2100 ZONE AMA décrit une société, parmi d’autres possibles, dans un siècle. Cette fiction sociale met en scène une jeune fille, Jo, qui, en devenant adulte, découvre et commence à comprendre le monde qui l’entoure.
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Au matin, Kim entra dans sa chambre avec un plateau sur lequel trônaient une tasse de cafélait, un œuf à la coque, des tranches de pain toastées et la merveilleuse confiture au pamplemousse rose et gingembre que Kim avait amoureusement versé dans un bocal de verre.

– Alors?

– Coucou Mman

– Tu as bien dormi?

– Non, en fait oui

– Non ou oui?

– Je n’ai pas très bien dormi le début de ma nuit, je me suis réveillée en faisant un cauchemar. J’étais suivie par une voiture noire et mes jambes ne voulaient pas courir

– C’est Mme C. Crone qui te perturbe

– Oui, d’ailleurs, elle était dans le rêve, elle était assise et buvait du thé. Et tu sais qui conduisait la limousine?

– Non ! Georges, je veux dire, Georges le présumé violeur?

– Non, Zac. C’était Zac qui conduisait. Avec des gants blancs

– Etrange. Zac a beaucoup de chance d’être un fantôme. Il gagne bien sa vie, et il est relativement libre

– Oui, et tu sais pourquoi ensuite j’ai bien dormi?

– Non ma chérie, je ne devine pas… Kim souriait en regardant le tableau

– Tu sais, je ne l’avais pas vu quand je suis rentrée. Je ne l’ai remarqué seulement à 4 heures quand je me suis réveillée de mon cauchemar

– Et alors, il te plaît toujours?

– Oui Mman, tu sais… Jo hésitait

– Oui, Jo, je sais

– Tu sais quoi?

– Il faut savoir ma fille, soit tu me demandes si je sais, soit tu me demandes ce que je sais

– Tu sais pour Zac?

– Zac et le tableau, Zac est le peintre qui a peint ce merveilleux profil de la plus ravissante jeune fille de toute la cité.

– Alors tu savais?

– Je l’ai compris à l’expo. Le tableau te ressemblait tellement et tu étais allé voir Zac. Mais je ne pouvais rien dire, et surtout pas devant Madame Emma.

– Mais tu aurais pu me dire après? Quand on était seules

– J’y ai pensé, mais tu sais, grandir c’est aussi découvrir des choses par soi-même. Zac est mon frère, je ne l’ai pas vu depuis des années, il resurgit du néant, rencontre ma fille et peint son profil. Cela fait beaucoup pour une seule histoire. Toi tu vis la tienne, ta relation avec Zac est tout autre, alors je t’ai laissée dérouler les découvertes à ton rythme. Et ce n’est pas un plus beau cadeau? Non seulement tu as un tableau extraordinaire dont tu es le modèle, mais en plus tu découvres que le créateur de cette toile est ton oncle.

Jo pensait à Adam. Et si saman savait?

– Jo, mange ton œuf avant qu’il ne soit froid. Quel est ton programme aujourd’hui?

– Travailler, travailler et encore… travailler.

– Ok, si tu as besoin d’aide, n’hésite pas, et demain on va chez Mami Li, cela te changera les idées. On pourrait se baigner, la mer est divine.

– Oui, c’est une super idée. Et tu sais, Mman, après mes examens, j’irai au loft quelques temps

– Oui, c’est ce que je t’avais proposé

– Oui, j’y resterai jusqu’à mon anniversaire, tu es d’accord?

– Euh oui, nous pourrons venir les week-ends?

– Oui, enfin non, j’aimerais bien rester toute seule. Je vais travailler sur le projet pour le centenaire, tu sais, cette femme qui a vécu il y a 100 ans et dont on a des archives

– Oui, tu vas te lancer tout de suite? Tu ne veux pas faire une pause avant de démarrer ce projet?

– C’est du plaisir Mman, et ça me changera des cours de Me Aiko… et de Nam

– Vous avez décidé quoi avec Nam ?

– De nous donner une seconde chance. A mon anniversaire, je lui dirai ce que je décide

– Et alors?

– Alors, c’est tout décidé, je ne vais pas attendre mon anniversaire. Je ne vivrai jamais avec elle

– Cela va être dur pour elle. Tu vas lui dire?

– Non, pas avant mon anniversaire, il faut d’abord que nous passions les examens, si je parle avec Nam maintenant, elle risque de tout planter et de partir à la montagne tout de suite, sans finir. Et je ne veux pas être responsable de son échec. Alors comme nous avons dit que le délai était mon anniversaire, je vais attendre mon anniversaire. Le premier août

– En fait tu sais ce dont tu as envie pour tes 20 ans? Si Nam n’est pas dans le coup, tu veux faire quelque chose de particulier?

– Mman, je ne sais pas encore, je veux finir mes examens et je te dirai après. Ce que je sais, c’est que j’aimerais bien faire la fête à la maison et que Mami Li soit là.

– Et tes copines?

– Je ne sais pas. Je pourrais organiser une fête à la rentrée. D’abord toutes sont en vacances, puis Nam aura fait un roman fleuve de notre histoire et de notre rupture, ce qui va m’amener des larmes et des reproches. Alors je préfère faire la fête avec toi Swan et Mami Li

– Et Georges

– Et Georges. Et Zac? Il pourrait venir ?

Kim regarda sa fille, interloquée. Zac, invité pour l’anniversaire des 20 ans de Jo?

– C’est à mon tour de te répondre que je dois réfléchir. Zac est un inconnu pour moi

– Oui, mais c’est ton frère vous avez le même sang

Kim se taisait Jo n’avait pas raconté que les gants blancs de Zac dans soin rêve étaient couverts de sang. Le sang de qui?

– Ecoute ma douce, mange ton œuf, je te dirai. En tout cas, j’ai bien compris que le premier août nous fêterons en famille à la maison. Enfin, sauf si tu changes d’avis.

Kim se leva, admira encore le tableau, fit un gros bisou à Jo sur la joue et sortit. Jo se munit de sa petite cuiller et tapota gentiment le haut de l’œuf.

Dimanche matin, Jo se réveilla dans le soleil et le sourire de son tableau. Elle se leva très vite, prit une douche rapide, glissa son corps bronzé dans une robe en lin bleu ciel, confortable comme une grande chemise, enfila des sandales et prépara la table du petit déjeuner dehors. Georges était là, fringant comme un sou neuf, s’affairant en regardant sa montre tous les instants. Il attendait que Kim et Swan arrivent, il avait hâte de partir. Le dimanche était son jour préféré, tout au moins quand Kim allait chez Mami Li. Les rares fois où elle avait du renoncer à la visite dominicale à saman, Georges avait souffert et chaque minute qui ne passait pas était un enfer. Par chance, cela n’arrivait pas souvent. La dernière fois, Kim n’ayant pas eu besoin de lui, il avait même fait le trajet jusqu’au village de Mami Li, sans oser aller la voir. Comment aurait-il pu expliquer qu’il venait sans Kim? Georges sifflotait. Jo était ravissante, il se permit de le lui dire. Elle était comme sa fille, il la connaissait depuis sa naissance, l’avait conduite, transportée, accompagnée à peu près partout, il l’avait entendue, même s’il ne devait pas l’écouter, il savait ses secrets et le dernier en date: Adam. Avec Zac, il était le seul à connaître l’existence du jeune homme. Jo avait trois hommes dans sa vie, trois hommes qui l’entouraient d’un secret, d’un amour… ce mot dans sa tête fit sursauter Georges. Les hommes ne devaient pas aimer les femmes, ils pouvaient les servir, sans plus. Il renversa la tasse de café qu’il tenait

– Alors, Georges, on ne regarde plus ce qu’on fait?

– Excusez-moi Jo, je pensais à autre chose

– Oui je sais Georges, à Mami Li…

– Miss Jo, je vous en prie !

– Georges, je sais bien que vous l’adorez, Mami Li est tellement super. C’est une mère, dans le sens de celle qui protège, celle qui aime, celle qui est toujours la. Moi aussi je me réjouis de lui rendre visite. Chaque semaine. Sauf quand je suis au loft, c’est vrai, mais on se parle toujours par téléphone au moins

– Oui Mami Li est une femme exceptionnelle. Et c’est vrai ce que vous dites, c’est notre mère à tous, enfin, si j’ose.

Georges sentait qu’il allait trop loin, mais il sentait aussi que son secret partagé avec Jo lui ouvrait une porte, une porte sur l’âme, une porte sur des sujets dont on ne parlait jamais. Dans cette société, la mère n’était mère que d’une fille, les mères de garçons se cachaient, ou venaient de milieux moins favorisés, ou étrangers. Une femme se devait de donner naissance à une fille, c’était la lignée, le sang, l’héritage, la puissance, la fortune, le rang. Une mère avait une fille, tout le reste ne comptait pas. D’ailleurs, Adam en était la preuve la plus tangible, quelle femme aurait pu abandonner sa fille? Aucune. Mais un fils, que faire d’un fils, en plus d’un fils aveugle. Une femme ne peut pas le garder, elle doit le poser au bord de la route, comme une poubelle. Georges soupira.

– Quoi encore Georges?

– Miss Jo, vous savez, Adam…

– Quoi Adam?

– Adam est une question

– Une question?

– Oui, en fait non pas une question, mais la question

– Georges, vous pourriez être plus clair?

– Adam, c’est la question de la vie

Georges posa la tasse et Jo se planta dans le silence. Que dire? Rien. Kim descendait les escaliers en riant

– Alors les deux, que complotez-vous dans la cuisine? Oh mais je vois que ma petite Jo est belle comme un cœur et que notre cher Georges est habillé d’une nouvelle chemise, rasé de près et souriant. Laissez-moi deviner, Jo, tu vas étudier encore à la bibliothèque de l’uni et Georges va t’attendre sagement dans la voiture? Ils éclatèrent tous de rire

– Oui Mman, je prends mon maillot de bain pour aller m’enfermer dans une salle fermée avec des ordinateurs fermés et des idées fermées.

– Oui, mais j’ai une mauvaise nouvelle, enfin, pas pour vous. Je ne peux pas aller chez Mami Li aujourd’hui. Nous devons terminer un projet au Ministère, les fériées approchent et on doit impérativement finir avant. Donc, je pars dans un bureau fermé, avec un ordinateur fermé, des idées fermées et des fenêtres… ouvertes. Il y a ma copine la grenouille sur son nénuphar qui m’aide à ne pas souffrir d’être dedans. Tu te souviens?

– C’est pas une grenouille, c’est un prince charmant, transformé il y a des siècles par une vilaine sorcière

– Bien, je vois que tu n’es pas trop fâchée que je ne vienne pas avec vous. Georges, vous emmenez Jo chez Mami Li, ça va?

– Oui Mme Kim, j’emmène Jo seulement chez Mami Li

– Merci, je comprends bien votre petit stratagème, Mman je t’ai promis que je n’irai pas dans la zone, je n’irai pas. Je ne veux pas te mettre en danger, j’ai bien compris, je ne suis pas stupide.

– Je sais Jo, tu es formidable. Et Kim prit sa fille dans ses bras, la serra très fort en murmurant à son oreille un « je t’aime » tout doux. Je t’aime, je te tiens, je te retiens et te soutiens pour que tu ne tombes pas, pour que tu ne te fasses pas mal, pour que personne ne te fasse souffrir.

Jo engloutit son petit déjeuner. Georges lui tournait autour, impatient et souriant. Jo s’assit à coté de lui dans la voiture, ce qui ne lui était jamais arrivé. Elle avait hésité puis s’était dit que si Kim et Swan étaient venues, Kim se serait assise sur le siège avant. Alors… alors elle ouvrit la portière et s’assit. Georges fit mine de ne pas remarquer, mais il souriait encore plus. Il faisait beau, le ciel était bleu, c’était une journée d’été limpide. Un dimanche. Georges adorait les dimanches. Il se mit en route et Jo alluma la musique. Elle sélectionna un enregistrement de musique fun, et chantonna avec la chanteuse et ses choristes l’air à la mode. Elle se cala confortablement et soupira.

– Georges

– Oui Miss Jo

– Vous savez, je me sens si bien

– Vous m’en voyez ravi, car ces derniers jours, je vous trouvais triste mine

– Triste mine triste cire. Je déteste être enfermée

– Vous n’étiez pas enfermée, vous pouviez sortir de la maison

– Oui, sortir de la maison, aller à l’uni. Mais rien de plus. Et le pire, c’est que je me suis enfermée toute seule

– Comment ça, Miss Jo?

– C’est Kim qui m’a dit de ne pas aller dans la zone, mais j’aurais bien pu y aller, elle ne m’a pas enchaînée

– Je ne vous aurais pas emmenée

– Mais il n’y a pas que vous Georges, il y a d’autres moyens de se déplacer…

– Miss Jo, vous n’auriez pas fait ça à Madame votre mère. Elle en serait morte d’inquiétude

– C’et bien ce que je dis, la prison dans laquelle je me suis enfermée est toute mienne. En fait, elle est le bien-être ou la sécurité des autres. Et cette prison là est encore plus solide que n’import quels murs.

– Je crois que je comprends

– Oui, voyez-vous, si Mman avait fermé à clé la porte de la maison, je n’aurais eu qu’une envie, c’est de sortir, et j’aurais trouvé un moyen de passer la porte. Et le fait que la porte fut fermée m’aurait donné la justification de l’ouvrir. Mais là, en me disant qu’elle et Zac risquaient gros, je me suis arrêtée devant la porte. Je ne pouvais même pas essayer de l’ouvrir, alors qu’elle n’était pas fermée à clé ! Je ne pouvais pas faire encourir un risque à Mman ou à Zac

– Et encore moins à Adam

Georges se tut immédiatement. Il avait franchi les limites que lui s’étaient toujours imposées vis-à-vis de Kim et de la famille. Il avala sa salive

– Je regrette Miss Jo, je n’aurais jamais du dire cela

– Je vous en prie Georges, vous avez raison. Et en plus vous connaissez ce secret qui doit être lourd à porter

– Non Miss Jo, il n’est pas lourd à porter, il est insupportable. Je veux dire, il ne représente rien tellement il est en dehors de toutes les règles, de tous les règlements, de toutes les lois. Il ne transgresse rien car il n’est même pas imaginé

– Vous êtes dur, Georges, Adam n’est pas imaginé, c’est un homme

– Oui, enfin, non. Je veux dire que sa réalité effective n’est pas représentée dans notre panoplie d’êtres vivants. Donc est-il une réalité ou une idée ?

– Si c’est une idée, c’est une idée qui a des mains très douces

– Je veux dire, peut être qu’il ne pourrait même pas être jugé s’il était retrouvé car il n’est pas susceptible de correspondre à un critère d’existence. S’il n’est pas né, n’a pas d’identité, n’est pas enregistré, catalogué, n’a pas d’implant, n’a pas de travail, n’a pas de bracelet. Il n’existe pas, donc il ne peut pas être jugé ! Il faut exister pour être jugeable !

– Pas de bracelet. Reprit Jo. Georges, vous savez que demain j’ai mes examens qui commencent

– Oui bien sur Miss Jo, je sais

– Et vous savez que juste après, je veux partir au bord de la mer

– Chez Mami Li?

– Non, au loft

Georges émit un petit grincement

– Comment Georges, vous y voyez un inconvénient?

– Pas du tout Miss, je vous mènerai au bord de la mer…

– Très bien. Mais le point délicat est que je ne veux pas aller au bord de la mer toute seule

– Bien, qui voulez-vous prendre avec vous? Il me semble que Miss Nam ne se promène plus dans les parages. Miss Julia?

– Non, Georges. Je veux aller au bord de la mer avec…

– Oui?

– Avec … Adam

Georges se figea. Son silence emplissait toute la voiture. Adam? Au loft? Jo était folle. Elle parlait de prison qu’elle se fixait elle-même pour protéger saman et Zac, et deux secondes après elle lançait une bombe atomique.

– Miss Jo, si vous me permettez, il me semble que ce ne soit pas, comment dirais-je, raisonnable

– Raisonnable? Je m’en fous

– Miss Jo, vous me parliez de prison qui vous obligeait pour protéger Kim et Zac, et maintenant, vous brisez toutes les chaînes?

– Georges à la maison, je ne dois pas aller dans la zone. Je suis surveillée parce qu’il y a des caméras de surveillance partout. Et parce que Mman travaille au Ministère et parce que Mme C. Crone me fait suivre pour on ne sait pas quelle raison. Mais à la mer ! D’abord, il n’y a pas de caméras de sécurité. Ensuite Adam ne sortira pas du loft, il restera à l’intérieur tout le temps. Cela ne lui sera pas pénible, il a l’habitude de rester enfermé, lui

– Parce que l’habitude excuse les murs?

– Georges, comprenez-moi. Il peut rester dans un lieu clos essentiellement parce qu’il est aveugle, et non pas parce qu’il n’est jamais sorti

– C’est un peu la même chose, Miss Jo. Il est enfermé en lui-même et dans son nid

– Peut-être. Mais il serait heureux avec moi au loft, et moi je serai heureuse

– Comment pouvez-vous en être si sûre?

– Je n’en sais rien Georges. Mais je ne me suis jamais sentie aussi bien qu’avec lui. Même avec Nam, je n’ai jamais ressenti un tel manque

– Oui, c’est le manque que vous sentez, rien d’autre. C’est comme si vous aviez un nouvel ordinateur, que vous pouviez l’utiliser deux jours et qu’ensuite on vous l’enlève. Il vous manque

– Georges, je crois qu’Adam est bien plus qu’un ordinateur

– Nam aussi est bien plus qu’un ordinateur. Et si vous me permettez, vous vous êtes lassée

– Oui, mais Nam ne m’apportait qu’une image, une autre image c’est vrai, mais quand même la même image de moi. Un reflet de moi en tant que femme. Adam, ce n’est pas une femme comme moi, il est autre, il est homme

– Jo, vous êtes dangereuse

– Dangereuse?

– Oui Miss Jo, faites attention à ne pas tenir se genre de propos avec n’importe qui

– Mais Georges, vous n’êtes pas n’importe qui

– Merci Miss Jo, mais je suis très sérieux. Les seuls hommes qui peuvent avoir des rapports avec des femmes sont des mecs, des prostitués payés et méprisés par tous. C’est un garde fou pour éviter que les femmes intègrent les hommes dans leur société. Un homme qui couche avec une femme est un mec, un sous-homme. Point. Si vous commencez à parler d’un homme avec lequel vous avez une relation sentimentale, une relation autre que physique, il est mort

– Mort?

– Oui Miss Jo, je vous assure. Voyez ce pauvre Georges, mon coloc. Il a failli perdre la vie pour une histoire de viol qu’il n’a pas commis. Ne jouez pas avec ces choses  là.

– D’accord Georges, mais je veux quand même aller au bord de la mer avec Adam. Je ne pourrais pas vivre tout l’été sans le voir. Et si vous ne m’aidez pas, je me débrouille sans vous. Avec Georges O. le cas échéant. Il me doit bien ça

– Miss Jo, je vous aiderai toujours, tant que vous ne mettez pas Mame Kim en danger. Ou Monsieur Zac

Jo sursauta. C’était la première fois qu’elle entendait un homme parler d’un autre homme en disant « Monsieur ». C’est vrai que c’était Zac qui avait trouvé le job à Georges vingt ans auparavant. Un monsieur. Un monseigneur, un seigneur. Zac était un seigneur. Jo sourit. Dans son rêve, il avait du sang sur les mains, Zac était un saigneur…

– Miss Jo, même si vous pouvez vivre au loft avec Adam, je vois mal comment vous pouvez l’emmener jusque là-bas

– Vous avez parlé de Georges, il va nous aider. Vous l’emmènerez chez Zac. Il donnera son bracelet à Adam qui partira avec vous, vous viendrez me chercher et on ira au bord de la mer. On peut toujours prétexter que nous voulons discuter de son cas juridique. Ce qui est plausible. Une fois arrivés au loft, Adam s’installe et vous rend le bracelet. Vous n’avez qu’à rentrer chez Zac et le remettre à Georges, puis retourner avec lui à votre coloc. C’est tout simple

– Miss Jo, dit comme ça dans une voiture, c’est effectivement tout simple. Quelques phrases. Mais à exécuter, c’est un peu plus compliqué. Imaginez si on nous arrête. Que va dire Adam. Et même Adam, il n’est jamais sorti de son appart, comment va-t-il réagir? Et d’abord, sera-t-il d’accord seulement?

– D’accord? D’accord de venir avec moi, bien sûr, cela ne fait aucun doute

– Miss Jo, vous présumez beaucoup de la volonté d’Adam

– Mais qui ne voudrait pas venir au bord de la mer? Jo s’arrêta.

– Si on ne peut pas se baigner dans l’eau et si on ne peut pas voir la mer, le plaisir est absent, si j’ose

– C’est vrai, il ne pourrait pas sortir et profiter de la mer, mais il serait avec moi?

– Vous avez déjà eu peur Miss Jo?

– Peur du plaisir? Jamais

– Tout dépend de la définition du mot. L’inconnu est peut-être un plaisir pour vous, une terreur pour d’autres

– Oui, vous avez raison. Le seul moyen de le savoir est de poser la question à Adam. Et comme je ne peux pas aller dans la zone, vous voyez qui va se charger de cette délicate mission?

Jo souriait, Georges ne souriait plus.

– Miss Jo, je ne sais pas si j’ose

– Georges, vous avez dit que tant que Kim n’était pas en danger, vous accepteriez de m’aider

– Nous pourrions peut-être demander son avis à Mami Li?

– Vous êtes fou? Elle ne sait rien, enfin je crois. Il ne faut pas faire porter le fardeau d’un secret à une autre si on n’arrive pas à le porter soi-même. C’est comme à Kim, je ne peux pas lui dire, elle serait tenaillée entre sa volonté de me protéger et celle de respecter le règlement qui la gouverne, pour Kim, ce serait horrible de connaître l’existence d’Adam

– Et pour Mami Li aussi, vous pensez?

– Je ne sais pas, il faut la sonder, on va bien voir. Un ou deux spritz, et elle nous dira tout.

Georges arrivait à la périphérie de la cité. Il passa devant ce quartier en construction qui donnait sur les champs. En arrivant près de la rue que Jo avait entraperçue la dernière fois, elle lui demanda de s’arrêter. La voiture se lova contre le trottoir, parmi les débris de plâtre, de bois et les sacs de ciment. Jo descendit. L’odeur de neuf et de poussière lui sauta aux narines. Comme c’était dimanche, les ouvriers n’étaient pas là. Jo se dirigea vers une maison en cours de construction. Elle entra et se dirigea immédiatement vers la grande baie vitrée qui lui faisait face. Elle s’immobilisa devant la vitre. Devant elle s’étalaient des champs, et au fond de son horizon lui dressait une merveilleuse montagne, violette et bleue qui lui jetait une invitation à la gravir. Un champ de blé devant la maison. Instinctivement, Jo chercha les coquelicots. Et elle les vit, le long du champ, près du chemin qui faisait la lisière avec le champ suivant. Les coquelicots rouges, fragiles et sauvages. Jo respira une grande gorgée de souvenir, ferma les yeux et entra dans le triptyque d’Adam. Soudain, il lui manqua tout au fond de son âme. Et s’il ne voulait pas venir avec elle? Et s’il avait… peur? Peur d’une femme, peur des femmes, peur de l’autre? Jo tourna les talons, regarda la rue dans les deux sens et se rassit dans la voiture. Georges l’attendait, assis au volant

– J’ai trouvé ma maison

– Magnifique, c’est vrai que ce quartier est très agréable. Et c’est la Rue du Pré

– Je peindrai ma cuisine en vert gazon qui pousse au mois d’avril. Et je regarderai le champ devant ma fenêtre

– Une femme derrière une fenêtre qui regarde l’extérieur, on dirait un tableau

– Et si elle était nue?

– Ce serait un tableau !

Mami Li les attendait assise sur sa terrasse surplombant la mer. Elle avait un peu taillé dans la végétation qui devenait envahissante, mais seulement un peu. Georges souriait aux anges. Mami Li avait déjà dressé le couvert et, avait-elle sussuré à Georges, étant donné qu’elle n’avait que Jo à table, ce à quoi Jo avait réagi fortement en disant que le « que » était charmant et qu’elle pouvait repartir illico, comme Mami Li n’avait « que » Jo à table, Georges était invité à se joindre à elles. Georges avait refusé, naturellement, une fois, deux fois et trois fois. Il était rouge comme une tomate de jardin et finalement, le sourire étalé sur son visage, avait accepté et s’était assis. Pour aussitôt se relever et aller à la cuisine préparer le déjeuner. Mais Mami Li avait déjà préparé un plat de tomates mozzarella, couvert de feuilles de basilic de son jardin. Au frais se trouvait une bouteille d’un blanc léger que Georges déboucha en chantonnant. Il porta le plateau sur la terrasse, et, avec un air de ne pas y toucher, posa ses fesses sur une chaise, à coté de Jo et de Mami Li.

– Tu sais Mami Li, être trois à table, c’est super, personne n’est seul

– Trois est le nombre premier qui suit l’unique.

– Et deux alors?

– Deux, ce n’est qu’un passage. On ne doit jamais rester à deux, c’est une erreur. C’est une tension entre deux extrêmes, c’est soit l’un est le reflet de l’autre, soit c’est son contraire. Dans le premier cas, le double de soi devient insupportable et dans le second, le lien se tend et se distend jusqu’à la rupture.

– Curieux, je n’y avais jamais réfléchi

– Encore une chance, jo. Si tu avais réfléchi autant qu’une femme qui est ta grand-man, ce serait dramatique. Chaque âge a ses ambitions, et j’espère bien que la tienne n’est pas d’être… comment dirais-je… sage?

Jo éclata de rire

– Non, Mami Li je te promets que je ne suis pas sage

– C’est bien, c’est de ton âge. Si tu n’es pas sage maintenant, quand pourras-tu l’être? Mais pas de folies quand même

– Mami Li, il faut savoir, être sage ou pas !

– C’est toute la question. Mais tu peux ne pas être sage tout en ne faisant pas de folies. Il y a une nuance, tu vois ce que je veux dire?

– Pas vraiment, mais c’est certainement parce que je n’ai pas encore atteint ton niveau de sagesse

– De grand âge, tu veux dire

Et Mami Li sourit et se pencha vers Jo pour lui faire un bisou sur la joue

– Alors, ma chérie, quelles sont les nouvelles? Tu commences tes examens demain, c’est juste?

– Oui

– Et tu es prête?

– Oui, autant que je peux. Mais j’avoue que je ne suis pas très motivée

– Ah bon et pourquoi? Tu es brillante, et tu aimes étudier, alors je ne vois pas en quoi tu pourrais être démotivée

– Il y a plusieurs choses Mami Li.

– Ah, c’est Nam, je vois

– Non Mami Li, ce n’est pas Nam, tu ne vois rien du tout

– Merci, alors c’est quoi qui te tracasse

Jo restait silencieuse. Elle ne savait pas très bien si elle pouvait raconter à Mami Li ce qu’elle vivait, ou tout au moins avait vécu, avec Adam.

– Tu te souviens jo, il n’y a pas si longtemps, tu étais assise sur cette terrasse, et nous parlions d’un mot terrible, d’un mot qui donne des devoirs, un mot très lourd à porter, un mot magique qui créée des liens indéfectibles, tu te souviens?

– Oui, Mami Li, le mot… secret?

– Oui, tu te rappelles. Je peux t’aider à le porter aussi, ton secret. Il nous lie, il nous lierait si tu me le confiais, certes, mais il te serait plus léger, car nous serions deux à le supporter.

– Trois en fait !

– Ah bon, quelqu’un d’autre le sait déjà? Et tu sembles avoir tant de peine à le dire

– Mami Li, c’est une chose de dire, d’expliquer avec des mots, de mettre des phrases et de décrire au plus juste une réalité, que d’être le témoin, d’assister à un événement qui fait qu’on est porteur du secret, sans que des mots aient été échangés.

– Jo, je ne te suis pas, excuse-moi, c’est aussi l’avatar du grand âge, on est plus lent. Ou l’avatar du spritz. D’ailleurs, Georges, vous pouvez aller me faire un drink s’il vous plait?

Georges se leva promptement et se dirigea vers la cuisine. Il avait compris le message, il allait y rester.

– Alors, ma chérie? C’est un souci avec l’école, avec Nam, avec Kim, avec….

Jo pensa qu’elle avait des soucis avec l’école, avec Nam et avec Kim. En plus de sa relation avec Adam. Elle ne trouvait même pas le mot qu’elle pourrait utiliser pour décrire ce qu’elle vivait avec lui. Une relation? Cela faisait froid et distant. Un problème? Adam était un problème du point de vue de la société, mais pas de son point de vue à elle. Adam était… son amant? Adam amant. Jo sourit, penser d’amour et y associer un homme relevait de l’hérésie. Et au même titre qu’elle n’avait pas voulu y mêler Kim, elle décida de ne pas en parler à Mami Li. Si elle connaissait l’existence d’Adam, ce serait à elle d’en parler en premier.

– En fait, Mami Li, il y a plusieurs choses, comme tu l’as dit. Il y a les examens qui me stressent, Nam, qui veut me faire porter le fardeau de son mal être, et je n’en veux pas, il y a Kim, tu sais, elle s’inquiète. Et puis, il y a… Zac

– Zac? Il te pose des problèmes? C’est le plus charmant des hommes, et je suis objective, ce n’est pas parce que c’est mon fils

Jo sourit encore

– Oui Mami Li, tu es objective. Zac et un homme charmant, formidable. Tu sais bien sur que c’est un fantôme?

– Oui naturellement, ce qu’il peint est magnifique. J’ai quelques toiles de lui ici, j’aime vraiment beaucoup, c’est un voyage auquel il nous invite chaque fois. Comment sais-tu que Zac est un fantôme, il te la dit?

– Oui, non en fait, j’ai réalisé quand j’ai vu mon tableau, enfin, le tableau de moi que Mman m’a offert pour mon anniversaire. J’ai compris que c’était lui, bien que signé par Miss Niva. Mais c’est une longue histoire.

– Raconte, ma chérie, nous avons tut le temps !

Et Jo raconta dans le détail ou certains détails la visite à l’expo, la surprise devant ce tableau et le bonheur de le trouver sur sa table de chevet la veille.

– Un tableau de toi, je suis curieuse de le voir. Surtout qu’il ne t’a pas vue longtemps, c’est vraiment fort de pouvoir de mémoire peindre le visage d’une personne rencontrée une seule fois. Jo pensa à Adam, et à son talent. Adam, amant, talent. Jo adorait les mots, ils se rangeaient comme des crayons de couleur les uns auprès des autres. Ou des tubes de peinture…

– Oui Zac est excellent. Mais c’est quand même injuste qu’il ne puisse pas déclarer que c’est lui qui peint ces toiles. Je trouve inique le fait qu’une femme puisse mettre son nom au bas d’une toile et vendre très cher un tableau qu’elle n’a pas créé.

– L’argent devrait aller à Zac, c’est vrai. Mais tu sais, il vend très bien ses toiles. Très cher. Celle qui signe ne touche pas tant que ça

– Tu veux dire que Zac gagne très bien sa vie? Sans être reconnu?

– Oui chérie, il y a deux aspects, le premier est celui de la reconnaissance. Zac peint des toiles qui ne lui sont pas reconnues. La création se voit mais le créateur se cache. On peut effectivement se révolter contre cela. Maintenant, le tableau n’est pas acheté pour la signature au coin en bas, mais bien pour l’émotion qu’il procure, le plaisir. et finalement, que le tableau ait le nom de Zac ou de , Miss Niva, par exemple, peu importe, le peintre, sa création, son œuvre est admirée.

– Ou d’accord et c’est quoi le deuxième aspect?

– C’est l’argent

– L’argent?

– Oui ma chérie, l’argent, l’argent qui fait tout, et défait tout aussi d’ailleurs. Zac peint des tableaux extraordinaires. C’est un fantôme, cela veut dire qu’il a quelques pseudo peintres, voire une seule pseudo peintre, qui vend ses toiles. Si elle veut garder sa crédibilité, si elle veut continuer à gagner de l’argent elle, elle doit toujours vendre de nouvelles toiles ! Et Zac n’est pas idiot, il sait très bien combien une de ses toiles est vendue. Il lui suffit de vérifier sur le net. Pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, il lui suffit d’aller voir le site de Miss Niva et de voir les prix affichés.

– Alors? Je ne comprends pas bien

– Si Miss Niva vend une toile 100, et qu’elle donne 10 à Zac, il ne lui vendra pas de toile. Et elle ne touchera rien, et surtout, elle perdra sa célébrité. Car en fait, ce que je crois en tout cas pour Miss Niva, c’est que ce qu’elle aime dans tout ce mensonge, c’est être célèbre. Et elle ne peut pas renoncer

– Donc elle paie très bien Oncle Zac?

– Oncle Zac, comme tu y vas, attention, un homme est un homme ma chérie, il faut garder les limites du raisonnable, et pour soi, et surtout pour lui. Donc ce n’est pas Miss Niva qui paie Zac, c’est l’inverse. Le rapport de force est un rapport d’argent. Celui qui tient la source est le réel dominant.

– Mami Li, c’est très compliqué ce que tu me dis

– Voilà, on peut avoir l’impression que Miss Niva est la grande star, elle est riche, elle est connue, elle est partout, car c’est une peintre e -x-t-r-a-o-r-d-i-n-a-i-r-e. Et que Zac est le pauvre fantôme, enfermé dans sa zone, qui peint dans une arrière salle, ou pire, dans une cave, qui mange des cafards et boite

– Mais il ne boite pas?

– Non bien sur, c’est pour montrer le malheureux au cachot, débraillé, maladif. Bref, le pauvre hère. Mais en fait, si tu regardes bien les choses… D’abord, tu es allé chez Zac, non?

– Oui

– Et tu as trouvé comment son appartement? Immense, vue sur la rivière, avec une salle de peinture qui vaut à elle seule la taille de mon bungalow ici? Et les meubles, et la nourriture, les vins… tu as vu tout ça?

– Oui, et j’ai surtout vu autre chose

– Quoi? Les livres, c’est ça, tu as vu tous ses livres? Tu imagines une telle collection, ce que cela représente. Il n’y a des livres que dans les bibliothèques d’université, et encore, seulement dans les prestigieuses comme celle dans laquelle tu vas. Mais les livres ont disparu depuis longtemps. Le livrel est si pratique. Et rechargeable à volonté. Les livres sont des objets d’art, de collection, ils valent une fortune, tu n’imagines probablement pas la somme que cela représente. C’est colossal

Jo écoutait, figée. Mami Li lui ouvrait un monde inconnu et elle inversait la valeur des choses. Zac, la zone, Adam…

– D’ailleurs, Kim m’a dit que Zac t’avait offert un livre. Quel magnifique cadeau`! Elle était toute retournée.

– Alors ça, elle ne m’a pas montré qu’elle était émue, elle s’est plutôt moquée de moi

– Je crois qu’elle était sous le choc. En plus, Kim m’a dit que c’est un ouvrage de Platon?

– Oui, c’est exact. Tu connais?

Le silence de Mami Li permit à Georges de revenir, avec deux verres de spritz.

– Merci Georges. Tiens jo, trinquons à Zac. Dites-moi Georges, êtes-vous déjà allé chez Zac?

– Avec votre respect, Mami Li, oui, j’ai eu cet honneur

– Georges, pas de ça entre nous. Et comment avez-vous trouvé son appartement?

– Je n’oserais pas, Mami li.

– Enfin, Georges, vous, vous habitez comment?

– J’habite dans la zone, plus haut, une coloc avec des gars.

– Une coloc, cela veut dire que vous partagez tout?

– Tout, non, j’ai une chambre à moi, comme chacun. On partage la cuisine, le coin repas et le salon et surtout, ce qui est le plus pénible, Mami Li, j’avoue, la salle de bain.

– Vous devez aller chacun votre tour?

– Non, c’est une pièce qui compte quatre lavabos alignés, et on est toujours plusieurs à se raser ou se brosser les dents en même temps. Ce qui est un peu… je ne sais comment dire

– Vous n’avez pas d’intimité

– Exactement, et moi le matin, je suis un peu lent, et entendre des gens, excusez-moi cracher ou uriner pendant que je me rase…

– Parce que les toilettes sont dans la même pièce?

– Non, il y a une toilette fermée, mais les pissoirs, excusez-moi, sont sur le mur d’en face des lavabos. Mami Li, vous me gênez avec ces questions, je vais faire la vaisselle. Et Georges quitta la terrasse, rouge comme un rouget

– Tu vois ma fille, comment vit un chauffeur, ou un ménager? Et encore, Georges est bien logé, connaissant Kim, elle le traite bien. Mais il y a des endroits dans la zone qui sont bien moins sympathiques

– Mami Li, je suis allée dans la zone, et je n’ai jamais eu de problèmes, il faut arrêter avec cette psychose que les hommes sont dangereux

Mami Li éclatât de rire

– Mais ma chérie, tu es totalement naïve et inconsciente ! Tu es allée ou? Chez Zac, qui habite la rue la plus belle de toute la zone et chez Georges, chauffeur d’une womanager très en vue au Ministère de la Justice. Tu n’as rien vu, excuse-moi, et surtout, surtout ne va pas dans des endroits de la zone toute seule. D’ailleurs, ou que tu ailles, vas-y toujours avec Georges. Souvent, un homme est le meilleur bouclier contre d’autres hommes

– Mami Li, tu oublies que les hommes ont des implants, je ne vois pas ce qu’on risque en tant que femme

– Jo, attention, fais-moi  confiance, les hommes peuvent être très très méchants, sans ou avec implant ! Mais revenons-en à Zac. C’est donc Zac ton souci?

Jo hésita. Est-ce que Mami Li lui tendait une perche pour parler d’Adam?

– Oui, en fait non, pas seulement. Ma question vois-tu, est celle des hommes justement. Pas seulement Zac en particulier, mais les hommes en général.

– Vaste sujet ma chérie. Mami Li se plongea dans son verre de spritz et fixa la mer qui s’irisait sous son regard. Les hommes. Il y a autant d’hommes différents qu’il y a d’hommes ! Il y a Zac, qui est un génie, un génie caché, un fantôme… il y a Georges, qui est un homme aussi, attentionné, serviable, souriant, loyal, et puis il y en a d’autres…

– Oui Mami Li, chacun est un individu personnel différent de l’autre, comme chez les femmes, mais les hommes en tant que groupe, que tout, en tant que partie de notre société. Pourquoi sont-ils dans la zone? Pourquoi ont-ils des implants? Pourquoi ne sont-ils pas… libres?

Mami Li sursauta. Elle tourna la tête lentement vers jo, la regarda dans les yeux et lui dit

– Lève-toi, on va aller voir les tableaux de Zac. Jo, il y a certaines questions qu’il vaut mieux ne pas poser. Je t’en prie, reste dans le monde qui est le tien, ton université, tes examens, Kim, Swan, moi… reste dans cet univers là. Tu n’as pas besoin d’autre chose. Tu vis en sécurité et ton rôle et ton devoir aussi et de faire en sorte que cela continue ainsi pour ta future fille et la fille de ta future fille. Allez viens.

Encore un lundi. Et un mal de tête à se demander si le contenu est plus grand que le contenant. Jo se leva de mauvaise humeur, prit un tripan pour commencer à la salle de bain et mit la boîte dans sa poche. Premier examen. Dernier lundi. « Je hais les lundi » pensa-t-elle. Elle arriva à l’uni la tête encore grosse comme une citrouille, avec en plus une légère nausée, n’ayant pas mangé avec le tripan, son estomac lui faisait des reproches. Elle s’installa à sa place. La politique de l’uni était une table rase. Rien, pas même un stylo et un papier de brouillon. On leur remettait une plaque et les questions défilaient. Elles avaient le droit d’aller deux fois aux toilettes, accompagnées, et de prendre deux verres d’eau. Un régime carcéral. Jo ne se sentait pas prête. Quand elle alluma l’écran et vit la première question, elle faillit appeler la surveillante pour lui dire que c’était une erreur, qu’elle s’était trompée de salle. Mais quand elle vérifia que c’était bien son nom qui paraissait en haut à gauche. Elle renonça et relut la question. Définitivement, ce thème ne lui disait rien. Elle soupira et décida de passer à la deuxième question. Les mots lui disaient nettement plus, mais elle ne se sentait pas à l’aise. Elle décida de commencer à écrire, et que le texte viendrait ensuite avec les premiers mots qu’elle écrivait. Elle produisit quelques phrases, mais se sentait à sec. L’examen se déroula dans cette ambiance d’enfer chaud et solitaire. Toutes les autres filles étaient concentrées, et plongées dans leur machine. Et elle aussi en fait. Elle termina rapidement, relu les divers points et les questions, dont certaines lui semblaient être à mille lieues de la matière à étudier, et finalement, quitta la salle. Elle monta sur le toit, se posa sur une chaise de la terrasse et admira les arbres. Adam lui manquait. Elle se sentait si seule. Et si en fait il ne l’aimait pas? Elle aurait perdu son amour avant même de l’avoir vécu. Et perdre Adam lui semblait la chose la plus insupportable qu’elle puisse imaginer. Elle se rappelait les mots de Mami Li au sujet de Nam: « c’est ce qu’on perd qui fait que nous sommes ce que nous sommes, et non pas ce qu’on a, jamais ». Jo frissonna. Pourrait-elle vivre sans Adam? La réponse était « non » immédiatement. Pourrait-elle vivre sans Nam? La réponse était « oui » immédiatement. Pourquoi ses sentiments face à ces deux êtres étaient-ils si différents? Adam différent, encore un mot qui lui jouait un tour. Elle se décida à rentrer. En reprenant son sac, elle jeta un coup d’œil dedans et ce qu’elle vit la fit sursauter. Au fond de son sac brillait… une coquine. Sa première pensée fut pour Angie, la directrice, si elle était attrapée avec une coquine, ce serait la deuxième et même Angie ne pourrait rien faire pour elle, le règlement était le règlement. Il fallait se débarrasser de cette coquine. Jo réfléchît très vite. Le seul endroit où il n’y avait pas de cameras de surveillance était les toilettes, il y avait une camera devant la porte, et le temps passé à l’intérieur était enregistré, mais dans les toilettes, il n’y en avait pas. Jo respira un bon coup, se leva, jeta un coup d’œil autour d’elle, à toutes les tables il y avait des nanas qui prenaient un verre ou un café. Jo se demanda comment cette coquine était arrivée dans son sac. Elle regarda les filles pour déceler si l’une d’entre elles aurait pu être la responsable. Mais Jo ne put rien lire sur les visages. Toutes parlaient des examens avec véhémence. Jo se dirigea vers les toilettes et passa la porte. Elle s’enferma dans une cabine, sortît la coquine de son sac, la frotta consciencieusement avec le bas de son chemisier et la tint cachée dans sa main. Son plan était de la jeter dans la poubelle des qu’elle sortirait. Et soudain, elle s’arrêta. Une coquine, qui distribuait ces coquines?

Quand Jo avait discuté avec la directrice pour savoir ce qui se passait avec les coquines, Angie avait affirmé très vivement que toute cette histoire était terminée et que Jo devait oublier cet épisode. Et là, ici et maintenant, Jo se trouvait avec une coquine cachée dans son sac.

Jo se vit agir comme dans un film. Au lieu d’ouvrir la porte des toilettes et de jeter la coquine dans la poubelle, elle cassa l’embout et amena le flacon à ses lèvres. Elle hésita une seconde puis la but d’un trait. Avant de quitter la petite pièce, elle jeta la coquine vide dans les toilettes et tira la chasse. L’eau fit un bruit d’aspiration, Jo attendit de vérifier que le flacon ne flottait pas à la surface, puis elle sortit. En rejoignant Georges sur le parking, Jo avait un immense sourire aux lèvres.

Mardi, Jo se réveilla dans une forme d’enfer. Elle se sentait super bien et s’assit à sa table d’examen l’esprit libre. Le temps fila très vite et Jo eut le sentiment qu’elle aurait encore pu écrire des pages et des pages. Après son examen, comme la veille, Jo se rendit sur la terrasse, il faisait très chaud et très beau. Elle prit une boisson fraiche de citron pressé et menthe. Quand elle partit, elle vérifia son sac, il n’y avait pas de coquine au fond. Comme la veille, elle rentra, toujours très souriante. Elle raconta à Kim qu’elle pensait avoir très bien réussi cette épreuve et décida de se coucher tôt.

Mercredi, Jo se réveilla dans une forme d’enfer. Elle se sentait super bien et s’assit à sa table d’examen l’esprit libre.

Jeudi, Jo se réveilla dans une forme d’enfer, elle se sentait super bien et s’assit à sa table d’examen l’esprit libre.

Vendredi, Jo se réveilla dans une super forme. C’était le dernier jour des examens. Elle se sentait libre. Elle avait parlé à Georges. Ils partiraient samedi matin. Afin de pouvoir voyager avec Adam, Georges O. viendrait à l’appartement de Zac et y remettrait son bracelet d’identité à Adam. Georges conduirait Jo et Adam au bord de la mer, et une fois Adam installé dans le loft, Georges reviendrait chez Zac avec le bracelet et le remettrait à son ami. Ils pourraient rentrer les deux ensemble, comme si de rien n’était. A aucun moment un homme ne se trouvait en situation de risquer un contrôle sans avoir de bracelet. Il restait encore à expliquer à Adam qu’il aurait l’identité d’un autre pendant quelques heures. Le soir arriva et Jo prépara ses affaires en chantant. Kim était sur les nerfs. Sa fille qui courait dans tous les sens en sautillant partout l’exaspérait. Kim finit par se réjouir que Jo parte et qu’elle puisse retrouver son calme.

Jo se coucha enfin. Et soudain, elle n’eut plus envie. Plus envie de partir, plus envie d’aller au bord de la mer, plus envie de voir Adam. Il lui semblait si proche et elle avait peur de le voir. Peur. Peur de ne pas le retrouver comme elle l’avait quitté. Peur qu’il n’ait plus envie d’elle. Peur qu’il ne veuille pas venir avec elle. Peur qu’il la trouve nulle. Jo était tétanisée. Elle échafauda dans sa tête un montage pour ne pas affronter ce lendemain. Elle dirait qu’elle avait mal à la tête. Elle dirait qu’elle voudrait aller chez Mami Li, ou bien Adam serait malade et ne pourrait pas venir. Ou bien il y aurait une grève et la voiture ne passerait pas, ou bien il y aurait un immense incendie dans la zone et personne n’aurait le droit d’y entrer. Ou bien sa mère devinerait que Jo préparait un mauvais coup et lui interdirait de partir. Les images d’obstacles se créaient et se chevauchaient devant ses yeux à une vitesse folle. Toutes les excuses, tous les prétextes lui venaient pour éviter de se retrouver samedi matin, quand Georges viendrait la chercher. Jo avait la tête qui tournait. Et le visage d’Adam revint devant ses yeux. « Je ne suis pas un problème, je ne suis pas une solution, je suis Adam ». Jo finit par se calmer. Elle se leva encore une fois, but un verre d’eau fraîche et finalement trouva le sommeil.

Kim avait une séance de comite avec les femmes du groupe tokeniste. Toutes étaient ravies et stressées par les vacances qui commençaient. Surtout celles qui avaient des filles encore jeunes à la maison. Il y avait les départs dans les camps d’été, il y avait les départs pour les résidences au bord de la mer ou à la montagne, il y avait les arrivées de la famille qui venaient passer une ou deux semaines à la maison, ce qui n’était jamais simple en terme d’organisation et de vie en communauté. Revivre avec sa mère qu’on a quittée il y a des années est une expérience parfois pénible. On se chamaille tout le temps pour des babioles. Kim pensa qu’elle avait de la chance que Mami Li ne vienne pas passer l’été chez elle. Et immédiatement Kim s’en voulut pour cette réflexion. Mami Li était toujours la bienvenue. Elle était facile à vivre et restait dans sa sphère d’invitée, sans se mêler de tout. Kim pensa qu’elle n’avait rien organisé de spécial, seule Jo avait demandé la permission d’aller au loft pendant l’été, ce qui n’avait rien de surprenant, si ce n’est que personne d’autre n’avait le droit d’y aller en même temps. Kim pensa que Jo allait s’ennuyer à mourir, sans Nam. Ou bien au contraire, Jo avait besoin d’un peu de solitude pour réfléchir à sa vie et à l’avenir. Ou encore, Jo avait rencontré une jeune femme au bord de la mer et comptait la retrouver, sans Nam. Kim sourit. C’était certainement cette option. Jo avait remplacé Nam mais ne voulait encore rien dire, c’était trop tôt. Jo avait dit qu’elle reviendrait pour son anniversaire. Kim décida d’inviter Mami Li à passer quelques semaines à la maison et ainsi fêter les vingt ans de Jo ensemble. Elle en parlerait à Swan, qui certainement accepterait. Jo loin, cela ferait un vide dans la maison. Même si Jo ne partait que quelques mois, c’était une répétition de ce qui adviendrait plus tard, c’est à dire lorsque Jo partirait vraiment. Toutes les mères savent que leur fille doit partir un jour, mais le jour où elle part, la mère souffre. Kim pensa qu’une mère accouche deux fois son enfant. D’abord lorsqu’elle lui donne vie physiquement, dans la douleur de son corps, bien que masquée par les médicaments, et ensuite la mère donne naissance à l’adulte, lorsque la jeune fille quitte le nid et la maison pour partir vivre sa vie. Cette deuxième naissance était plus une douleur morale, ou sociale que l’autre, mais restait une étape difficile à franchir. Il faut faire le deuil du bébé à naître, puis faire le deuil de la fille qui, de membre de la famille, devient une autre femme, ailleurs. Encore une douleur que Swan ne connaîtrait jamais. Kim se coucha tard, le lendemain était congé et elle pouvait dormir sans se réveiller à une heure obligée.

A 7 heures, Jo faisait un tel bruit que Kim se réveilla. De méchante humeur. Le samedi était l’unique jour où elle pouvait dormir tard, tranquille, et Jo ne respectait même pas ça. Il était temps qu’elles prennent un peu de distance toutes les deux. Du coup, Kim se leva, se servit un café, en prépara un pour Swan. Georges arriva à 8 heures, et Jo, surexcitée, engouffra la valise dans le coffre et se jeta dans les bras de saman.

– Mman, merci pour le loft, je suis si contente

– Oui ma chérie, c’est rien, profite

Jo la regardait fixement, très profondément, ce qui intrigua Kim

– Qu’y a t-il, tu as des choses à me dire?

– Je t’aime Mman

– Oui moi aussi. Mais encore?

– Je voulais te dire que je vais passer à la zone, dire au revoir à Oncle Zac. Au cas ou tout tes sbires te diraient que je suis une mauvaise fille. Alors c’est vrai, mais je ne fais que passer.

– Ce n’est pas une bonne idée

– Peut-être mais en tout cas, reconnais que je te le dis

– C’est  vrai. Mais me le dire n’excuse rien. Salue bien Zac de ma part

– Ok Mman. A bientôt

– A bientôt ma chérie, appelle-moi quand tu arrives

– Ok promis

Et Georges quitta la maison.

Il fallait donc aller à la zone chercher Adam. Georges, le coloc, serait là et aurait donné son bracelet à Adam. Adam serait libre, enfin, libre de sortir, libre de voir le monde, libre de l’espace clos qui l’enfermait depuis des années, depuis toujours. Jo exultait. Georges ne disait rien, il conduisait en silence. Un silence un peu gêné quand même. Le chemin se déroula sans encombre. Au début, en quittant la maison, Jo aurait voulu pouvoir voler et aller bien plus vite. Et au fur et à mesure qu’elle approchait de la zone, elle voulait que le temps ralentisse, que le chemin soit encore plus long. Soit pour faire durer encore le plaisir de ce rapprochement délicieux, soit par peur de se trouver face à Adam, cet inconnu, cet homme qui avait envahi sa vie alors qu’elle ne s’y attendait pas. Etait-ce le sentiment d’avoir désobéi, d’avoir bravé une interdiction, qui la rendait euphorique? L’envie de voir Adam, le manque qui serait comblé, enfin, après tous ces jours où elle n’avait pas pu l’appeler, pas pu lui parler, pas pu le voir, pas pu le toucher. Des millions d’instants où elle avait pensé à lui et où il n’était pas avec elle. Ils finirent par arriver devant l’immeuble AMA. Jo respira fort avant de quitter la voiture. Elle monta les deux étages en volant, suivie de Georges, et sonna. Silence.

Zac vint lui ouvrir

– Bonjour Oncle Zac, comment allez-vous? Adam est là? Il est prêt? Georges lui a donné le bracelet? Il a fait un bagage? Il a pris de la peinture?

Zac interrompit la mitraillette.

– Doucement Jo, tant de questions, et pas de réponses. Tu veux me bombarder ou tu veux avoir des informations?

– Pardon Oncle Zac, le temps a été si long, et je ne voudrais pas rester trop longtemps ici, Mman n’aime pas me savoir dans la zone. Elle a eu des problèmes au travail, tu sais

– Cela ne m’étonne pas. Ecoute, Adam est dans sa chambre. Il t’attend

– Dans sa chambre, mais on part, c’est le moment ! Et Georges il est là?

– Non, non, va voir Adam, il va t’expliquer.

Jo ne s’attendait pas à un tel accueil. Elle remarqua qu’elle n’avait pas remarqué l’absence de Georges O. Il n’était pas là? Elle se dirigea vers la chambre d’Adam. Il était couché sur son lit sur le dos, face au plafond.

– Bonjour Jo

– Oh Adam, tu m’as tellement manqué. Jo se jeta sur son corps et l’embrassa sur la joue. Adam la serra contre lui et colla sa bouche contre la sienne. Quand enfin ils purent parler, Adam expliqua :

– Jo, tu sais, je ne suis jamais sorti. Jamais sorti de cet appartement, jamais sorti de la zone. J’ai peur, je ne suis pas prêt…

– Comment, tu ne veux pas venir?

– Oui, enfin non, je ne sais pas. Je ne veux pas sortir d’ici. Je suis bien, la vie, ma vie est tranquille. J’ai Zac, j’ai ma peinture, j’ai les livres, mes amis. J’aime m’asseoir sur la terrasse au bord de la rivière et écouter l’eau chanter et les arbres frémir. Je ne veux pas aller là-bas

– Adam, tu viens avec moi

– Mais tu peux rester ici, j’aime que tu restes avec moi, tu peux dormir ici,

– Non je ne peux pas, Kim a eu des problèmes à cause de moi. Et j’ai promis de ne plus m’attarder dans la zone, c’est dangereux

– Dangereux? Mais c’est tout le contraire

– Oui peut-être ici, mais c’est dangereux pour Kim, dans son Ministère. Elle risque son poste à cause de mon comportement. La sécurité la convoquée et je te dis que j’ai promis de ne plus venir ici

– Mais tu es ici maintenant, ici et maintenant, je te sens bien si près de moi

– Oui, j’ai dit que j’allais dire au revoir à Zac avant les vacances. Viens avec moi

– J’ai tout ici, pourquoi est ce que je devrais aller ailleurs ?

– Parce que là-bas tu auras ce que tu n’as pas ici

– Ah bon? Et qu’est ce que j’ai là-bas que je n’ai pas ici?

– Moi déjà

– Oui, c’est vrai. Mais j’ai vécu 20 ans sans toi, je devrais être capable de vivre encore sans toi

– Tu parles sérieusement? Comment peux-tu vivre sans moi?

– Je ne peux pas, à la vérité, mais si je devais, je le ferai. Je vis sans voir depuis toujours, et je vois ma vie sans fin devant moi. Ne pas pouvoir est une vue de l’esprit. Quand on doit, on peut.

– D’accord, d’accord, mais il y a encore autre chose que moi

– Ah bon? Mais rien ne te vaut, Jo, tu le sais bien

– Merci, tu plaisantes, mais dès que tu franchiras cette porte tu seras… libre !

– Libre, quelle drôle d’idée ! On en a déjà parlé. C’est une obsession chez toi la liberté. Tu veux me forcer à être libre, mais je ne veux pas, je suis très bien ici je ne veux pas de cette immensité que je devrais combler, de ces doutes, de ces recherches de sens, de direction, d’amis, de raison. Je ne veux pas tout ce vide qu’il faut remplir, tous ces choix qu’il faut expliquer, je n’en veux pas… Je veux juste peindre, manger et boire, et te voir pour faire l’amour avec toi. C’est tout simple. Ta liberté, je te la laisse

– Mais si tu me veux moi et que pour moi la liberté est une nécessité, tu veux me prendre telle que je suis? Avec la liberté?

– Je te veux toi, pas ta liberté

– Mais on va ensemble, tu ne peux pas avoir l’une sans l’autre

– Tu prendrais le risque que je renonce aux deux ? Jo, tu es tellement entière, tellement intègre. Tu me perdrais plutôt que perdre ta liberté? Et d’ailleurs comment pourrais-tu concilier les deux, toi, de m’avoir et de garder ta liberté ?

– Je peux être libre avec toi, je peux te montrer ce que je ressens, je peux te faire aimer ce que j’aime. La liberté est une ouverture, une grandeur, un coucher de soleil sur la mer, un vent de printemps qui souffle sur les blés. La liberté est la responsabilité faite digne, dans la beauté et le respect

– Tes mots, tes mots toujours, tu ne me convaincs pas, je ne pars pas.

Jo se taisait. Elle devait trouver ce qui ferait changer Adam d’avis.

– Si tu viens, tu vas découvrir une chose extraordinaire

– Quoi?

– Tout ce que tu ne sais pas

– Comment, mon ignorance?

– Oui, tu vas être confronté à ton ignorance et surtout, à tout ce que tu ne sais pas encore et que tu vas découvrir.

– Mon ignorance ! C’est une invitation très originale…

Zac frappait à la porte.

– Bon les enfants, vous faites quoi? Georges attend et Georges O. vient d’arriver. Si vous voulez que Georges fasse l’aller retour dans la journée, il faut y aller maintenant.

– Non je n’y vais pas

– Tu plaisantes? Tu t’es tant réjoui. Tiens voilà le bracelet de Georges. Si jamais vous vous faites arrêter, tu tends ton bracelet, tu ne parles pas, tu n’as rien à leur dire. Ok?

– Ok

– Bon alors on y va? Jo s’était levée

– Je crois que je n’ai pas le choix, j’ai rendez-vous

– Avec ton destin ? termina Zac

– Non, avec l’ignorance, mon ignorance

– C’est une grande amie tu sais, plus tu as de science et de livres, et plus elle vient te harceler l’esprit

– Nous verrons bien. Jo ma belle, emmène-moi dans le vaste de monde de ta liberté

– Liberté et ignorance, vous formez un très joli couple. Ce sera le titre de notre prochain tableau, d’accord Adam?

– Très bonne idée. Dis-moi adieu Zac

– A dieu Adam

Et la porte se ferma sur le jeune couple. Zac sortit sur la terrasse et ferma les yeux.

Georges était au volant et Adam, sous ses lunettes de soleil, était assis à côté de lui, devant. Jo était seule à l’arrière. C’est ce qui était le plus plausible. Jo sentait combien Adam était figé, immobile dans son siège. Par chance sans doute, étant non voyant, il ne pouvait pas s’effrayer devant tout ce qui se passait devant les vitres de la voiture. Jo pensa que pour quelqu’un qui n’avait jamais vu comment c’était dehors, ce devait être un choc énorme que de découvrir le monde de l’extérieur. Elle regarda les choses comme si elle les voyait pour la première fois. La route, les voitures, les immeubles, les arbres, le soleil et ses ombres, les gens. Au bout d’un moment, elle frappa sur la vitre pour que Georges la fasse descendre.

– Adam, ça va?

Adam grinça vaguement des dents

– Je suis terrorisé, rien que le fait de sentir que je suis assis et que je bouge en même temps est un supplice. Je ne sais pas où je vais, et du coup, je réalise à quel point je ne sais pas d’où je viens.

– Ce qui compte est là où tu es maintenant

– Très drôle, et je suis où maintenant?

– Encore dans la zone, bientôt à la sortie. Nous prendrons ensuite l’autoroute jusqu’a la côte, et après, nous nous dirigerons vers le village où nous avons le loft. En tout, le voyage devrait prendre une bonne heure

– Et c’est comment là, dehors ?

– C’est plein de soleil, il fait super beau

– Merci. Et il y a des gens? Des gens comme moi?

– Il y a des gens, des gens comme toi, je ne sais pas

– Enfin je veux dire, des êtres avec des bras et des jambes

– Oui, bien sûr, des humains. Tu ne penses quand même pas que tu es unique?

– Comment, je ne suis pas unique? Zac m’a toujours dit que j’étais le seul

– Oui tu es le seul, mais tu as des semblables. Et d’ailleurs tu le sais bien, rien que Georges et Zac avant lui sont des exemples vivants d’hommes comme toi

– Pas tout à fait, nous avons quelques différences

– Oui, je suis désolée, tu es aveugle, je te prie de m’excuser

– Je ne pensais pas à cela, mais à ce que tu sembles aimer quand on se retrouve les deux tout seuls ensemble

Adam éclata de rire, et se tourna pour prendre la main de Jo

– Tu me fais honte, je te rappelle que nous ne sommes pas que nous deux dans cette voiture

– Ah non? Georges, auriez-vous entendu quelque chose d’inapproprié?

– Pardon?

– Georges, ne faites pas semblant de ne pas avoir entendu

– Excusez-moi Miss Jo mais je n’ai pas écouté. Entendu, oui, un bruit de conversation, un dialogue. Certainement. Mais écouté, non, je le regrette

– Très bien, je vous crois.

– Où sommes-nous maintenant?

– Nous sommes sortis de la zone, on arrive sur la voie rapide. Je propose que dès que nous pouvons nous arrêter, tu viennes t’asseoir à l’arrière. D’accord Georges?

– Très bien Miss.

Ils roulèrent encore un certain temps jusqu’à une aire de repos. Georges sortit et emmena Adam, en le tenant par le bras, vers les toilettes, et Jo partit acheter des gobelets de café chaud. Quand elle revint vers la voiture, Adam était installé à l’arrière, et Georges au siège conducteur. Jo s’engouffra et tendit un gobelet à Adam et un autre à Georges. Il faisait très beau et les fenêtres étaient ouvertes. Tout à coup, Jo eut le cœur qui frappa dans sa poitrine, une voiture de patrouille arrivait très lentement dans le parking. Les grandes lettres POLICE se détachaient visiblement sur la carrosserie. Et quelques poissons traînaient encore par terre, il avait plu, certainement. La voiture arriva à leur hauteur. Jo souriait, crispée comme une image, et Adam se désintégrait, plongé dans son gobelet de carton. Georges se tourna et prononça d’une voix forte

– Alors Georges, tu te sens mieux derrière? C’est ce soleil qui aveugle, pour les migraineux, c’est une horreur d’être assis devant

– Oui, merci Georges, je me sens un peu mieux. Mais je préfère encore garder mes lunettes de soleil.

– Oui, et tu sais, le café noir aide aussi à réduire les maux de tête.

La voiture de police continua, les deux policières impassibles assises sur les sièges avant. Georges se rassit confortablement et démarra le moteur.

– Pourquoi y a-t-il des poissons sur le sol?

– Il a plu

– Tu plaisantes?

– Il a plu des poissons d’un camion qui les a perdus

– Et pourquoi le camion a perdu les poissons ?

– Parce qu’il a plu et que la chaussée était glissante et que son chargement était mal arrimé et que des caisses se sont renversées

– D’accord Adam, tu as réponse à tout. N’empêche, faites attention Georges à ne pas rouler sur les poissons

– Oui bien sûr Miss Jo, je fais très attention. Voulez-vous que j’en prenne un ou deux pour ce soir? Je pourrais les apprêter avec une petite sauce au vin blanc et câpres…

– Georges, nous connaissons ces poissons, ou tout au moins leur provenance, donc nous ne pourrons pas les manger

– C’est bien dommage Miss Jo, ils ont l’air très frais, juste tombés du ciel

– C’est en raison de la pluie, laissons-les.

Georges roula sans encombre jusqu’au loft. Adam tenait la main de Jo, il avait moins peur. Plus le temps passait et plus il se disait qu’il avait commis la pire imprudence de sa vie et qu’il n’avait aucun moyen de retourner en arrière. Il était trop tard, le processus s’était enclenché.

– Et alors, mon ignorance? Où est-elle?

– Tu as déjà fait connaissance avec la peur, ou l’angoisse, à choix. Ne sois pas trop pressé, ça va venir.

Jo montait les escaliers, suivie de tout près par Adam. Derrière, Georges fermait la marche. Ils ne croisèrent personne et Jo passa son bracelet avec un soupir de soulagement devant la serrure électronique. La porte s’ouvrit et ils entrèrent tous les trois. Dès que Georges eut déposé les bagages dans le hall, il prit congé de Jo. Il ne voulait pas rester, tout d’abord parce que la présence d’Adam le perturbait et ensuite car il devait rentrer très vite retrouver son ami à qui il devait rendre le bracelet. Adam ôta ce qui lui faisait se sentir prisonnier, et Georges partit. Jo sauta dans les bras d’Adam et le couvrit de baisers. Puis elle se dirigea vers les fenêtres et ouvrit grand tous les battants et la porte fenêtre qui donnait sur la terrasse.

– Regarde Adam, regarde comme c’est beau

– Je te rappelle, Princesse que je ne peux pas voir, alors regarder…

– Mais oui, Adam, ne fais pas le sot, tu peux regarder avec le cœur ! Tu ne sens pas la liberté? Tu ne sens pas la grandeur de l’océan? Tu ne sens pas que l’horizon est si loin? Si loin de nous, ce qui est très sécurisant?

– Oui, je sens ton sourire et tes mots frais, je sens le soleil et son vent tiède, je sens l’odeur d’iode et de mer, je sens tes cheveux si doux à mes doigts, je sens ton parfum d’iris et d’amande. Mais je ne vois rien !

– Adam, viens près de moi, je vais fermer les yeux et j’ai besoin de tes bras autour de moi

– Pourquoi mon coquelicot a besoin de mes bras forts et musclés?

– Je ne sais pas… pour me sentir …

– Femme? Je vais te faire femme, si tu veux bien, si tu me laisses…

– Je ne sais pas,

– Comment je ne sais pas, tu te souviens quand même?

– Me souvenir? Et de quoi, non je ne me souviens pas du tout !

– Menteuse, mais tu vas voir, je vais te faire te souvenir de moi.

Adam commença à déboutonner le chemisier de Jo et découvrit la peau de son cou bronzé

– Viens

Et ils se dirigèrent, l’un portant à moitié l’autre, l’autre voyant pour l’un, jusqu’à la chambre où ils s’effondrèrent sur le vaste lit couvert de draps de lin blanc.

Les jours s’enfilèrent les uns après les autres sur le collier de la semaine. Kim essaya d’organiser une visite pour le week-end et c’est Mami Li qui sauva les amants en annonçant son arrivée à la maison. Et les jours rajoutèrent une rangée de perles à la semaine. Jo ne sortait presque pas, elle faisait les courses et rentrait. Même aller au bord de la mer lui semblait être trop loin d’Adam. Et Adam ne pouvait pas sortir. Jo avait essayé de l’y encourager mais Adam avait eu trop peur, trop peur de rencontrer des gens, d’après lui, mais surtout trop peur de ses propres réactions. Son ignorance, non pas intellectuelle, mais sensorielle, était telle, qu’il se sentait infirme face à tout ce qui l’entourait. Et surtout, Jo et Adam se sentaient bien ensemble. Ils dormaient ensemble, ils déjeunaient ensemble, Jo lisait à voix haute pour Adam, Adam cuisinait pour Jo, la vie s’était renfermée dans ce minuscule espace de vie, dans cette immensité sans fin de la relation naissante entre deux mondes si éloignés: l’homme et la femme. Chaque fois que Jo avait un doute qui pointait sa rigueur dans son esprit, elle le chassait, sans vouloir y réfléchir. Et Adam était trop secret pour se livrer. Il offrait la plupart du temps un silence absent, courtois et vide.

Le jour de son anniversaire approchait.

Un matin, Jo regarda machinalement son téléphone. Elle appelait régulièrement Kim, enfin, Kim appelait pour lui rappeler qu’elles avaient convenu de se parler chaque jour, ce que Jo ne faisait pas. Elle oubliait le temps et n’avait rien de spécial à raconter à saman depuis le dernier appel. A tel point que Kim s’en était inquiétée.

– Allo

– Allo

– Bonjour ma chérie

– Bonjour Mman

– Je suis contente de t’entendre

– Moi aussi Mman

– Tu m’oublies? Tu ne m’appelles pas !

– Mais non je ne t’oublie pas

– Alors pourquoi ne me téléphones-tu pas?

– Je ne sais pas, pourquoi des reproches? Si tu m’appelles pour me réprimander et me reprocher de ne pas appeler, je ne vois pas l’intérêt. Autant ne pas m’appeler

– Oui mais si me veux avoir de tes nouvelles, je dois donc bien t’appeler

– Alors appelle sans me faire la morale !

– Tu vas bien?

– Je vais très bien Mman, ne t’inquiète pas

– Mais je ne m’inquiète pas, je veux juste savoir, tu es ma fille

– Oui Mman, je suis ta fille et je vais bien

– Tu es sûre? Tu n’as pas de soucis?

– Mais non Mman, pourquoi voudrais-tu que j’aie des soucis

– Parce que tu n’appelles jamais

– Oh, Mman, tu ne vas pas recommencer !

Jo était excédée, et quand elle avait raccroché, elle s’en était voulu très fort d’avoir été si désagréable. Alors elle avait rappelé

– Allo Mman?

– Oui ma chérie, qu’est-ce qui ne va pas ?

– Rien, tout va bien

– Alors pourquoi tu rappelles ?

– Mman, tu es trop compliquée. Je te rappelle parce qu’on s’est quittées fâchées, et que je ne veux pas que tu aies une mauvaise image de moi. Je vais bien, je suis désolée de ne pas appeler plus souvent

– Si tu vas bien. Tu fais quoi de tes journées?

– Oh, rien de spécial, je lis, je nage, je regarde la télé, je dors

– Est-ce que tu manges assez?

– Oui Mman, ne t’inquiète pas

– Mais ma chérie, une maman est faite pour s’inquiéter, c’est dans sa nature

– C’est incompréhensible. Tu as eu vingt ans aussi, non?

– Oui, bien sûr… et Mami Li s’inquiétait aussi. Tout comme moi maintenant

– Et tu vivais ça comment?

– Sur le moment très mal, et ensuite, je me disais que c’était sans doute une preuve de son amour pour moi. L’amour de la maman pour son enfant

– L’amour oppressant de la maman

– Oppressant ou absent, tu as les deux choix. Personnellement, je préfère être trop là que pas assez. Tu sais, la mère a toujours tort. Quoi qu’elle fasse, c’est faux !

– C’est vrai, parce que tout peut justifier tout. Et la mère en donnant la vie, donne la mort par la même occasion

– Charmant, Jo, tu en as d’autres?

– Oui

– Je me prépare, vas-y

– Je voulais te dire que tu es une super maman. J’ai beaucoup de chance et je suis très heureuse d’être ta fille

– Je sens venir la question suivante de quoi as-tu besoin?

– Non Mman, je parle sérieusement. Je suis très heureuse de t’avoir comme maman. Et je te remercie pour le loft, c’est magnifique d’être ici

– Tu vas commencer ton travail de diplôme, juste, sur cette femme qui vivait il y a cent ans?

– Oui, j’ai pris la caisse de documents avec moi. Mais pour te dire la vérité, je n’ai pas encore commencé.

– Tu vas t’y mettre quand?

– Je ne sais pas, après mon anniversaire. Tu sais, je suis très fatiguée de cette année

– C’est vrai, avec Nam et ses humeurs. J’ai croisé saman l’autre jour. Cela t’intéresse?

– Pas vraiment, mais enfin, dis-moi

– Nam va bien. Elle est dans son château perdu sur la montagne, avec d’autres retraitées. Nam ne parle pas, ne lit pas. Elle ne fait que prier. Saman s’inquiète un peu, mais elle a reçu la garantie qu’aucune jeune fille ne dépérissait. Elles sont sous contrôle et suivies médicalement et psychologiquement

– Il vaut mieux, elle serait capable de se laisser mourir de faim

– Ne sois pas méchante Jo. C’est très dur d’être là-bas. En tout cas saman est très déprimée. En plus, elle s’était réjouie de partir en vacances avec elle, car comme tu le sais, ça ne va pas du tout avec sa femme. Donc elle se retrouve toute seule dans cette grande maison, sans Nam ni personne d’autre. C’est grand et c’est vide.

– C’est dur, je suis désolée pour Nam

– Liz se sent vide. Elle se pose plein de questions. Elle regrette que toi et Nam n’ayez pas réussi à vous entendre pour vivre ensemble

– Elle devrait comprendre qu’il vaut mieux ne pas commencer une relation fragile plutôt que finir comme la sienne

– Oui, facile à dire après vingt ans de vie commune, je peux t’assurer que quand elles se sont connues rien ne présageait qu’elles ne s’entendraient pas toute leur vie

– C’est pour ça qu’il faut laisser le droit au divorce. Tu as des nouvelles?

– Oui, normalement, on votera à la rentrée. Et la recommandation des Trente va être d’accepter la modification de la loi pour autant qu’il y ait eu 20 ans de vie commune

– Pourquoi vingt ans? Elles auraient pu dire dix, ou cinq

– Parce que vingt ans est l’âge de la majorité de la jeune fille qui devient donc femme. Les Trente estiment que la mission éducative de la mère, des mères en tant que couple est terminée lorsque la jeune fille devient femme à son tour.

– Et on va voter quand?

– A la rentrée, c’est un vote qui sera très attendu. Il va rendre la liberté à beaucoup de femmes qui ne se supportent plus

– Et les lois connexes?

– La plus immédiate sera qu’une femme seule, divorcée, aura le droit d’acquérir seule un bien immobilier pour autant que ce soit sa résidence principale

– Oui, sinon je vois assez mal deux femmes ayant le droit de divorcer obligées de vivre toujours dans la même maison. Cela va relancer la problématique du logement, non?

– Non, il semble qu’il y ait de grands projets immobiliers. Je te rappelle que ton amie, Madame C. Crone, est aux premières loges. Et s’il y a de l’argent à faire, tu peux être sûre quelle le fera

– Oui, n’empêche que c’est bien que les femmes qui ne veulent plus vivre ensemble puisse se séparer. Et les hommes?

Cette question avait échappé à Jo. Elle sentit immédiatement qu’elle avait franchi une limite qui ne le devait pas

– Les hommes? Tu plaisantes?

– Non, mais en fait oui. Enfin je veux dire, comme de toutes les façons ils n’ont pas la possibilité de se marier, la question du divorce ne se pose même pas !

– Oui c’est juste. Mais Jo, je t’en prie, occupe-toi de ton projet de diplôme, oublie un peu cet aspect-là de notre société, vis ta vie de jeune femme, réussis ton uni et ne pense pas trop aux marges de notre société. Reste dans la lumière

– Oui maman.

Jo avait cédé, en surface. Elle ne voulait pas inquiéter sa mère plus encore. Et surtout elle ne voulait pas éveiller des soupçons sur Adam. Elle voulait garder l’effet de surprise intact.

Jo regardait donc machinalement son téléphone quand elle vit qu’elle avait reçu un message. C’était Angie, pardon, la directrice de l’uni qui lui avait laissé une vidéo. Jo lança l’enregistrement et regarda le visage familier lui annoncer les résultats à ses examens.

– Bonjour Jo. J’espère que vous allez bien. J’ai le grand plaisir de vous annoncer vos notes. Vous avez donc réussi vos examens, à l’exception du premier, celui de Me Aiko. J’étais tant surprise du mauvais résultat, surtout comparé aux jours suivants, que j’ai pris contact avec elle. Me Aiko ne comprend pas et eu égard à vos excellentes notes tout au long de l’année, est prête à vous faire passer un test de rattrapage, comme le prévoit le règlement de notre université. Le conseil a accepté, de façon tout à fait exceptionnelle de vous laisser refaire donc cet examen. Je vous prie de me contacter afin de fixer un rendez-vous le plus proche possible. Je sais que vous êtes en vacances, comme certaines de vos collègues qui vont elles aussi repasser des examens. Il nous faut impérativement toutes les notes avant la fin juillet, le délai pour l’envoi des courriers officiels étant le premier août. Je me réjouis de vous entendre, amitiés. Angie.

Et la vidéo se terminait sur un grand sourire de la directrice. Jo hésita à appeler immédiatement. Puis elle réfléchît et décida d’en parler avec Adam avant de prendre une décision. Elle ne se sentait pas très à l’aise avec sa conscience, car l’examen à rattraper était le seul qu’elle avait passé avant de prendre la coquine. C’était le seul qui reflétait donc ses capacités réelles. Jo se sentait nulle. Elle avait triché et réussi non pas grâce à ses compétences, mais grâce à un élixir. C’était très injuste.

Adam arriva derrière elle et la prit par les épaules

– Alors mon amour, quelles nouvelles?

– J’ai réussi mes examens, répondit Jo d’une voie blanche

– Et bien, ça n’a pas l’air de te faire plaisir ! C’est plutôt une bonne nouvelle, bravo! Il faut fêter, nous allons ouvrir le champagne, c’est génial !

– Pas du tout, ce n’est pas génial, j’ai triché

– Toi, triché? Je ne te crois pas. Comment as-tu triché?

– J’ai pris une coquine !

Et Jo lui raconta toute l’histoire, et comment, dans les toilettes, elle avait finalement pris cette coquine au lieu d’apporter la fiole à la directrice. Jo se mit à pleurer

– Mais tu n’as pas triché, cette substance ne fait que renforcer ce que tu as déjà comme compétences, si une fille ne sait rien, alors avec cette coquine elle saura rien de rien. Mais si une fille sait des choses qu’elle a étudiées et rangées au fond de sa tête quelque part, cette substance permet de ressortit ce qui est caché on ne sait où dans la mémoire. Ce n’est pas triché, tu les as les connaissances. Mais en raison de ton grand stress et de ta fatigue tu avais juste besoin d’une… lumière, voilà, d’une lumière pour les éclairer. C’est tout !

– Une lumière?

– Oui une lumière mon amour, tu as tout étudié, et si tu avais un peu perdu le nord, c’est à cause de moi, j’en suis convaincu, alors disons que cette coquine a compensé l’effet Adam

– Toi, tu es un beau parleur !

Jo souriait. Elle se tourna et se blottit contre sa poitrine.

– Je dois repasser cet examen, à ton avis, j’y vais quand?

– Demain. Si la coquine fait encore de l’effet, autant en profiter

– Toi tu ne perds pas le nord !

– Je ne voudrais pas que mon amour rate ses examens à cause de moi. Demain.

– Demain?

– Demain.

Et Jo prit le téléphone pour appeler Kim

– Allo maman?

– Allo ma chérie, c’est toi? Tu vas bien?

 Oui mman. J’ai reçu les résultats des examens.

– Et alors?

– Alors j’ai passé, sauf celui de Me Aiko

– Zut alors

– Oui mais je peux le repasser, en accord avec le règlement

– Super, je suis soulagée

– Alors voilà, j’ai besoin de Georges, s’il peut venir demain matin me chercher et me ramener après

– Bien sûr, pas de problème. Je t’envoie Georges. A quelle heure?

– Je vais vérifier avec l’uni et je te rappelle

– Bien ma chérie, j’attends ton coup de fil. Mais en fait tu pourrais rester ici jusqu’à ton anniversaire

– Je ne sais pas Mman. Je vais voir.

Jo raccrocha. Elle avait ses yeux plantés sur les lèvres charnues d’Adam et sentait une tiédeur lui monter le long des jambes.

Jo arriva à l’uni à 8h30. Georges était venu la chercher tôt. En montant les marches, elle reconnut quelques autres jeunes filles qui montaient aussi les marches. Toutes allaient refaire un examen, ce qui était accepté par l’article 7 du règlement interne. Si une jeune fille avait de bons résultats durant l’année et qu’elle ratait un ou deux examens, elle pouvait les repasser, et la meilleure note était conservée. La condition était que l’examen ait lieu dans les 48 heures qui suivaient l’annonce à la jeune fille, afin qu’elle ne puisse pas travailler plus que les autres. Ensuite, les résultats étaient communiqués à toutes les étudiantes, et imprimés dans les registres officiels, édités sur le web, analysés et comparés aux autres universités pour que le Ministère puisse les classifier. Les retombées étaient énormes; tout d’abord, beaucoup de mères choisissaient l’uni pour leur fille en fonction de leur place dans la liste, ensuite, l’écolage était fonction du rang, une uni qui était numéro un ou deux  pouvait demander une taxe très élevée et finalement, les professeures étaient mieux payées, et les meilleures d’entre elles venaient dans les meilleures unis, question de prestige pour leur CV. Ceci expliquait pourquoi il y avait urgence. Jo s’installa à la place qui lui était désignée et au deuxième gong, quand la porte tourna sur elle même, elle regarda par la fenêtre. Il faisait si beau, le parc était verdoyant. A travers la vitre, elle vit le visage d’Adam qui lui souriait. Quel mystère! Et quel secret ! Elle alluma sa plaque et se plongea dans les questions de Me Aiko. Elles lui semblaient complexes, mais possibles à résoudre, avec un peu de méthode. Elle sourit en pensant à la coquine et à l’image qu’Adam lui en avait faite; de la lumière sur un texte sombre. Jo ne releva pas la tête avant d’avoir fini. Elle avait passé environ deux heures à répondre systématiquement à toutes les questions les unes après les autres. Elle s’offrit une petite récompense et regarda à nouveau par la fenêtre. Tout était comme deux heures auparavant. Tout était identique, pensa-t-elle, et tout était différent. Elle avait fini son examen. Jo mourrait d’envie de rendre la plaque immédiatement, mais elle se força à relire. Après une bonne respiration, elle reprit chaque question, en vérifiant qu’elle avait bien compris le sens de ce qui était demandé avant de répondre sa réponse. Trop souvent elle avait répondu faux non pas parce qu’elle ne savait pas mais parce qu’elle avait mal interprété la question. Elle prit encore une demi heure pour tout relire. Contente, elle se leva, regarda encore une fois l’herbe et les arbres dans le jardin et remit sa plaque à la surveillante. Elle quitta la salle, marcha dans le couloir en fixant le bout de ses yeux grand ouverts, passa les portes d’entrée et descendit les marches, comme une reine. Elle se sentait si bien.

Georges l’attendait comme d’habitude sur le parking des chauffeurs. Il avait enlevé sa veste et était appuyé contre la carrosserie. Devant le visage radieux de Jo, il sourit à son tour et lui ouvrit la portière arrière.

– Miss Jo, vous avez l’air très contente. Si j’ose, cela s’est bien passé?

– Georges, c’était super, je crois que j’ai très bien réussi. En tout cas mieux que la première fois !

– C’est la mer qui vous fait du bien Miss Jo. Le soleil, les vacances. Vous étiez très stressée avant vos examens

– Oui, la mer et les vacances… et Adam rajouta-t-elle dans sa tête.

Quand elle arriva au loft, Adam l’attendait. Il avait préparé une sauce tomates au basilic et l’eau bouillait pour les pâtes. Le couvert était mis, très joliment, sur la table de la terrasse, les verres attendaient le vin blanc, le pain était coupé et la salade brillait dans un saladier transparent. Jo en avait le souffle coupé. Adam faisait de tels efforts pour lui faire plaisir…

– Non, je ne fais pas d’effort, je fais ce qui me fait plaisir ma belle Jo

– Tu lis dans mes pensées? Attention, je n’aime pas du tout ça

– Merci, je te prépare une jolie table, le vin est au frais et tu me fais des reproches?

– Adam, comment pourrais-je te faire des reproches, c’est tellement gentil que tu m’attendes comme ça avec le déjeuner prêt. Tu ne savais pas quand j’allais rentrer !

– Si, je le savais

– Ah bon? Et comment

– Tu allais rentrer au moment où tu passerais cette porte. Le temps, ou disons l’heure, n’avait pas d’importance. Je t’attendais jusqu’à ce que tu arrives. Tu sais bien que je n’ai pas de montre. Je n’ai jamais construit mes journées en fonction des heures, ni du jour ou de la nuit. Pour moi, il fait toujours nuit…

– Oh Adam, je suis désolée

– Ne sois pas toujours désolée, mais tu sais, cela ne m’a jamais manqué de ne pas voir, même pas pour peindre, car je peins dans ma tête et Zac ajoute les touches qui rendent mes tableaux « achetables », disons. Mais…

– Mais quoi?

– Mais depuis que tu es dans ma vie, j’aimerais pouvoir te voir, te regarder. Tant que je peignais ce dont je rêvais, cela ne me manquait pas, mais maintenant, avec toi, j’aimerais te voir comme tu es, et non comme je t’imagine

– Je peux te poser une question?

– Bien sûr. Attends, je vais verser le vin et mettre les pâtes à cuire.

Adam quitta lentement la terrasse pour la cuisine, Jo entendit quelques armoires et Adam revint, la bouteille de blanc à la main et le sourire aux lèvres.

– Oui Jo, tu voulais me poser une question

– Oui, comment as-tu fait pour peindre mon visage alors?

– Ton visage? Tu as vu le tableau?

– Non seulement je l’ai vu, mais Mman me l’a offert pour mes 20 ans. J’ai été tellement surprise quand je l’ai vu lors de l’expo de Miss Niva, en plus, tu sais qu’il s’appelle « ma fille »?

– Non, c’est notre pacte avec Zac, quand les tableaux quittent la maison, je n’en sais plus rien et je ne demande rien. « Ma fille » ?

– Oui, Kim me l’a offert en disant que cette jeune femme représentée était bien « sa fille ». Mais en fait, c’était donc bien moi qui avais servi de modèle. Comment as-tu fait? Tout y était, les cheveux, les yeux, les fossettes, la bouche. C’était moi, mais, Adam, tu ne m’avais jamais… vue

– Non, moi pas, mais Zac oui, il m’a raconté comment étaient tes cheveux, tes yeux, ta bouche, ta peau. Il m’a décrit ton visage, il m’a même dit qu’il te décrivait comme si tu étais sa fille.

– Alors ce n’est pas Miss Niva qui a donne le nom au tableau, mais Zac

– Il te considère peut être comme sa fille. Tu es la fille de sa sœur, génétiquement, vous avez 25 % en commun

– Connaissant un peu Zac, je pense qu’il se fiche éperdument de la génétique. Je pense que c’est plus…

– Affectif. Il t’aime tu sais

– Adam, ce sont des mots que nous ne devons pas utiliser entre un homme et une femme

– Et pourquoi? Ce sont des mots que vous ne pouvez pas utiliser dans votre monde, mais moi je n’en fais pas partie, tu le sais bien. Je suis hors de votre société, hors du temps, je n’existe pas

– Arrête de dire des sottises, tu existes, tu es la devant moi, et du fais cuire des pâtes. D’ailleurs je vais voir si elles sont cuites.

Adam s’enfonça dans sa chaise. « Ma Fille » pensa-t-il, j’aurais choisi « Mon Amour » !

Jo, dans la cuisine, égoutta les pates, les versa dans un grand plat blanc à fleurs vertes sur le pourtour, ajouta la sauce qui mijotait et revint sur la terrasse. La vie est si simple pensa-t-elle

– Et alors, ton examen? Comment ça s’est passé?

– Tu m’as bien aidée, je t’ai vu par la fenêtre

– Je te promets que je n’étais pas là, reprit Adam en riant

– Je sais bien, mais tu étais avec moi, et tu m’as soutenue, par ta présence. D’ailleurs ce n’est pas la première fois que je te vois quand tu n’es pas là

– Moi aussi je te vois je te vois tout le temps, tu es toujours avec moi et quand tu n’est pas là, je te parle quand même. Je dialogue avec toi, dans ma tête.

– Et je te réponds?

– Toujours, tu as toujours quelque chose à dire, tu ne savais pas?

L’après-midi égrena ses heures en vidant la bouteille de vin blanc, la mer était limpide et Jo eut envie de se baigner. Elle laissa Adam à sa peinture et partit sur la plage.

Jo, la peau salée de la mer et les cheveux humides, revint sur la terrasse, devant la grande caisse pleine de documents divers. Adam quitta sa toile et se posa sur le sofa près d’elle.

– Alors, c’est intéressant?

– Il y a beaucoup de documents et de disques. Il me faut un lecteur, que je n’ai pas ici. Je devrais commencer par reformater toutes ces infos sur un support lisible. Une plaque ou un ordi indépendant.

– C’est très compliqué?

– Oui, non, je ne sais pas, je suppose que ça fait partie du travail à fournir

– Et il n’y a rien que tu puisses déjà lire?

– Si si, il y a des papiers. Incroyable que cela ait tenu si longtemps. Tout a dû être super bien entreposé. Pas d’humidité, car il n’y a pas de moisissure

– Donc tu as pu lire certaines choses?

– Oui, il y a des articles de journaux, assez en piteux état quand même, et des textes. Des carnets, sur lesquels cette femme écrivait des tas de choses, politique, perso, amical, la liste des courses…

– La liste des courses?

– Oui, la liste des courses, des choses à faire… Si tu veux, je te lis un poème que j’ai bien aimé

– Avec plaisir,

– Il s’appelle « Ailleurs » et elle l’a écrit en 2000

AILLEURS

Je rêvais d’un ailleurs

d’ailleurs, je rêvais

Je rêvais, c’est donc vrai

qu’ailleurs est un essai

hors de soi et du temps

femme d’ailleurs de hors

de ceux des heures

qui ailleurs font les leurs

les hordes des hommes

qui sont là

et nous loin, ailleurs

au vert, c’est vrai

hors j’aimerais rêver

d’être ailleurs avec eux

les heureux, les élus

qui ne sont plus dès qu’on est

avec eux, qui sont autres

qui sont ailleurs…

D’ailleurs, je rêve d’un lieu

commun, d’un lien d’une main

mais mon envie n’est pas leur

la leur en vrai, qu’est-elle?

prends-moi et dis-moi

si ailleurs est comme ici

si ailleurs est simplement

un rêve dehors

de hors moi, de hors toi

Emmène-moi… et dors avec moi

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