Depuis des décennies, le 29 février insuffle une petite touche distincte, un je-ne-sais-quoi de surnaturel à mes calendriers.
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Dimanche 29 février 1976

Nous ne sommes pas encore né·e·s, ni mon double, ni moi.

 

La rationnelle en moi est consciente que l’évolution n’a pas tenu compte des
29 février dans son implacable course vers l’avant. À l’échelle du temps, il ne s’agit même pas d’un grain de sable, car un jour en plus tous les quatre ans ne suffit pas à gripper la machine. L’histoire s’est faite les 29 février comme n’importe quels autres jours de l’humanité. Des esprits sont nés des 29 février, et d’autres sont morts.

 

Et pourtant… mon double se demande : serait-ce possible que la nature interagisse différemment les 29 février ? Serait-ce possible que ce jour en plus se démultiplie d’une manière dont nous n’avons même pas idée ?

 

Depuis des décennies, le 29 février insuffle une petite touche distincte, un je-ne-sais-quoi de surnaturel à nos calendriers. Haïti a choisi un 29 février pour faire son coup d’état, et c’est un 29 février qui a mené à l’échec afghan de l’accord de paix entre les Etats-Unis et les Talibans. Rossini et Balthus sont tous deux nés un 29 février, à des siècles d’intervalle. Le 29 février 1504, Christophe Colomb était en Jamaïque. À plusieurs reprises, l’Opéra de Paris a fait éclore ses premières des 29 février. Enfin, le 29 février 1960, un tremblement de terre ravageait le Maroc, faisant plus de 15’000 victimes à Agadir.

 

Mais tout cela, en 1976, je ne le sais pas encore. En 1976, je n’existe pas, et je ne t’ai pas inventé·e. En 1976, personne ne me prédit des 29 février chargés d’amitié. En 1976, aucun signe ne permet de deviner que les 29 février m’enrichiront d’un double transitoire. En 1976, personne ne se doute que pendant 40 ans, le jour en plus aura pour moi la saveur épistolaire des retrouvailles.

 

 

Vendredi 29 février 1980

J’ai presque 9 mois.

 

Cher Ami,

 

Je t’ai toujours hébergé en moi. Ou presque… Je suis née le 19 juin 1979 et tu viens de naitre, à peine quelques mois plus tard, très précisément en ce vendredi 29 février 1980 à 19h08. Je t’attendais, je te savais, je te connaissais.

 

Au début, j’ai simplement cru que tu avais du retard, que tu te sentais bien dans le ventre maternel et que tu n’avais pas envie d’en quitter le confort trop vite. Personne n’aurait pu t’en vouloir ; la première séparation est douloureuse. Mais il n’en est rien ! Tu n’es pas plus douillet que moi, et tu aimes la découverte du monde. Ta genèse est simplement différente. Tu as vécu la grossesse à partir de ma naissance, et tu es né presque à terme, exactement 8 mois et 10 jours après moi.

 

Ces 3 semaines d’avance n’ont pas fait de toi un prématuré mais sont le signe de ta boulimie de découverte. J’aime les habitudes; tu adores l’extraordinaire. J’apprécie les passions raisonnées ; tu sollicites l’inconnu renouvelé. Ainsi, tu évolueras dans l’inconnu, mais tu sauras retrouver tes attaches tous les quatre ans. Quant à moi, j’évoluerai dans le réel mais je saurai me rallier à ma part d’imaginaire grâce à toi.

 

À deux, nous serons plus forts et plus complets. Je me réjouis tellement de grandir à tes côtés !

 

Bien à toi,

 

Manon

 

 

Mercredi 29 février 1984

J’aurai bientôt 5 ans.

 

Mon Ami,

 

Dans quelques mois, le jour de mes 5 ans, je déménagerai. Ou plutôt : mes parents me déménageront. Je recevrai pour mon anniversaire une maison toute neuve et une barre chocolatée Cailler au goût exquis des souvenirs d’enfance, ce goût dont la saveur ne cesse de croître avec les années. Je me ferai aussitôt dans mon nouveau quartier une nouvelle amie du monde réel.

 

Mais je t’en prie : ne te sens pas trahi ! Je resterai une petite file de l’irréel, une sorte d’Amélie Poulain.

 

Tous les quatre ans, je t’écris. En-dehors de cette correspondance fantastique, il m’arrive souvent de converser avec mes amis imaginaires, Riri et Roro. C’est drôle comme l’imagination peut nous apporter les amis dont on a besoin, mais se révèle totalement en panne de créativité quand il s’agit de leur donner un prénom original.

 

Adulte, quand je parlerai de ces amis imaginaires à mes enfants, cela les fera beaucoup rire. Ils me demanderont comment mes amis étaient habillés, à quel âge ils ont cessé de grandir, quels étaient nos sujets de discussion, et si parfois nous nous fâchions. Mon fils, surtout, aura beaucoup de peine à concevoir ce monde intérieur peuplé d’être vivants. Il sera intrigué et voudra en savoir toujours plus sur la vie de mes amis intérieurs.

 

Mais toi, tu n’es pas un ami imaginaire. Toi, tu es moi. Je n’ai pas besoin de te parler. Tu es là, tout simplement. Savoir comment tu vis, ce qui t’intéresse, quels vêtements tu portes, à quel rythme tu grandis, … toutes ces questions n’ont pas lieu d’être car tu es. Entre nous, il n’y a ni sujets de discussion ni fâcheries. Et dans un journal d’amis, je pourrais répondre à toutes les questions sans même te consulter : ta couleur préférée (le vert, tu aimes la nature comme moi), ton animal préféré (le castor, quelle drôle d’idée !), ta musique préférée (les airs africains, tu voyages au-travers d’eux), ta meilleure amie (moi, bien sûr !), et j’en passe.

 

Je t’aime,

 

Manon

 

 

Lundi 29 février 1988

J’ai presque 9 ans.

 

Salut,

 

J’ai deux sœurs, et je t’ai toi.

Je me sens à la fois riche de tout cela, et seule.

 

Bon anniversaire !

 

Ta Manon

 

 

Samedi 29 février 1992

J’ai 13 ans.

 

Bonjour Princesse,

 

J’ai longtemps cru que tu étais un homme, mais tu ne peux être une partie de moi qu’au féminin.

 

Le 29 février apporte à nos calendriers ce terme un peu barbare de bissextile dont les autres années, dites régulières, sont jalouses. Pour moi, le 29 février n’est pas le jour en plus ; il est le jour en moins, celui qui manque trois fois sur quatre et qui ne se remplace pas.

 

À bientôt,

 

Manon

 

 

Jeudi 29 février 1996

J’ai 17 ans.

 

Ciao Bella,

 

Je me demande.

Je te vois.

Je t’oublie.

Je te rêve.

 

M.

 

 

Mardi 29 février 2000

J’ai eu 20 ans.

 

Salut ma Belle,

 

2000… l’année de tous les superlatifs. Année séculaire bissextile : c’est si rare que nous savons à peine comment s’orthographient ces mots. Il faudra ensuite attendre l’an 2400.

Et moi j’ai eu 20 ans. J’ai toujours trouvé aux chiffres ronds cette saveur particulière des fruits un peu trop mûrs.

 

J’aimerais parfois voler vers le bonheur, mais je trouve que ces années à la sortie de l’adolescence sont difficiles. Je crois que je ne sais pas concilier les rondeurs des années et les accents du bonheur. Et souvent, la réalité me rattrape. Ma réalité parfois, celle des choix que je dois faire et des choix que je ne veux pas faire. Celle des autres aussi, de ce monde extérieur qui malgré les rondeurs des années tourne de moins en moins rond.

 

Aujourd’hui, un garçon de 6 ans a tué par balle une fillette de son âge dans une école du Michigan…

 

Bon anniversaire mon Amie,

 

Manon

 

 

Dimanche 29 février 2004

J’ai 24 ans.

 

Coucou,

 

Tapis rouge devant le Dolby Theatre : aujourd’hui, ton anniversaire coïncide avec la 76e cérémonie des oscars. Et devine : 11 oscars pour la trilogie « Le Seigneur des Anneaux » ! Adolescente, j’ai essayé de m’intéresser à ces romans. Adolescente, j’ai même essayé d’écrire de la science-fiction. Comme par besoin d’être comme les autres dans un monde futuriste qui ne m’apportait aucun espoir.

 

Mais aujourd’hui, j’ai Stéphane (lorsque je t’ai écrit en 2000, il était encore un peu frais pour que je te parle de lui). Et Stéphane a en lui tant de passion pour « Star Wars » que je suis complètement déculpabilisée. Sa passion suffit entièrement à absorber mon manque d’intérêt. Ainsi, grâce à lui, tant de nominations et de récompenses pour un film fantastique ne m’obligent même pas à me rendre dans une salle de cinéma, car je sais qu’il s’y rendra pour deux, avec conviction.

 

Tapis rouge devant le Dolby Theatre : c’est une belle journée pour le cinéma, avec des récompenses pour « Mystic River », « Lost in Translation » et « Retour à Cold Mountain », des films qui m’accompagneront longtemps.

 

À bientôt,

 

Manon

 

PS : Depuis quelques années, je me demande ce qu’il manque à nos lettres. J’ai enfin réussi à mettre le doigt dessus. Une lettre, ce n’est pas seulement le choix des mots et le goût des syllabes. Une lettre, c’est aussi l’emballage. Dans la branche Cailler de mes quatre ans, le papier aluminium de couleur verte avait autant de goût que le chocolat aux noisettes.

 

Où sont nos papiers et nos enveloppes choisis avec soin ? Où sont nos timbres reflets de l’actualité comme du passé ? Comment mon écriture sur l’enveloppe s’affirme-t-elle avec les années ? Quelle missive est restée quelques secondes sous la pluie avant de rejoindre la boîte jaune, créant une ondulation à peine visible du papier ? Quel facteur s’est demandé à qui une jeune femme pouvait-elle bien écrire ? Qui s’est réjoui d’ouvrir sa boîte aux lettres dans l’espoir d’y trouver du courrier ?

 

J’aime tout cela dans la correspondance, et je ne l’ai pas dans nos échanges épistolaires.

 

 

Vendredi 29 février 2008

J’ai 28 ans.

 

Chère Toi,

 

Aujourd’hui, les premiers immigrants clandestins ont foulé les plages du Sud de l’Italie. Je ne le sais pas encore mais je peux te le dire en primeur : cet événement va chambouler ma vision du monde. Je mène ma barque dans un bonheur lisse, un mariage comme un rêve juste derrière moi (tu y étais : tu te souviens ?), un bébé dans les bras dans un peu plus d’un an (tu y seras : tu le vois ?), et pourtant il y a cette fêlure.

 

J’ai de la peine à concevoir que le monde dans lequel nous évoluons permette cette détresse. Nous laissons des êtres humains se déraciner, se noyer, se perdre, puis nous refusons de les aider à se ré-enraciner lorsqu’ils foulent le sable de notre Europe.

29 février 2008 : un triste jour pour l’humanitaire.

 

Bien sûr, j’aurai de la peine à renoncer à mon confort et à ma qualité de vie. Bien sûr, je me sentirai égoïste mais avec le temps j’apprendrai à vivre avec. Malgré tout, cette crise va modifier ma géographie de l’intégration.

 

Je t’embrasse,

 

Manon

 

PS : Pourquoi ne réponds-tu jamais à mes lettres ?

L’épistolaire, c’est surtout l’échange. Il n’y a aucun échange dans notre relation, et comment pourrait-il y avoir amitié sans échange ?

 

 

Mercredi 29 février 2012

J’ai 32 ans.

 

Salut,

 

Quand tu es née, j’ai décidé de t’écrire une fois tous les quatre ans, pas plus, ni moins. Je ne t’ai pas refoulée, ni protégée, mais je n’avais pas davantage de place à t’offrir. Aujourd’hui, je me rends compte que tu es devenue toute petite à l’intérieur de moi. Mon cœur, je l’ai ouvert à d’autres. Aujourd’hui, je t’écris par obligation, ou par tradition.

Je sais désormais que tu n’es pas ma meilleure amie. J’aimerais vivre dans le monde réel mais je n’ai pas le courage de t’abandonner.

 

Je commence à en vouloir à ce jour en plus qui perturbe mon calendrier à intervalles réguliers. Mon anniversaire tombe le 170e jour de l’année, avec cette constance dont je lui sais gré, excepté les années bissextiles. Cette unité de plus gâche l’attente des cadeaux, chamboule l’amour des proches, tout ça pour une amitié née au fond de moi et dont je ne profite que trop rarement. Je me rassure en me disant que, année après année, il reste 195 jours après mon anniversaire et jusqu’au Nouvel-An. C’est donc plus d’une majorité de jours sur lesquels tu n’as pas d’emprise.

 

Je me dois d’être honnête avec toi : je commence sérieusement à douter de notre relation. Il m’arrive parfois même de me demander si tu es bien là, au fond de moi. Et j’attends avec impatience le jour où mes ailes me porteront vers l’extérieur.

 

Je t’embrasse,

 

Manon

 

 

Lundi 29 février 2016

J’ai 36 ans.

 

J’ai trois enfants, et je t’avais toi.

 

PS : Par moments, j’ai tellement de mots en moi, pour toi. Ils ne peuvent plus attendre le 29 février ; ils s’envolent, virevoltent, s’évadent. J’essaie de les coucher sur le papier mais l’encre finit toujours par s’effacer. Je commence des listes partout, dans mon téléphone, au dos d’un bouquin, etc. Et au moment de prendre la plume pour te raconter ces quatre années écoulées à t’attendre, ces mots sont vidés de leur contenu.

 

Pourquoi est-ce que je te raconterais ce bonheur parfait que je ressens en étant assise au soleil à regarder mes enfants, à ne faire rien d’autre que les regarder ? Comment pourrais-je t’expliquer qu’il est des paysages dans lesquels je me sens juste moi, simplement en adéquation avec la nature ? Avec quelles phrases pourrais-je décrire ces moments uniques et répétés à la fois qui me font traverser toute la palette des sentiments et qui me font me sentir si vivante ?

 

Tout cela ne se dit pas tous les quatre ans. Tout cela est en moi, bien plus réel et bien plus profond qu’une amie virtuelle. Excuse-moi de ne pas savoir raconter…

 

 

Samedi 29 février 2020

J’ai 40 ans.

 

Chère Moi,

Ou chère Autre ?

 

J’aurai bientôt 41 ans ; tu en as 10 aujourd’hui. T’ai-je déjà parlé de ces fruits ronds et sucrés qui ont un goût de fête et de cadeaux ?

 

10 ans… Pour moi, c’est loin. Je n’ai ni le souvenir du gâteau ni l’odeur des bougies. J’ai sûrement été entourée d’amour, car je n’en ai jamais manqué. Mais je sais que le premier cap compte, comme une première rondeur qui nous rend important.

 

40 ans… Pour moi, c’est proche. En mémoire, tout est encore très présent : une année faite de montagnes russes, certains moments de grand bonheur, et d’autres de profonds vides. Une année difficile. Peut-être avais-je trop d’attentes.

 

Je t’ai écrit à chacun de tes anniversaires. Cette lettre est la dernière. Il est des chemins que le dédoublement de la personnalité rend ardus, et advient forcément le croisement. À ce croisement-là, on choisit de prendre des routes différentes, ou alors de ne faire plus qu’un.

 

J’ai eu du plaisir à faire ce bout de chemin avec toi, mais je te quitte sans regret. Car, même si je ne t’écrirai plus, je sais que je ne pourrai mourir qu’en même temps que toi. Et secrètement, j’ai pris les paris… le 29  février 2400 ?

 

Cordialement,

 

Ta chère Toi

 

 

Mercredi 19 juin 2024

J’aurai 44 ans.

 

En me réveillant ce matin-là, j’aurai brièvement ce souvenir fugace de ma vie d’avant, celle où le jour en plus comptait tant. En 2024, je préférerai vivre l’instant éphémère mais annuel des 19 juin.

 

L’histoire s’est faite les 19 juin comme n’importe quels autres jours de l’humanité. Des esprits sont nés des 19 juin, et d’autres sont morts.

 

L’esclavage a été aboli au Texas un 19 juin, et les époux Rosenberg ont été exécutés un 19 juin. C’est un 19 juin également qu’a été signée la convention de Schengen. Le 19 juin 1819, le tout premier bateau ayant accompli la traversée de l’Atlantique à la vapeur a accosté à Liverpool. Le mathématicien Blaise Pascal est né un 19 juin, tout comme le site vidéo Youtube. Le 19 juin 2020 a marqué en Suisse la fin de la situation extraordinaire due à la pandémie COVID-19.

 

Et en ce 19 juin 2024, j’accompagnerai mon aînée à sa fête de promotion. Puis nous devrons trouver un compromis familial : elle recevra les félicitations et les honneurs, j’aurai les cadeaux et les bougies ; elle choisira des sushis pour le repas, je commanderai un gâteau japonais qui souffrira de la chaleur pour le dessert. Et ces petits riens de bonheur pur auront plus d’impact dans nos vies que n’importe quel hasard incongru du calendrier.

 

Je serai fière de nos 19 juin.

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