place à ceux de la nuit, étouffés et invitant aux rêves. Son ouïe perçoit de rares sons et s’attarde pour en deviner leur source, tandis que ses jambes foulent à grandes enjambées l’asphalte goudronnée.

Sa vue s’acclimate doucement à ce sombre environnement. Ses pupilles se rétractent en tête d’épingle en traversant une plantation de lampadaires, puis recouvrent entièrement son iris quand l’obscurité reprend ses droits sur la lumière artificielle. Une faible lueur attire son regard vers le ciel où flotte le sourire scintillant du chat d’Alice aux pays des merveilles. Cette rencontre féerique l’invite à augmenter la cadence de ses pas pour suivre ce guide céleste.

Sous l’effort, son souffle se saccade alors que ses sabots en plastique troué continuent à engloutir des kilomètres de béton. Une chasse d’eau, puis les pleurs d’un enfant orientent son attention sur une façade d’immeuble. Des ombres chinoises aux allures humaines se dessinent derrière les voilages baignés par la lumière feutrée de quelques appartements. Ce spectacle attise sa curiosité et ralentit son rythme de marche. Il se délecte devant l’exposition de ces scènes de vie éphémères et décide de s’arrêter pour profiter pleinement du scénario de ces lucarnes animées. L’arrêt brutal réanime et décuple les picotements qui s’étaient tenus à l’écart depuis sa marche rapide.

Ses jambes, gouvernées par la douleur lancinante, se remettent en mouvement. Sa nuque se tord pour continuer à épier les fenêtres offrant des brides d’intimité. Le tiraillement de ses cervicales le contraint rapidement à abandonner sa soif de voyeurisme. A contrecœur, il suit son corps dans cette course effrénée, destinée à semer cette colonie d’insectes à l’acide formique transperçant sa chair comme une poignée d’aiguilles. La vitrine d’une enseigne éteinte réfléchit son image. Il réajuste sa tenue et peigne de la main ses cheveux en bataille, témoins capillaires d’un sommeil profond avorté. Le renvoi de ce reflet dépareillé lui fait détourner le regard tandis que sa mâchoire se déboîte sous la force d’un bâillement.

Le clocher de l’église la plus proche sonne quatre coups. Des cris perçants provenant d’animaux le font trébucher après avoir tenté de courir pour échapper à un face-à-face avec un animal mal luné. Il constate avec étonnement que son corps refuse de passer de l’état de marche à celui de course. Après quoi marche-t-il ? Pourquoi s’est-il embarqué dans ce pèlerinage nocturne ? L’angoisse d’une fuite en avant vers une destination inconnue s’immisce dans son esprit et s’amplifie lorsqu’il remarque que la rangée d’immeubles disparaît au profit de bâtiments isolés. Il tente de rebrousser chemin, en vain. Ses jambes ne répondent plus aux signaux de son cerveau et le mènent dans un univers où la verdure se déroule à perte de vue.

La nuit commence à perdre de sa noirceur en se teintant d’un dégradé orangé. Un dernier coup d’œil dans le ciel lui permet de dire au revoir au sourire étincelant, qui s’efface au profit d’un astre lumineux et éblouissant. Les rayons de cette sphère de feu réchauffe son visage alors que les gouttelettes de la rosée se déposent sur ses talons nus. Il n’arrive pas à se souvenir depuis quand la dureté du goudron a laissé place à la mollesse de l’herbe. Son bas de pyjama se mouille peu à peu en se collant à ses chevilles endolories par sa marche sportive.

Tout d’un coup, un horizon de cimes à aiguilles et à feuilles s’offre à lui. Il pressent ce cadeau de la nature comme une promesse de délivrance. Au fil de sa progression vers ce présumé présent, il distingue un alignement de troncs prenant racine dans un sol vêtu d’une végétation variée. Il s’enfonce dans cette forêt. Une légère brise transporte des effluves de champignons et de poix. Une grande respiration lui permet de s’imprégner de ces odeurs réconfortantes. Il poursuit son périple hors des sentiers battus, aux allures de plus en plus oniriques, bercé par le chant des oiseaux. Un amas composé de terre, de brindilles et de débris hétéroclites lui barre soudainement la route. Il essaie de contourner l’obstacle mais ses jambes refusent de faire un pas de plus.

Cette pause forcée ne ravive pas les picotements tant redoutés. Des chatouillements les ont remplacés. Ils descendent progressivement jusqu’à ses pieds et disparaissent définitivement alors que l’amas qui lui fait face commence à grouiller de fourmis qui regagnent leur habitat.

Son corps se contorsionne pour permettre à ses doigts de gratter frénétiquement ses mollets. Cette position désagréable et l’irritation de sa peau l’extirpent lentement de ses songes. Quelques souvenirs de sa folle nuit lui reviennent en mémoire par flashs. Ses ongles lacèrent son épiderme en réponse à la démangeaison. Il soulève son duvet, baisse son bas de pyjama et découvre des points rouges sur l’entièreté de ses membres inférieurs. Ce constat sans appel d’une agression externe l’amène à s’interroger : «Était-ce un rêve ou la réalité ?»

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