Créé le: 29.09.2014
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Histoire de famille

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© 2014-2024 Maud Mitirossi

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Un travail. Une famille. Une vie réglée.
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J’aime travailler. Le travail, c’est la santé.

J’aime ce bureau quelconque : il est propre, bien rangé. J’aime ces collègues insignifiants : ils sont faibles comme il faut, utiles comme il faut. Ces collègues, ces outils. J’aime travailler 42 heures hebdomadaires où les enfants ne crient pas, où madame ne râle pas ; 42 heures hebdomadaires où le gazon ne pousse pas ; 42 heures où je peux pianoter sur mon clavier, écrire des mails. C’est ça mon travail : écrire des mails. Je suis expert. Depuis 24 ans, bientôt 25, j’écris des mails : des menaces anonymes à des clients impuissants. Ma spécialité : les migrants, ceux qui ne savent pas aligner 3 mots de français et qui paient les amendes sans sourciller. Autant dire qu’il y en a, des illettrés ! Et j’aime, plus que tout, leur écrire des mails incompréhensibles, menacer de poursuites et de dénonciations, exiger des amendes insensées, et gagner la bataille. Car les batailles, ça me connaît, je suis stratège. Les faibles perdent toujours. Je les connais. Un jour, je gagnerai la guerre. Car je suis le roi du monde, le Tout Puissant. J’ai une femme et deux enfants. Mais j’ai un travail.

Chaque matin, c’est la même rengaine. Tu es tellement élégant avec ton complet rayé. Je n’ai jamais compris l’attrait de ma femme pour les uniformes. Ça me flatte ? C’est ça ? J’enfile le complet rayé, la cravate rayée. Les mocassins cirés, noirs. Les cheveux gris. Les lunettes. J’embrasse mes petits – ils dorment, puis ma femme, devant la porte, il est 7:12. Elle est encore en habit de nuit. Je mets mon chapeau. Le bus passe à 7h15, selon l’horaire. Il fait couvert ce matin.

J’aime mon travail. Il est huit heures moins 2. J’entre en conquérant. Je suis prêt pour la victoire. J’allume mon poste, le premier. Je consulte ma boîte. Vous avez 32 messages non lus. Je relève les manches, me passe le peigne, pose mes mains d’expert sur le clavier, fais défiler. 7 à 0. Je relève le résultat dans mon carnet.

8:34 : Vous avez 1 message non lu. Ça commence. Ouvrir. Je lis. Je commence à lire. J’essaie de commencer à lire. Ma bouche se crispe. Mes dents se serrent. Mes narines se ferment. J’écarte les lèvres pour respirer. Ce n’est pas un client illettré. Ce n’est pas une victoire prochaine. Rien ne correspond. Je découvre mes tempes. Fermer le message. Regarder ailleurs. Je regarde dehors.

Ça fait du bien. Ça me fait du bien. Ça me détend. Ça fait 16 ans et 3 mois que j’ai obtenu un bureau près de la fenêtre. J’en ai toujours eu besoin. Ce bout de vitre est pour moi la fenêtre sur mes victoires. Je les vois, ces pauvres gens, l’échine courbée, qui viennent se plaindre. Ces pauvres étrangers qui trouvent injuste. Ces pauvres bougres qui veulent une vie meilleure. Ils sont tristes. Ils sont vieux. Ils sont magnifiques. Qu’ils retournent chez eux, ces braves gens. Allez ! allez à la guerre, vous la méritez ! allez ! Ou payez ! car je mérite de gagner. Je gagne toujours.

Je gagne toujours. Ça me rassure.

Mais là. Ce mail. 8h34. C’est la fin. Après avoir contemplé mes victoires déambulantes sous la fenêtre, je me dis que c’est la fin. Un grain de sable. Un os. Le mail de 8h34, jeudi 25 septembre. C’est la fin. C’est le grain. Je ne sais pas gérer. Ce mail, je l’ai lu. C’est fixé : le rendez-vous est fixé : cet après-midi, 2h30. Je dois y aller. Je dois.

24 ans, bientôt 25 dans la boîte, 42 heures hebdomadaires. Jamais une absence. Jamais un retard. Jamais une faiblesse. Mais le rouage me fait dévier. Un doute. J’ai chaud. Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi moi ? pourquoi y aller ? Reconsidérer les faits ? Y aller, c’est tout. Ce n’est pas moi, je ne comprends pas. Incompréhensible. Je cherche partout, dans ma tête, dans mes pieds, dans mes mains. Rien. Rien n’explique cela. Rien, parce que je n’ai jamais réalisé qu’autour de mes extrémités, il y a des joints. Il y a du corps. Il y a des tripes. Les tripes, je ne connais pas. Elles n’ont qu’à se calmer.

Je m’arrête. Je mets pause. Je ne suis pas frénétique. Je regarde autour de moi. Ça faisait longtemps. Je regarde. Je suis presque surpris. Il y a de la vie. Il y a du collègue. Open office, il y a du monde ! c’est affreux. C’est ignoble, c’est inhumain.

A droite Jacques, à gauche Naïma. En face Julie. Julie la frustrée. Julie avec sa manucure. Jacques est au téléphone. Naïma est toujours aux toilettes. Il est bientôt 11h58 sur la pendule « officielle », 12:02 sur mon portable. Je tapote sur le clavier de mon poste, 7 fois la lettre f, 7 fois la lettre j, puis j’efface le tout. Et je tape et j’efface. Je n’ai pas tout à fait la tête à affronter ça ; pas tellement ; pas trop. Pas trop du tout. Jacques est au téléphone. Naïma ne revient pas. Julie est frustrée.

Il est midi zéro zéro. Je ferme le brouillon. Il est midi zéro un, Jacques est d’accord de me remplacer l’après-midi. Il ne demande ni le pourquoi ni le comment, il me couvre. Il est fidèle. Il m’admire. Je suis son super-héros. Enfin ! il peut me rendre service. Enfin ! il peut se soumettre. Il aime. J’accepte. Il est minable.

Je sors ; j’ai l’après-midi. J’ai l’alibi. Je suis dehors.

Salut chérie – c’est ma femme, j’ai des enfants – ça va ? …. Ecoute, tu pourrais aller chercher les petits à la sortie de l’école ? J’ai une séance cet après-midi et je risque de rentrer tard… oui, je sais…tu sais comment c’est… Je voudrais tellement rentrer et passer la soirée avec vous. Embrasse les enfants, tu veux ? – mes genoux ne suivent pas le mensonge, moi si, il le faut – d’accord, merci, je t’aime…. moi aussi… Je vérifie que j’ai bien raccroché : c’est bon. Je reprends mes esprits tant que je peux, je baille.

Un grand souffle et c’est parti ! Je sais que rien ne sera plus pareil, je ne sais pas comment : ça ne tourne pas rond. Je m’enivre. Ça ne tourne pas rond. On ne m’avais pas préparé. Mes dernières parcelles m’assaillent par des qu’en dira-t-on. Qu’en diront mes fils, ma femme ? Des qu’en dirai-je ? Mon plexus me dit de fuir, mes genoux de ne pas y aller. Mes entrailles me poussent en avant vers cet inconnu. L’inconnu du mail. Ce jeune de 17 ans. Ce jeune en fugue. Ce jeune qui me promet l’univers. Moi qui suis le maître du monde, petit monde, petits problèmes, petites ambitions. Le roi donc. J’ai rendez-vous à deux heures et demie. Là-bas. Loin d’ici. Lui et moi, seuls.

Comment va-t-il me trouver ? Sera-t-il déçu ? Est-ce qu’il aime aussi les complets cravates rayés ? Bien sûr que non ! Non, j’aurais dû m’habiller en casual. Les jeunes d’aujourd’hui aiment la décontracte. Je desserre ma cravate. Je respire mieux.

Et lui ? Lui, cet inconnu qui vient comme une cataracte m’embrouiller. Maudits soient les annuaires et les téléphones. Internet, les trains, les routes. Les mails, les sites de rencontre. Comment est-il ? J’en sais si peu : un jeune homme, 17 ans. Et beaucoup d’images dans ma tête. Un éphèbe. Un prometteur, un que j’aurais voulu être. Un qui n’est pas vieux mais frais. Qui ne crie et ne râle. Un qui ne pousse. Un frais. Un nouveau. Un moi prometteur.

En première classe dans la deuxième rame. A droite Jérôme, en face une femme, en diagonale personne. J’imagine que c’est la place de Naïma aux toilettes. Je souris. Jérôme, je ne le connais pas. Il est au téléphone et n’arrête pas de répéter son nom. La femme qui me fait face regarde le paysage défiler : la périphérie est loin derrière, les collines avec leurs villages sont passées. On montre le lac, maintenant, à la fenêtre. Jérôme ne m’intéresse pas. La femme oui. Elle regarde le lac. Elle est masculine. Elle est belle, je crois. Je pense qu’elle aime les femmes. Oui, sûrement ! ça ce voit ce genre de choses. Elle est belle et soignée. Son rendez-vous l’attend déjà sur le quai d’une gare. Elles vont passer l’après-midi dans une parenthèse, loin des connus. L’une avec l’autre, seules, unes. Elles vont s’aimer aujourd’hui. Se séparer. Beaucoup parler, pleurer, parler encore.

Parler, se cacher, parler. Pleurer. Personne ne me connait là où je vais. Personne ne sait que j’y arrive. Personne sauf lui. Nous allons parler, beaucoup parler. Vais-je l’aimer ? Va-t-il m’aimer ? S’aimer se pleurer…

Le train arrive tranquillement. Il chauffe. Aux toilettes, il y a un miroir. Dans le miroir, il y a un homme avancé dans l’âge, caché derrière ses lunettes. Il n’a pas l’air de me reconnaître. Il fait mine. Que se passe-t-il ? Regarde-moi ! Lui, le plus fidèle des compagnons. Toujours là pour me montrer beau comme je suis. Ai-je tellement changé ? Quoi, qu’est-ce que tu regardes ? Regarde-moi ! Regarde-moi, c’est moi !

Te regarder ? Toute ma vie je t’ai regardé. Je t’ai même admiré, souvent. Tu es tellement fier. Tu as tellement bonne allure, toujours. Que je te regarde, que je te fasse un sourire satisfait. Tu veux que je te répète que tu es le roi du monde ? repu de toi-même. Je t’ai toujours regardé et j’ai toujours obéi à tes fantasmes. Et maintenant, quoi ?

Et il parle parle parle. Moi, je me retiens aux parois. L’aiguillage. Le train est nerveux. Le train a une boule au ventre. Et cette boule, c’est moi. On arrive, on freine. On ouvre. Je me précipite avant que d’être expulsé, dehors. Je me sauve. Maquillé en sueur, je bouscule le garçon manqué qui sort comme moi. Je m’excuse. Elle s’essuie. Elle embrasse sa blonde. Je vous l’ai dit. Ça se voit.

Je regarde mon portable. Il est 14:12. J’ai rendez-vous à côté dans dix-huit minutes. J’ai du temps. Je m’assieds sur le banc, sur le quai 5. Le banc est quelconque et insignifiant. Il est exactement comme cet homme vautré sur le banc, suant, vomi par le garçon manqué et sa pétasse blonde. Par terre la cravate. Mon veston aux clochards. Des auréoles sur ma chemise. J’ai chaud.

Septembre, mais j’ai chaud. Je suis sale. Et moche. Et minable. Moi, le surhomme, je suis prêt. Minable dans ma fuite. Prêt pour l’avenir. Car mon rendez-vous n’a que 17 ans et trois jours de fugue derrière lui. Autant dire que tout est devant. Moi, j’ai tout derrière : deux fils que j’aime, quatre ans, six ans, une femme que j’aime, un travail. Lui devant.

Je me lève du banc, sur le quai 5, et m’assieds sur une vieille chaise en bois, devant une table, devant la porte de ce bistrot populaire, lieu de mon rendez-vous. C’est bruyant moite. C’est sale collant. C’est bondé. Il y a des tables avec des mammifères tout autour. Il y a aussi une table avec deux femmes : le garçon manqué et son secret blond. Je suis surpris, puis plus du tout. C’est logique. Les secrets s’attirent. Les bistrots populaires les attirent. Le garçon manqué y est venu avec le sien. J’y suis venu pour attendre le mien.

2h27 sur la pendule tordue clouée au-dessus du bar. Un appel manqué et 14:37 sur mon portable. Ça pue encore la fondue. Tant mieux, parce que ce n’est pas mieux chez moi. Pourquoi ici ? Pourquoi Jean a-t-il choisi ce zoo ? Aime-t-il venir ici ? A 17 ans, on ne fréquente pas. 2h34 sur la pendule clouée. C’est quoi tous ces énergumènes qui trainent dans les bistrots à deux heures trente-quatre de l’après-midi ? Ils n’ont pas de travail ? Ils n’ont pas de maison ? Ils n’ont pas de respect ? N’ont-ils pas encore compris qu’ici, c’est le bistrot des secrets. C’est le bistrot de mon secret. Allez travailler ! Du vent, bande d’assistés ! Jean n’est pas comme vous. Jean est jeune, dynamique, beau. Tout est devant lui, tout est pour lui. Tout est à lui. Je suis à lui.

Jean, viens ! Jean, qu’est-ce qui t’arrive, Jean ? Appelle-moi, tu as mon numéro, n’est-ce pas ? Pourquoi ne m’appelles-tu pas ? Pourquoi n’es-tu pas là ? Je t’ai gardé une chaise, Jean. On veut te la prendre. On veut te l’arracher. Les fauves guettent. Un groupe de singes entre dans le bistrot, en fracassant mon espace vital. On bouscule ma chaise, ta chaise. On glousse. On rote. Sauvages ! Un vieux ciré me frotte la nuque. Un chien renifle tout autour. La moisissure insolente dégouline sous les aisselles et vient s’accrocher en grands sourires sur ma chemise.

Mais Jean, où es-tu ? es-tu là ? te caches-tu parmi cette meute ? M’épies-tu ? M’analyses-tu ? Suis-je ton rat de laboratoire ? Tu ne me connais pas encore, pourquoi me hais-tu ? C’est toi, l’un d’entre vous ? Mes oreilles n’entendent plus. Le sel me pique les yeux. Ma bière tremble. Jean ! Jean ! Jean ! Je saute debout. J’écarte la foule qui m’assaille de mes bras. Je crie Jean, Jean. C’est toi ? J’interpelle de ma main un jeune miteux avec des culs de bouteille à la place des yeux. Il croit qu’il me regarde. C’est toi Jean ? Avec le crâne rasé ? C’est toi ? Je fais le tour, un à un, de ces bouches bées sur pattes. Ces trous béants. Ces trous béants qui m’engouffrent. Je m’enfonce. Je m’enfonce. Je m’enfonce jusqu’à n’être plus perceptible.

Plus personne.

Je suis transi. Il pleut. Je suis serein. Le tumulte est étouffé pas la porte vitrée. Le lampadaire clignote. Trois pelés se la fument avec un petit ricanement destiné au pauvre gars vautré dans les gouilles du trottoir. C’est moi. Moi et la pluie. Moi sous la pluie. Moi, avec une seule envie : rentrer, embrasser mes enfants, ma femme, regarder la télé, tout oublier. Reprendre le rythme quoi. Juste le rythme. Un rythme monotone ; une mélodie régulière.

Jean n’est pas venu. Jean ne m’a pas touché.

Je resserre ma chemise, me passe les mains dans les cheveux. Une petite pensée pour le clochard qui porte ma cravate et mon veston, et mon chapeau. Le train. Les escaliers familiers de mon immeuble. Ma porte. Chez moi, chez nous. Nous sommes une famille heureuse, sans histoires. Sans histoire.

Jean est effacé de ma vie. Il n’a jamais existé. Il n’existera jamais. Jean n’était pas voulu. Jean n’était pas prévu. Je ne garderai que le souvenir de sa mère, Sylvie, dans mon carnet : Sylvie, 24 ans, petits seins, bruyante, 7/10

Je n’avais jamais autant aimé mes pantoufles avant cet instant. Des pantoufles, une bière, une femme près de moi, des enfants qui dorment, un mauvais polar avec un détective ridicule qui s’appelle Jean. Je suis fatigué chérie, la séance n’en finissait pas cet après-midi. Bonne nuit. En embrassant ma femme à travers ses cheveux, je pense à l’épuisante journée qui m’attend demain. La guerre est épuisante, et pour gagner, il faut se battre. Il faut remplir son carnet. Il est 22:34 sur mon portable.

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