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© 2020-2024 Jill S. Georges

2100 ZONE AMA décrit une société, parmi d’autres possibles, dans un siècle. Cette fiction sociale met en scène une jeune fille, Jo, qui, en devenant adulte, découvre et commence à comprendre le monde qui l’entoure.
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Jo sentit qu’elle sortait tout doucement de sa torpeur. Sa peau frissonnait, elle ouvrit les yeux et sourit: Adam était couché tout contre elle, sur le dos, sa poitrine plate et poilue se levait et s’abaissait régulièrement. Il dormait. Il dormait comme un bébé, et même, il ronflait. Tranquillement, sans gêner personne, il ronflait. Ils étaient tous les deux allongés sur le sol de l’atelier. Jo profita du sommeil d’Adam pour glisser son regard de la poitrine vers le visage, elle s’arrêta sur les épaules, fortes et larges, remonta le cou, remarqua le duvet sombre qui ombrait légèrement le menton, les joues. Elle admira l’ourlet de sa bouche et soudain son cœur se mit à battre plus fort. La bouche d’Adam, cette bouche qui l’avait aimée, goutée, embrassée sur toutes les parcelles de son corps. Elle ferma les yeux, pleine du goût et de la chaleur de l’homme. Elle continua sa visite et ses yeux se posèrent sur ses yeux, clos, les cils longs et collés sur un regard qui ne la verrait jamais… elle monta encore le long du front, jusqu’à la racine des cheveux, longea la tempe, trouva l’oreille. Un coquillage pensa-t-elle. Adam a des oreilles de coquillages. Jo bougea un peu pour s’installer plus confortablement sur le côté, elle remonta une couverture sur son sein en se demandant d’où venait la couverture, puis continua son voyage au corps de l’homme. Elle retourna à son point de départ, la poitrine d’Adam. Elle avait très envie de poser sa main sur ce sein plat, de jouer avec les poils et de caresser les tétons, mais elle se retint, écoutant la respiration toujours régulière d’Adam. Elle descendit son regard sur son ventre, lisse. Le nombril faisait comme une île au milieu de la chair, les poils s’y réunissaient et traçaient une sorte de ligne en descendant jusqu’au sexe. Jo détourna le regard, son corps frémit, elle ne pouvait pas regarder. Pas encore. Son propre sexe était encore engourdi de toutes les sensations nouvelles qu’elle avait ressenties, et Jo voulait conserver ce mystère mystérieux. Son plaisir, qu’elle connaissait si bien, l’avait surprise. Il y avait eu une dimension qu’elle n’avait jamais soupçonnée qui s’était ouverte dans son corps, un sentiment de passer dans un autre monde, l’intérieur d’elle-même, la peau qui vibre par des canaux invisibles qui relient tous les membres pour n’en faire plus qu’un seul élément en fusion, elle s’était anéantie dans l’amour, avait disparu, avait été engloutie dans un vide comme un gant qui se retourne. Sa peau, qui se trouvait en-dehors de son corps et en fixait la limite sensible s’était comme inversée et avait vibré de l’intérieur. Adam avait rempli son corps comme une onde. Jo sentait le désir monter dans ses cuisses, ses seins se tendre et gonfler. Elle posa sa main sur la poitrine d’Adam. Il ouvrit les yeux, sourit, se tourna sur le côté, face à elle, la serra contre son cœur et se mit à pleurer. Jo voyait le tableau derrière Adam, elle lui caressait le dos et admirait le champ de blé, si doré et ensoleillé. Elle soupira.

– Adam, il est beau ton tableau, je te remercie de m’avoir emmenée dans ton atelier

– Jo, tu es une fleur dans le jardin des délices, tu es ma fleur

– Oui Adam, je suis le coquelicot de ton tableau

Jo suivait des yeux la longue tige verte et les pétales de la fleur fragile qui poussait à la lisière du champ de blé.

– Adam?

– Oui Jo

– Le coquelicot

– Oui

– Et bien…

Jo s’interrompit

– Oui Jo, je sais, il est bleu

Jo marqua sa surprise

– Tu sais ? Mais dans la nature il est rouge?

– Oui, dans la nature, mais dans mon tableau, il est bleu. Bleu comme tes yeux, tu es mon coquelicot sauvage. Et tu ne peux pas être comme tous les autres coquelicots, quand tu auras quitté mon tableau, il redeviendra rouge, comme un sang clair. Maintenant, il est bleu comme un ciel d’été.

 

A 18 heures pile, Georges sonna à la porte du 2100 AMA de la zone. Zac était levé, Jo avait tant de choses à lui demander mais il fallait partir. Quitter Adam lui semblait au-dessus de ses forces, elle promit qu’elle reviendrait le lendemain. Adam restait planté sur le seuil de la porte, écoutant le bruit de ses pas qui descendaient l’escalier, la porte d’entrée de l’immeuble se refermer et son soupir s’éteindre. Zac lui prit le bras et l’emmena jusqu’au balcon, l’assit dans son fauteuil et sortit une bouteille de vin blanc bien frais.

– Merci pour la couverture

– De rien Adam, je suis désolé d’être entré, mais tout était silencieux et je ne pensais pas que…

Zac se tut

– Merci pour la couverture Zac, tu n’as pas à t’excuser. C’est un jour unique, tu sais, et je ne crois pas que ma vie sera pareille après aujourd’hui. Jamais.

– C’est possible Adam, je ne sais pas. Malheureusement, je n’ai pas d’expérience, tu sais. Vous étiez très beaux tous les deux enlacés, nus et purs…

– Zac, je ne sais comment décrire ce que je ressens, je crois que rien ne peut remplacer le corps d’une femme. Et Jo, elle est si belle, si douce !

– Adam, tu vois, le malheur d’être différent te donne peut-être enfin un droit au bonheur plus grand encore. Tu n’as pas d’identité, pas d’amis, tu es seul, tu es aveugle, et soudain, une étoile te tombe du ciel

– Elle a dit que mon tableau était très beau. Tu as vu?

– Quoi, le coquelicot?

– Oui, le coquelicot. Je l’ai peint avec elle, j’ai réussi à me débrouiller sans toi, tu vois

– Ah, merci, je vois que je ne suis plus indispensable ! C’est bien tout le mérite qu’a un père: faire en sorte que son fils n’ait plus besoin de lui, et soudain, un sentiment affreux de vide m’envahit Adam

Adam se mit à rire

– Mais non, j’ai toujours besoin de toi, ne t’inquiète pas, n’empêche que Jo m’a aidé et que j’ai réussi à peindre le coquelicot que je voulais

– Bleu

– Oui, bleu. Elle était un peu surprise, elle a cru que je m’étais trompé dans le choix du tube de couleur, mais je voulais le faire bleu et pas rouge

– Pourquoi?

– Parce que Jo est différente

– Comment peux-tu dire qu’elle est différente, tu n’as jamais connu d’autres jeunes filles! Elles sont peut-être toutes comme Jo, et Jo n’est qu’un clone de dizaines d’autres

– Zac, tu ne crois pas ce que tu dis. Jo est différente, je le sens. Elle a une force, une

vie, une énergie qui sont exceptionnelles. Rien que par rapport à moi, elle dégage une chaleur incroyable. C’est un feu cette fille.

– Oui, tu as raison, Jo est très particulière. D’ailleurs, elle vient dans la zone, ce qui n’est pas fréquent pour une jeune fille de son rang

– Fréquent ! Ce n’est jamais qu’une jeune fille oserait venir, d’après ce que tu m’as raconté. Jo est un soleil

Zac sourit

– Tu sais quel est son nom de famille?

– Non, elle ne me l’a pas dit, et je ne le lui ai pas demandé

– Solen

– Solen? Comme soleil, ou seule… comme moi

– Adam, Jo a oublié quelque chose, tiens. C’est un vrai conte de fées ma parole !

– Ce n’est pas un conte de fées, Zac, c’est une chaussure !

Et Adam éclata d’un grand rire franc

 

Jo chantonnait, chantonnait, chantonnait et chantonnait. Kim lui demanda après un certain moment qui lui avait semblé très long, de bien vouloir s’arrêter de chantonner, cela finissait par lui porter sur les nerfs. Elle était allée voir Mami Li et il y avait eu un accident sur la route qui leur avait fait perdre un temps fou, en plus d’attendre bloquées dans la voiture. Et Kim détestait attendre. Et elle savait qu’il fallait rentrer tôt pour permettre à Georges de chercher Jo à 18 heures chez Zac. Jo soupirait, montait, descendait, bougeait sans cesse, et surtout, chantonnait sans arrêt. Kim était très énervée. La veille, sa fille pleurait comme une journée de pluie, et maintenant, elle était aux anges et gazouillait comme une tourterelle. Elle finit par appeler Jo

– Jo, mais c’est Zac qui te met dans un tel état?

– Euh

– Alors, raconte, comment s’est passée cette journée?

– Zac?

Jo regardait sa mère et réalisa soudain que Kim ne connaissait pas l’existence d’Adam. Elle ne connaissait que celle de Zac. Elle se demanda jusqu’à quel point elle allait pouvoir raconter

– Tu sais, on n’a rien fait de spécial, j’ai d’ailleurs beaucoup dormi, j’étais très fatiguée

– Oui, après cet anniversaire, je comprends

– Tu sais que Zac est un fantôme

– Un fantôme?

– Oui, un fantôme. Il peint pour que d’autres mettent leur signature au bas des tableaux. C’est ce qu’il m’a expliqué

– Effectivement, je vois mal qu’un homme puisse devenir célèbre grâce à sa peinture

– Tu ne trouves pas que c’est totalement injuste? Un homme peint et une femme peut mettre son nom sur le tableau et le vendre…

Jo ralentit ses mots. Une idée saugrenue lui avait traversé l’esprit, si fugace qu’elle s’était déjà enfuie

– Enfin, Jo, et c’est pour cette raison que tu chantonnes sans cesse?

– Oui, je suis de bonne humeur, Nam est une idiote et je vais faire mes devoirs, bisous mman

– Bisous ma chérie. Je t’appelle pour manger

– Ok

Et Jo monta les escaliers en courant. Elle s’angoissait. Elle ne pouvait pas dire à Kim

qu’Adam habitait chez Zac, car Adam était illégal, et si Kim le savait, elle ne pourrait pas se taire, c’était contre la déontologie de son poste au Ministère. Et si Kim le savait et le disait, Adam risquait probablement… quoi? Le pire. Jo ne savait pas donc elle colla une étiquette « le pire ». Et ça, elle ne le voulait pas. Assise sur son lit, elle réfléchissait à Adam. Définitivement, elle ne pouvait rien dire. En tout cas pas maintenant. Adam serait son secret. Jo pensa que sa vie transparente et limpide venait, grâce à un seul homme, de construire deux mystères, deux secrets. Elle repensa à Mami Li et composa son numéro sur son téléphone.

 

– Allo Mami Li?

– Oui, bonjour ma chérie, alors

– Alors quoi

– Alors, il est comment mon fils?

Jo pensait à Adam, elle ne comprenait pas

– Alors, Jo, comment est Zac?

– Zac? Jo poussa un soupir. Zac, c’est un homme formidable. Comment tu sais?

– Taman est venue me rendre visite aujourd’hui, elle était tout inquiète pour toi, pour hier, cet anniversaire qui a foiré. Moi je vais te dire ma chérie, cette Nam n’est pas faite pour toi. Tu as besoin de quelqu’un de plus fort, de plus libre, de plus heureux. Il te faut une femme qui aime créer, qui aime bouger. Tu as un tempérament de feu et cette petite ne te convient pas du tout.

– Tu as raison Mami Li, mais nous nous sommes données une deuxième chance, jusqu’à mon anniversaire, le premier août.

– C’est bien, je reconnais ta mère, un esprit constructif et réfléchi. Alors, tu as passé toute la journée chez Zac ! Tu aimes ses tableaux?

Jo se fit la réflexion que Mami Li ne devait pas non plus connaître l’existence d’Adam.

– Les tableaux sont magnifiques. En fait, je n’en ai vu qu’un seul qui est en cours de réalisation. Un très grand triptyque. Dis Mami Li, tu vas bien?

– Oui ma chérie, je vais très bien. J’admire la mer depuis ma terrasse en buvant mes spritz, la vie est belle

– Oui Mami Li, c’est vrai, la vie est très belle. Je te laisse, je dois faire mes devoirs

– Je t’aime

– Je t’aime, à bientôt.

 

Et Jo raccrocha. Donc le secret « Zac » était maintenant devenu le secret « Adam ». Et Jo sourit en pensant que la seule personne qui partageait son secret était. Georges ! Jo mangea comme une fusée, prétextant son travail pour remonter très vite dans sa chambre. C’était la dernière semaine avant les examens, et il fallait qu’elle s’y mette un peu sérieusement. Elle avait de la peine à se concentrer. Ses plaques lui semblaient lisses et ternes, grises et froides. Chaque minute, son imagination la ramenait sur la peau tendre et douce d’Adam, son odeur, son goût, ses mains sur sa peau. N’arrivant pas à se concentrer, elle décida de prendre un bain et de se coucher tôt.

Lundi commença comme le dernier lundi de la dernière semaine. Soudain, Jo aurait voulu que le temps ralentisse, se fasse plus mou, élastique, extensible. Georges l’amena à l’uni en passant par les tunnels de sécurité. Jo n’y prit même pas garde. Elle réfléchissait à sa dernière semaine. Elle avait cinq jours pour régler les divers problèmes qui lui faisaient face: Nam et son idée stupide d’aller s’enfermer dans un château en haut d’une montagne inaccessible; Georges O. et la jeune fille Crone. Jo devait avoir son interview avec Nancy Floc aujourd’hui. Ensuite il y avait les coquines, avec cette drôle d’histoire de réseau. Kim allait lui donner les résultats aujourd’hui ou demain et elles verraient ce qui devrait être fait. Il y avait aussi la fête de l’uni, à laquelle Jo n’avait aucune envie d’aller. Et Julia qui lui faisait la tête. Et Mme Crone et Mme Emma et son tableau, son tableau. Jo eut le même sentiment fugace quand elle y pensa. Elle l’aurait à la fin des examens, dans deux semaines. Et les examens. Et les vacances, Jo irait au bord de la mer en attendant son anniversaire. Et là, elle et Nam auraient décidé. Mais Jo pensa que c’était tout décidé, Nam et elle ne vivraient jamais ensemble, c’était impossible. Il y avait Adam. Adam. Il lui manquait tant. Jo s’adressa à Georges et lui demande le soir de bien vouloir l’emmener chez Zac, elle devait aller chercher sa chaussure, prétexta-t-elle.

 

En arrivant à l’uni, elle essaya de voir Nam, mais elle était introuvable. Et comme les deux n’étaient pas dans la même classe, c’était très difficile de s’attendre, Jo risquait de manquer la sonnerie, et elle ne voulait pas rester derrière la porte close. A la pause, Mary Mady vint la voir pour lui annoncer qu’en fait la directrice pensait qu’il ne fallait pas faire l’interview. Personne n’avait l’air de se soucier de cette histoire sans histoire de viol sans viol, et il valait mieux ne pas rappeler à tout le monde ce tragique et bizarre événement. Jo acquiesça en souriant. Mary Mady en profita pour lui demander si elle avait commencé à creuser dans le projet de uni 2000, et Jo répondit qu’elle avait l’intention de s’y mettre après les examens. A la question de savoir si Jo pouvait prendre les pièces à lire en vacances avec elle Mary Mady répondit qu’il n’y avait pas de problème, sachant qu’elle y prendrait garde. Jo sourit encore et promit de faire très attention aux documents et archives. La sonnerie retentit et Jo entra s’installer. Nour passa devant son bureau et esquissa un sourire. « Si elle savait que j’ai fait l’amour avec un homme, elle me tuerait » pensa Jo. Et le cours commença.

 

A la pause, Jo avait un message sur son téléphone. C’était Kim qui lui demandait si elle voulait manger un sandwich avec elle et la grenouille dans le jardin, Jo répondit qu’elle viendrait avec plaisir revoir son amie la grenouille. Et Kim organisa Georges. Jo avait un peu de peine à se concentrer. Elle n’avait pas très bien dormi, avait beaucoup pensé à son corps et à cette nouvelle expérience du corps d’Adam. Elle avait aussi sorti un clittoy de son tiroir, ce qu’elle faisait très rarement, pour essayer de reproduire les sensations qui lui restaient en souvenir sur sa peau. Mais son plaisir fut… technique. Technique était le mot, sans émotion, son cœur ne battait pas. Elle avait juste provoqué un plaisir mécanique. Et Adam lui avait terriblement manqué.

 

A midi, Georges était devant le parvis qui l’attendait. Il l’emmena jusqu’au bureau de Kim. En descendant de la voiture, Kim était là, avec un sac en papier et une bouteille d’eau. Elles se dirigèrent vers le petit étang aux nénuphars. Leur banc était toujours là, sagement installé qui les attendait. Kim s’assit, ouvrit le sac et en sortit deux sandwichs de pain aux graines avec des feuilles de laitue qui dépassaient, vertes comme un gazon de printemps. En saisissant son sandwich, Jo demanda

– Tu crois que cette laitue a apprécié les tableaux de Miss Niva?

– Comment ça?

– Mais tu sais, les tableaux étaient exposés dans une serre avec des tomates et des laitues. Alors je me demandais si une laitue pouvait être sensible à la beauté d’un

tableau

– Quelle drôle d’idée, une laitue ne ressent pas la beauté d’un tableau

– Pourquoi? Tu n’as jamais vu une laitue pleurer?

– Non

Kim était soucieuse

– Quand on la coupe, tu ne crois pas que la laitue a mal et qu’elle pleure?

– Franchement, Jo, je n’en sais rien, et cela ne m’intéresse pas. Nam pleure, ça je sais, et là on peut faire sans doute quelque chose

– Comment ça, Nam pleure

– Saman m’a appelée ce matin, c’est l’enfer. Nam n’ouvre pas la bouche, elle s’est cloitrée dans un mutisme total

– Quelle emmerdeuse

– Jo je te prie, tu ne peux pas parler comme ça. C’est à cause de toi que…

Jo l’interrompit

– Jamais, ne dis jamais ça ! Ce n’est pas à cause de moi, c’est elle et elle seule qui veut vivre comme ça. C’est elle et elle seule qui veut s’enfermer dans des tours d’ivoire. C’est elle et elle seule qui veut me faire porter le fardeau de la culpabilité. Ce que je refuse, totalement. Elle n’est pas obligée de souffrir ainsi. Mais en fait elle refuse de prendre une décision, et c’est pour cela qu’elle souffre. Elle n’est pas libre dans sa tête donc elle se sent mieux si elle s’enferme. Et pour justifier sa prison, elle me fait jouer le rôle du geôlier. Ce que je ne suis pas, mman, je te promets

– Calme-toi Jo, je comprends. Je pense que si Nam agit ainsi, c’est une forme de chantage et que rien de bon ne peut en sortir. Vous avez décidé quoi?

– Je lui ai envoyé un message en lui disant qu’on devait se donner une deuxième chance, jusqu’à mon anniversaire

– C’est sage. Et tu penses quoi?

– Je pense que c’est fini mman. Quoi qu’il advienne, nous sommes allées trop loin. Quelque chose s’est cassé entre Nam et moi, peut-être le rêve de l’enfance. Rien ne sera pareil, même si elle change d’avis maintenant et qu’elle accepte de vivre avec moi sans se marier, je n’y croirais pas ou plus. Comme si une paroi de verre nous séparait. Tu vois?

– Oui je crois. c’est très difficile avec le temps de rester du même côté de la paroi de verre, alors si déjà au début on n’est pas ensemble du même côté, je vois mal comment on peut tenir l’épreuve du temps.

– Mais en fait mman, pourquoi tu voulais me voir?

– Oui bien sûr. Jo, c’est pour les coquines.

– Oui, tu as eu les résultats?

– Oui, et ils sont surprenants, c’est le moins que l’on puisse dire

– Alors, quoi

– Et bien, Angie t’a dit que ces coquines étaient très dangereuses pour une jeune fille qui en prendrait deux, c’est juste?

– Oui, car elles sont frelatées et les filles risquent leur vie

– Et bien c’est complètement faux !

– Ah bon?

– Oui, ces coquines sont de parfaite qualité. Et même un peu plus sophistiquées semble-t-il que celles qu’on trouve normalement.

– Alors ça veut dire quoi?

– Une femme distribue ces coquines, qui coutent une fortune, aux jeunes filles d’une université.

– Angie?

– Jamais, d’abord Angie n’en a pas les moyens, et ensuite, elle ne pourrait jamais aller contre la déontologie de son établissement.

– Les profes?

– Oui, ce serait possible, ou une profe…

– Une mère? Une femme qui veut que sa fille réussisse

– Alors elle n’en donnerait qu’à sa propre fille. Non, c’est pour que l’université soit bien cotée

– Donc c’est Angie

– Mais non, je te dis que ce ne peut pas être elle. Il faudrait voir dans l’association des anciennes.

– Ou les mères, je persiste à penser qu’une femme riche pourrait avoir envie de montrer que sa fille est étudiante dans la meilleure université de la cité. Prends Mme Crone par exemple. Sa fille ne doit pas être une lumière si on en croit ce que Georges, leur chauffeur, m’a dit. Donc une Mme Mado C. Crone ne peut pas se permettre d’avoir une fille qui n’est pas super intelligente. C’est l’héritière d’un empire. Alors elle lui donne des coquines de manière indirecte, ainsi qu’à ses copines de classe. Elle ne pourrait pas le faire officiellement, elle serait démasquée immédiatement. Mais en les distribuant ainsi sa fille verrait ses résultats améliorés et les autres filles aussi, donc l’uni serait bien cotée. Sa fille est bonne dans une excellente université. Et vogue le navire, Miss Crone peut reprendre l’empire de madame saman et siéger au conseil des Trente !

– Possible, ton histoire tient la route, sauf que Mme Crone ne met pas sa fille dans cette université.

– Mais dis-moi, tu avais donné les deux autres coquines à Angie

– Oui, bien sur.

– Donc elle aussi doit avoir les résultats. Tu pourrais la jouer un peu naïve et aller la voir pour lui demander si elle a du nouveau? Qu’en penses-tu?

– Excellent, je vais passer la voir. Mary Mady est venue me voir ce matin pour me dire qu’on ne ferait pas l’interview afin de ne pas remettre à la une une histoire qui semble avoir disparu des esprits.

– Bien, si elle pense ainsi. Tu dois encore prendre les tunnels de sécurité?

– Je n’en sais rien, j’en Profiterai pour lui demander si je peux éviter. Si les esprits se sont calmés, il n’y a aucune raison que je continue une telle mascarade

– Ce n’est pas une mascarade, c’est ta sécurité. Sois un peu indulgente ma chérie. Et à propos, je ne t’ai pas dit, mais Georges a eu le sentiment d’être suivi il a remarqué une limousine noire qui le suivait.

– Ah oui, même que Zac l’a remarquée. Il était à la fenêtre, a vue la voiture et a cru que c’était la tienne. Georges a démenti, et je pense que c’est là qu’il a repéré le véhicule

– Oui, alors tiens-toi bien, Georges a relevé le no de plaques

– Oui, et les plaques sont celles de… ?

– Celles d’une société qui appartient à…

– Allez maman, tu me fais languir

– Une société qui appartient à ta copine

– Ma copine?

– Oui, Mado C. Crone

– Tu plaisantes?

– J’ai l’air? Alors ma chérie, si tu dois prendre les tunnels de sécurité encore quelques temps, ce n’est pas grave

– Mais tu crois que Mado C. Crone me fait suivre?

– Je n’en sais rien ma belle. Mais ce que je sais c’est que personne n’est de taille à se mesurer avec Mado C. Crone c’est une des Trente. Et l’une des plus puissantes. Alors regarde tes chaussures et ne fais pas trop de vagues. Il te reste une semaine de cours et ensuite une semaine d’examens. Tiens-toi tranquille, ne va pas voir ce Georges, fais juste tes devoirs et après ce seront les vacances, la distance et le temps mettront un peu de poussière sur ces histoires. Et on ne la remuera pas. Allez file c’est l’heure

– Ok mman, j’y vais. Je suis un peu sonnée quand même

– Oui, travaille bien. Ah Jo, ce soir je rentre tard, j’ai un comité chez une amie

– Ok pas de problème. Bisoux

– Bisoux

 

Et Jo partit avec Georges en direction de l’uni.

Quand Jo s’enfonça dans la voiture, une immense fatigue l’envahit. Elle avait croisé Nam de loin, qui l’avait visiblement évitée. Elle avait croisé Julia de loin, qui l’avait visiblement évitée. Le bilan de la journée était nul archi nul. Pas d’interview, ses copines qui l’évitaient, sa mère qui lui annonçait que les coquines n’étaient pas frelatées, donc Angie mentait, comment pouvait-elle mentir? Et les cours qui lui semblaient inaccessibles, et les examens qui approchaient. Et Jo n’avait aucune motivation, à quoi cela servait-il de passer des examens, de réussir son année si de toutes les façons les filles arrivaient à avoir des résultats grâce aux coquines qu’elles prenaient. Pourquoi elle, elle devait travailler dur alors que les autres se la coulaient douce. C’était injuste, très injuste. Et Jo détestait ce sentiment. elle se sentait abandonnée, seule, triste, exclue, loin des autres, à l’extérieur, comme enfermée dans un cercle en dehors des autres, de son groupe, sans aucune possibilité pour se connecter. En laisse dehors. Voilà comment elle se sentait.

 

Georges avait allumé le moteur, il attendait. En plus Kim ne serait pas à la maison ce soir, en plus, Mme C. Crone avait une voiture qui la suivait, pourquoi? En plus, elle avait vu Angie discuter avec Julia, et ça, ça lui avait fait très mal au cœur. Julia l’avait bien vue, mais elle avait fait comme si elle ne l’avait pas vue. Comme si elle était transparente. Julia ! Jo se rappelait la discussion qu’elle avait eue avec saman, l’hypothèse de départ était que Julia était son amie, quelle ineptie ! Une amie n’aurait jamais trahi ainsi, une amie ne la traiterait pas comme une ennemie, pire, comme un brin d’air transparent, c’était cela, Jo se sentait un brin d’air transparent.

 

Georges attendait. Il commença à rouler pour quitter l’enceinte de l’université. Jo se surprit elle-même quand elle s’entendit dire

– Georges, veuillez me mener chez mon Oncle Zac

Elle n’était pas dupe. Elle savait bien que ce n’était pas Zac qu’elle voulait voir, et elle savait très bien que Georges n’était pas dupe non plus. Jo se sentit immédiatement mieux. Si toutes ces nanas ne voulaient pas d’elle, et bien tant pis pour elles, Jo irait retrouver Adam. Son secret, son paradis. Et Jo s’enfonça dans le tableau du coquelicot. Elle se promenait dans le champ de blé, elle sentait le vent iriser les tiges d’une douceur tiède, elle caressait sa peau contre les épis, elle vivait dans ce champ, elle se coulait dans l’image, elle fondait, elle faisait plus qu’un avec la toile, elle, le coquelicot bleu, la fleur sauvage et unique, l’amie des cultures, la fragile, la rebelle. Elle dodelinait de la tête et se trouvait belle dans ce bouquet de blé. Elle était bleue, elle était l’erreur et la beauté. Jo écarta les bras et enfonça une grande bouffée d’air d’été dans ses poumons. Ses mains touchèrent le cuir froid de la voiture, ce qui lui fit ouvrir les yeux. Le tableau s’envola. Le tableau… Jo avait ce même sentiment étrange quand soudain elle comprit. Elle comprit en revoyant le tableau du Marché Rouge. La même lumière, le même sentiment de dualité, la même dimension incompréhensible entre le visible et l’invisible. Deux niveaux du tableau, deux angles de vision, deux différences complémentaires. Bien sur, le Marché Rouge avait été peint par deux peintres, deux esprits distincts et deux talents. Deux mains droites de deux êtres. Deux qui ne faisaient qu’un : Adam et Zac. Le Marché Rouge était leur œuvre. Et la fleur chez Mme Emma, et l’expo dans la serre, et… son portrait. Le portrait de la fille de Miss Niva était en fait son propre portrait! D’où la ressemblance. C’était Adam et Zac qui avaient peints ces yeux un peu mystérieux, ce sourire un peu boudeur, cette ambiance un peu étrange. C’était Adam qui avait dessiné son cou, ses joues, sa peau, ses cils, ses cheveux… et c’était Zac qui lui avait donné une ressemblance, qui en avait fait un miroir d’une certaine réalité. Jo était figée. La voiture s’était arrêtée depuis un moment en bas de l’immeuble du 2100 AMA, mais Jo n’arrivait pas à bouger.

– Vous allez bien Miss Jo?

Georges semblait inquiet. Il répéta sa question

– Oui, oui, Georges, je vais bien, je viens de vivre une révélation et j’en suis bouleversée

– Mais vous êtes sûre que tout va bien ?

– Oui Georges, merci, ne vous inquiétez pas. J’y vais.

Jo était en train de sortir quand elle se pencha vers l’intérieur et dit

– Georges, vous pouvez allez chez vous et venir me chercher, disons, dans deux heures, d’accord?

– Oui bien sur Miss. Mais je préfère rester là à vous attendre. Je ne suis pas tranquille. Et vous savez Mame Kim m’a bien recommandé de veiller sur vous. Alors déjà que je vous ai emmené dans la zone, si en plus je vous laisse toute seule dans la rue

– Mais je ne suis pas dans la rue, je suis chez Zac

– Et s’il n’était pas là? ça lui arrive aussi de sortir. Je l’ai déjà vu au BarBar plusieurs fois. Qui vous dit qu’il est là

– Mais s’il n’est pas là, il y a Adam, vous savez bien

Georges se tut. Adam était un concept, un nom, un homme qu’il n’arrivait pas à définir. Comment une telle chose pouvait-elle exister? Pas d’identité, pas d’implant, pas d’yeux. Un absent. Georges pensait qu’Adam était un absent, ou un mort-vivant, ou un revenant. En tout cas pas un homme comme les autres, pas un homme comme Georges ou son ami Georges. Il chasse l’image de son esprit.

– Miss Jo, vous pouvez y aller, je vous attends. Ne vous inquiétez pas pour moi, je vais faire une sieste.

Jo le regarda et ferma la porte. Elle n’allait pas se battre avec son chauffeur. S’il voulait rester ici, qu’il reste. Elle le vit baisser le dossier de son siège et appuyer sa tête confortablement.

Il va dormir, pensa-t-elle, et elle pénétra dans l’immeuble.

 

Jo monta les deux étages tout doucement, presque si elle comptait les marches. Premier palier, deuxième palier, appartement 100. Le premier. L’appartement de Zac se trouvait sur la rue A, au niveau de l’embranchement M. et comme l’appartement était à l’angle de la rue horizontale A et de la verticale M, il était localisé en A. Immeuble de la zone, AMA, au deuxième étage, appartement 100. Adresse de Zac: 2100 zone AMA. Et Adam. Adam venait de la même rue, la rue horizontale A, qui

donnait naissance à la transversale D, donc avant la rue M. Sur la rue A. Donc au tout début de la zone, presque à l’entrée, Qui avait pu déposer un bébé, vingt ans auparavant, au bord d’une rue? Quelle femme aurait osé livrer son bébé à l’inconnu? Adam avait eu beaucoup de chance d’être recueilli par Zac. Il aurait pu tomber chez quelqu’un d’autre, chez un horrible personnage, Un tortionnaire, un barbe-bleue, Jo frémit. Trouver un bébé au croisement ADA, et décider de le garder, envers et contre tous et toutes les règles et lois de la cité. Zac avait été très courageux. Mais son courage n’avait pas été d’enfreindre les lois, son courage avait été de s’engager pour toujours, toujours, sans jamais avoir la possibilité de changer d’avis, Zac avait décidé de recueillir ce bébé et il savait qu’il ne pourrait jamais plus revenir en arrière, renoncer. Il prenait Adam pour sa vie, à lui Zac, et à lui Adam. Un engagement unique. Et que ce serait-il passé si Adam et Zac ne s’étaient pas entendus? Zac n’aurait pas pu le ramener, et à qui? Jo imaginait Zac marchant le long de la rue et trouvant un panier avec un bébé. Zac décidait de le ramener chez lui. En une seconde la décision de sa vie est prise et l’enchaîne pour toujours. Jo arrivait au deuxième palier. Elle se dirigea vers la porte 100 et sonna. Rien ne bougea. Zac n’est pas là pensa-t-elle. Et Adam ne va pas se faire remarquer en disant « qui est là? » Jo essaya une deuxième fois, puis une troisième, elle souriait en pensant que Georges n’aurait pas pu dormir longtemps et qu’elle allait repartir très vite quand la porte s’ouvrit.

Jo ne voyait pas qui était derrière la porte, mais elle entra. Et Adam referma très vite le battant.

– Bonjour Adam

– Bonjour Jo

Adam était tout rouge, il semblait perdu sur ses jambes, ne sachant que faire de son corps, les bras ballants sur le coté.

– Entre Jo, je suis content que tu sois revenue

– Adam, je ne pouvais que revenir !

– Entre. Tu veux un café? Zac est sorti, je pense qu’il est au BarBar, comme il a vendu les tableaux, il fête avec ses potes

– Et toi, tu ne fêtes pas?

– Je ne peux pas aller au BarBar, c’est trop risqué, et je n’en ai pas envie, franchement. J’attends qu’il revienne, il sera saoul, il pleurera peut-être, et je le consolerai

– Zac, il pleure?
– Cela lui arrive, mais seulement quand il a trop bu.

– Vous avez vendu les tableaux?

– Oui, il a vendu les tableaux

– Tu sais à qui?

– Non Jo, je te l’ai déjà dit, c’est notre contrat, je ne pose pas de question. Une fois que les tableaux sont loin, ils n’existent plus.

Jo hésita. Allait-elle raconter qu’elle avait acheté le tableau qui la représentait? Son tableau? Elle se tut. Elle s’approcha tout près du corps d’Adam, à le frôler. Elle sentait son odeur, sa chaleur, si proche. Adam tendit la main en avant et lui toucha la hanche. Il posa ses doigts, amena sa main gauche sur sa hanche droite. Jo ne bougeait pas, elle sentait son cœur battre, elle entendait le bruit du cheval qui galope et qui tape des sabots. Adam la tenait par les hanches, à quelques centimètres de sa peau. Elle regardait sa bouche, ses lèvres ourlées et entrouvertes. Adam la tira tout doucement vers lui, aussi doucement que le soleil se lève, aussi doucement que la fleur s’ouvre le matin à la rosée, aussi doucement que la plume tombe du nid. Et son corps fut contre son corps. Et Adam ferma ses bras dans son dos et la serra contre lui. Il avait les yeux fermés et Jo plongea dans son baiser, les mains plaquées sur son dos. Un être à deux corps.

 

Le téléphone de Jo sonna une fois puis s’éteint. Il se remit à sonner une deuxième fois, plusieurs sonneries, alors Jo le regarda. C’était Georges. Jo ne répondit pas, mais quand elle vit l’heure, elle sauta du lit d’Adam

– Je dois rentrer, c’est tard

– Taman sait que tu es là?

– Non, bien sûr. Et si Georges parle, il dira que je suis allée voir mon Oncle Zac. Enfin, j’espère

– Tu peux compter sur lui, Zac lui a parlé et Georges est un homme intelligent, il sait les risques que nous courrons tous, lui compris

– Cela doit être horrible de toujours vivre dans la peur

– La peur est dehors, ici, il n’y a pas de peur. Il y a Zac

– Et s’il ne revenait pas?

– Zac revient toujours, c’est Zac. Pour le reste, je ne me pose pas de questions. Tu sais, si je commence a réfléchir sur pourquoi je suis ici, qui est ma mère, pourquoi je suis aveugle, quelle serait ma vie autrement et ailleurs, je ne dors plus, je ne vis plus. J’ai eu une période quand j’avais 15 ans où je voulais tout savoir, tout comprendre. Cette période a été très dure pour Zac. Je lui ai dit des choses horribles, qu’il m’avait « volé ». Je me souviens, et je ne pourrai jamais trouver une excuse à mes propos. Ce fut très dur. Je voulais sortir, vivre je disais. Et Zac m’a parlé, il ne m’a pas jugé, il ne m’a pas laissé. Il m’a enfermé ici. J’étais son prisonnier

– C’est affreux

– Non, c’était le seul moyen de me garder en vie. Si je sortais, je risquais d’être récupéré par les autres. Et un homme aveugle, sans identité, sans implant, serait devenu cobaye dans une industrie pharma. Mais à 15 ans je ne le comprenais pas. Je mettais ma vie en péril, et celle de Zac aussi. Alors il a fermé la porte. Et il m’a apporté des livres

– Mais tu ne peux pas lire

– Non, mais il les lisait pour moi à voix haute. Chaque fois que j’avais une question sur un thème, comme les saisons, l’électricité, les arbres, il revenait avec des livres et on lisait ensemble.

– Des livres, mais il y a les ordinateurs avec tout dedans !

– Oui, mais Zac aime les livres. Chaque livre, pour celui qui ne peut pas lire, est un être différent. Il y a le gros, l’épais, celui qui sent la colle, l’autre qui sent la farine. Celui dont les pages sont épaisses ou rugueuses. Celui qui a une couverture en carton, plus grande ou plus petite. Chaque livre a son histoire, en fait deux histoires, celle qu’il raconte et sa propre histoire d’objet. Zac allait dans les marchés et les bouquinistes, il revenait avec des trésors. Il me racontait la couverture, les lettres, les couleurs. Quand il revenait, il étalait ses livres sur la table et je les palpais, je les prenais dans les mains, il me les décrivait et je pouvais peu à peu donner un titre a chacun, un nom, un auteur, une histoire. Encore maintenant, j’aime passer mes mains sur la bibliothèque et retrouver les titres et les noms rien qu’à la couverture, au papier, à l’odeur.

Jo le regardait, étonnée

– Viens Jo, on va faire un test.

Adam se leva et se dirigea vers le mur en face, couvert d’étagères pleines d’ouvrages. Il tendit la main et sortit un livre au hasard. Il le caressa devant, le

retourna, lui palpa le dos, l’amena auprès de son nez et inspira Profondément.

– C’est Platon, le banquet. Et il tendit le livre à Jo qui lit « Platon, le banquet »

– Bravo, je suis soufflée !

Le téléphone se remit à sonner. Jo décrocha

– Oui Georges, j’arrive, je sais. Et elle sauta dans ses vêtements. Adam était nu, debout devant Jo qui partait, son sac sur l’épaule. Elle l’embrassa sur la joue et s’enfuit.

 

– Tu fais quoi?

– Je travaille

– Tu travailles les maths?

– Je travaille les maths. Et je n’y arrive pas

– Je voulais te demander de l’aide

– Je voudrais bien, mais je crois que tu tombes mal, je n’y arrive pas, je te dis

– Alors je fais quoi ?

– Regarde avec une autre élève, Julia t’aidera certainement

– Ok, je vais l’appeler. Désolée de t’avoir dérangée

– Mais tu ne me déranges pas, c’est moi qui suis désolée parce que je ne peux pas t’aider

– C’est pas grave. Si Julia arrive à me faire comprendre, je te rappelle.

– Ok Nour, tu es un amour

– Bonne soirée, à demain

– A demain, bizz

Jo éteignit le dialogue. Les maths. Elle ne pouvait pas. Elle voyait les chiffres comme des fournis qui marchaient sur son écran, c’était épouvantable. Les chiffres marchaient !

« Est-ce que je deviens folle? » Jo regarda sa montre. Il était passé une heure du matin. « Non, je ne suis pas folle, je suis crevée. Allez au lit ». Elle demanda à son ordi de s’éteindre et passa à la salle de bains. Une fois couchée, elle posa sa main entre ses jambes, là où Adam l’avait aimée et elle s’endormit.

 

Mardi matin. Mardi matin pensait Jo. En route pour l’uni. « Encore quatre jours et ce sont les examens. Suis-je prête? A quoi ça sert? Tous ces obstacles à surmonter, toutes ces matières à enregistrer, tout ce blabla, à quoi ça sert? » En arrivant à l’uni, Nour l’attendait.

– J’ai eu Julia hier soir

– Super, et elle a pu t’aider?

– Oui, elle m’a tout expliqué. Si tu as un moment à midi, on peut travailler ensemble.

– Ok, c’est très sympa, merci

La deuxième sonnerie déclencha la fermeture de la porte.

 

Mercredi matin. Jo avait encore passé la soirée avec Adam. Zac était là. Ils avaient parlé toute la soirée, et les propos de Zac lui martelaient la tête: « Mais qui crois-tu travaille dans les champs de coton? » Ils avaient parlé des hommes, et Jo pensait, comme certainement toutes les jeunes femmes de son uni, que les hommes étaient des chauffeurs, des ménagers, des jardiniers. Jo avait découvert que certains pouvaient être des fantômes, mais cela n’allait pas plus loin. Et Zac avait presque crié en lui disant « mais qui crois-tu travaille dans les champs de coton ? » Dans les abattoirs, dans les usines, dans les morgues, dans les stations d’épuration, dans les centrales nucléaires? Mais qui? Vous les femmes de votre condition vous dirigez, vous êtes dans de beaux bureaux, vous planifiez, vous organisez, vous gagnez de l’argent, proprement, dans vos immeubles confortables et sécurisés. Mais tous les sales boulots, tous les trucs dangereux, pénibles, fatigants, salissants, sont fait par les hommes ! Dans la solitude des champs de coton, il n’y a que des hommes ! Jo était sonnée, elle était partie gênée, même le long baiser d’Adam n’avait pas pu la calmer. Et elle avait à nouveau mal dormi. Si elle continuait ainsi, ses examens seraient une catastrophe.

 

A l’heure de la pause, Jo releva un message de Kim : « Jo, ce soir, tu rentres à la maison immédiatement, je dois te parler, c’est grave ». Jo essaya d’appeler saman, mais Kim ne répondit pas. La journée fut longue, longue, longue, Jo ne pensait qu’a Adam qu’elle ne pourrait donc pas voir ce soir, elle avait envie de lui parler, après la scène de la veille. Elle voulait lui dire et dire à Zac qu’elle trouvait injuste que les hommes soient astreints aux tâches subalternes. Mais que c’était la société, sa société, que les règles étaient ainsi et que ce ne pouvait pas être Jo qui allait changer le monde. Jo ne se concentrait pas. Jo n’écoutait pas. Jo ne mangeait pas. Jo ne dormait pas. A la pause de l’après-midi, Jo regardait par la fenêtre quand la deuxième sonnerie retentit. Dehors, elle était bloquée dehors ! Cela ne lui était jamais arrivé. Seule, debout devant la porte fermée, la porte immense et froide. Les autres dans la classe, et elle, isolée dehors. Elle se demandait où aller, ses pas la traînèrent à la boutique, mais rien que de voir les vêtements sur des mannequins l’épouvanta. Elle se dirigea vers la caf du toit, et s’assit au bord du bâtiment, il faisait très beau, un ciel immense s’étendait autour d’elle. Et Jo regardait le vide, et ce vide l’oppressait. Elle n’arrivait plus à respirer, elle se sentait enfermée, enfermée dans ce ciel bleu infini. Elle tombait, c’était le sentiment qu’elle ressentait, elle tombait, la tête la première dans le vide de sa tête. Adam. Jo se ressaisit quand l’image d’Adam se colla dans ses yeux. Adam, sa manière de marcher, de trainer un peu les pieds, comme s’il comptait ses pas. Sa manière de balancer les bras, son sourire, son sourire. Jo sentit son visage se détendre, le soleil chauffait sa poitrine, elle respira un grand coup, ouvrit les yeux. Sur son plateau, il y avait un cafélait et des fraises. Comment avait-elle pu prendre deux aliments aussi éloignés au goût? Elle contemplait les fraises, rouges et brillantes, qu’elle avait envie de tremper dans du sucre blanc et la tasse de café mousseux, chaud. Soit elle pouvait manger les fraises, soit boire le cafélait, mais les deux ensembles ne s’alliaient pas. Choisir entre boire et manger. Et elle pensa à Nam. Nam qui détestait choisir et qui, pour éviter de se tromper, avait décidé de ne pas décider. Décider de partir dans un lieu tellement austère qu’il n’y avait pas de choix à effectuer, faute de possibilités. Nam ne pourrait jamais choisir entre des fraises et du cafélait, car il n’y aurait ni fraises, ni cafélait là où elle allait. Une alimentation restreinte, sans originalité, identique chaque jour pour ne pas développer le défaut de gourmandise. Nam, toi si jolie, si fine. Pourquoi est-ce si difficile de prendre un chemin et de renoncer à l’autre? Jo plongea ses doigts dans les fraises, et trempa une grosse fraise rouge dans les cristaux de sucre. Elle suça le fruit, et reposa la corolle verte sur l’assiette. Elle se lécha les lèvres, et attaqua la suivante, le cafélait pouvait attendre, elle le boirait après. S’il fallait choisir, autant choisir les deux, entre boire et manger, elle prenait le « et ». Le tout ne peut jamais être mauvais pensa-t-elle.

 

A la sortie des cours, Georges l’attendait comme d’habitude. Il alluma immédiatement le moteur et partit, sans demander à Jo où elle voulait aller. Jo arriva à la maison, Kim était déjà là. Devant la porte, le moteur éteint, Georges se tourna vers Jo.

– Miss Jo

– Oui Georges

– Je n’ai rien dit, je veux dire, je n’ai parlé que de Zac

– Merci Georges, mais je ne comprends pas

– Vous allez comprendre Miss Jo, je suis désolé

Jo sortit de la voiture, une certaine appréhension au ventre.

 

Kim l’attendait dans la cuisine, une tasse de thé devant elle à côté du livre de Platon. Jo entra, posa son sac et s’assit en face de saman.

– Jo

– Oui Mman

– J’ai été convoquée ce matin à la sécurité. Jo, tu ne peux plus aller dans la zone, tu comprends?

Jo hésita, elle pouvait mentir et dire qu’elle n’y était pas allée, mais Kim avait dit que c’était grave, et mentir n’arrangerait pas les choses, il n’y avait pour l’instant personne à sauver. Kim continua

– J’ai été convoquée à la sécurité. Lundi, tu étais dans la zone, mardi, tu étais dans la zone. Est-ce que tu réalises ce que tu fais, où tu vas? Est-ce que tu réalises qu’aucune jeune fille de ton rang ne se promène dans un tel endroit? Est-ce que tu réalises que tu mets ta famille dans une situation inconfortable voire dangereuse? Jo, la sécurité m’a demandé ce que tu faisais dans la zone. J’ai prétexté cette histoire de viol avec Georges et ai dit que tu pensais faire un travail pour l’uni à ce sujet. D’autant plus que la fille Crone a retiré sa plainte. Et tu sais quoi?

– Non Mman

– Et bien, je suis sûre qu’elles ne m’ont pas crue. Elles ont fait comme si c’était vrai, mais je suis certaine qu’elles connaissent l’adresse de Georges et qu’elles savent très bien que tu n’étais pas là. C’est un avertissement. Tu vas chez Zac, tu le mets aussi en danger, tu sais qu’il est un fantôme ! Si tout à coup la vérité se savait? La peintre ou les peintres qu’il fournit seraient aussi dans de mauvais draps

– Ce sont des voleuses

– Jo, c’est une chance que Zac sache peindre et puisse vendre ses toiles. Sinon, il serait obligé de travailler… comme chauffeur peut-être ou comme ménager

– Ou dans les champs de coton

– Dans les champs de coton? C’est quoi cette histoire ?

– C’est ce que Zac m’a expliqué hier soir, que les hommes travaillent dans les champs de coton, et dans les usines, et dans les centrales aussi

– Oui, les hommes travaillent. Et nous aussi. Tu crois que les femmes ne travaillent pas? Tu crois que je fais quoi tous les jours au Ministère, et tous les soirs où j’ai des séances de comité, tu crois que je ne travaille pas? Tu crois que je ne suis pas aussi fatiguée? Tu crois que je m’amuse?

– Non, Mman, mais tu as le choix de changer ton travail, tu as le choix d’arrêter et de faire autre chose. C’est la différence fondamentale. Eux, les hommes, ils n’auront jamais la chance de pouvoir dire stop, j’arrête, je fais autre chose, je change de Ministère, ou bien je réduis mes heures de travail. Eux sont obligés de faire ce qu’ils doivent faire

– Mais moi aussi, nous aussi nous sommes obligées, nous avons signé des contrats qui nous lient, on n’est pas libre, Jo regarde les choses telles quelles sont. Si tu veux avoir une maison comme la nôtre, une vie agréable, un loft à la mer, un chauffeur et une voiture, on doit avoir de l’argent, et cet argent nous enchaîne. Et nous libère. C’est le paradoxe. Il nous oblige et nous délivre. Jo, je ne veux plus que tu ailles dans la zone, au moins jusqu’à la rentrée. Zac est formidable, je n’en doute pas, mais il faut que tu le laisses tranquille. Il va continuer de peindre et toi, tu vas passer tes examens. Ensuite, je te propose d’aller au loft passer quelques semaines loin des bruits d’ici.

– D’accord, je ne vais plus dans la zone, je vais me concentrer sur mes examens et ensuite j’irai au bord de la mer.

Jo se sentait très fatiguée, mais elle avait trouvé la solution, elle irait au bord de la mer, elle irait dès le lendemain des examens, elle irait, elle adorait la mer. Mais surtout, elle irait et prendrait Adam avec elle. Et ils seraient ensemble tout le temps. Elle sourit

– Jo, je suis contente que tu le prennes ainsi. Tout ira mieux après les vacances. Dis, c’est quoi ce livre? Tu l’as emprunté à la bibliothèque, je croyais que les ouvrages ne sortaient pas ?

– Non, c’est Zac qui me l’a donné. Il en a des étagères pleines.

– Quelle drôle d’idée, avec un livrel, on peut charger n’importe quel livre et le lire. On n’a pas besoin d’accumuler des livres qui prennent une place folle. Un livrel c’est un seul livre, mais des milliers de textes différents, à la demande de la lectrice

– Oui, mais celui-ci est un livre unique, tu vois, la couverture, l’écriture, le papier, l’odeur. Tout fait partie de l’histoire. Il y a celle que raconte le livre, et il y a l’histoire du livre

– Tu m’intrigues, tu veux devenir bibliothécaire? Ou archéologue?

Kim se mit à rire

– Non, je veux juste lire ce livre comme je rencontre une amie. Découvrir un être unique qui raconte une histoire unique.

– Bien, mais occupe-toi d’abord de tes examens tu liras après.

– Oui Mman, bien sûr. D’abord mon travail, j’ai compris

– Tu vois ma belle, tu n’as pas le choix, les hommes travaillent dans les champs de coton, mais à cette heure-là, ils mangent et ont fini. Alors que toi, libre comme tu l’es, tu dois encore travailler dur pour être prête demain. La liberté ma chérie est un concept difficile à cerner. Je te propose d’y réfléchir et on en parle un ce des jours. Tiens, quand on va chez Mami Li. Tu viens dimanche lui rendre visite?

– Oui, c’est une très bonne idée, cela me fera une coupure pour les examens. Je monte j’ai des devoirs

– Ok ma belle. A plus

 

Jeudi était un jeudi comme tous les jeudis. Et vendredi fut vendredi. Jo marchait comme une zombie, elle se voyait marcher, elle voyait son corps à coté d’elle, et elle, elle marchait à coté de son corps. Une automate. Les mots de Kim résonnaient dans sa tête, elle mettait toute la famille en danger, elle était paralysée, figée. Et elle pensait à Adam tout le temps. Il était dans sa tête comme une image constante, une toile de fond. Si elle parlait à Georges, elle pensait à Adam. Si elle parlait à Kim, elle pensait à Adam. Si elle ouvrait un ouvrage ou lisait sa plaque, elle pensait au livre de Platon et donc à Adam. Si elle mangeait ou buvait une tasse de café, elle pensait à Adam. Si elle regardait le ciel, elle pensait à Adam et à ses yeux bleus, bleus bleus. Et elle pleurait. Kim, inquiète, lui avait demandé pourquoi elle pleurait, et Jo avait répondu qu’elle se sentait tendue à cause des examens. Et elle avait pleuré encore plus fort, de son mensonge, de ne pas pouvoir dire, raconter, parler d’Adam. Adam était son secret, et elle ne pouvait pas le voir, pas lui parler, pas le toucher. Vendredi passa comme un jour sans intérêt. Jo rentra le soir directement à la maison avec Georges, comme la veille et comme mercredi. Trois soirs sans aller dans la zone, trois soirs sans voir Adam. Et Jo n’osait pas téléphoner, Kim lui avait bien recommandé de ne pas communiquer pendant ces quelques jours avec Zac. Le risque était énorme. Et Jo avait promis. Non pas pour Zac, mais pour Adam. Elle avait enregistré que s’il arrivait quoi que ce soit à Adam, ce serait « le pire ». Et elle voulait lui éviter « le pire ».

 

Arrivée à la maison, Jo partit prendre un bain. Elle faisait glisser de la mousse le long de ses bras, de ses jambes. Elle avait tellement envie qu’Adam soit là pour lui caresser le dos, les épaules, le ventre, les seins. Un manque physique la mettait en attente. Tout son corps souffrait. Jo se rendit compte que si elle n’avait jamais connu Adam, elle n’aurait pas eu ce manque. La question était : « est-ce qu’il vaut mieux ne jamais connaître ce plaisir pour ne pas souffrir de son absence ou bien connaître un plaisir unique qui ne reviendrait peut-être jamais et vivre dans son souvenir? » Mais peut-on se souvenir du plaisir, ou de la douleur? On se souvient du moment, de l’ambiance, des gens, de l’heure et de détails qui se trouvaient être la au moment du plaisir, mais pas du plaisir en tant que tel. Et la douleur? Elle souffrait, c’était certain. Une douleur étouffante, fatigante, diffuse et lourde. Grise. Sa douleur était grise. Un gris terne et sale, un gris de vide, un gris qui n’était ni blanc ni noir, ni le tout ni le rien. Une erreur. « Ma souffrance est une erreur ». Jo sortit du bain et se planta devant son armoire. Il y avait aussi le bal, le fameux bal de l’uni avant les examens pour que toutes puissent y participer. Celles qui auraient de bons résultats et les autres. Sans tristesse, sans regret, sans jalousie. Mais gris quand même, en tout cas pour Jo, rien que l’idée d’aller dans un endroit où tout le monde s’amuse alors qu’elle se sentait si mal la déprimait encore plus. Elle chercha une robe grise, mais n’en avait pas. Elle se décida pour une robe noire, qu’elle enfila. Elle se trouva laide, bien qu’elle sache que cette robe la mettait en valeur. Mais elle était grise et moche. Kim arriva dans sa chambre alors qu’elle se maquillait.

– Tu es ravissante Jo

– Je suis affreuse

– Mais non, pourquoi tu dis ça? Cette robe te va à merveille, et tu es si jolie. Une jeune fille de 20 ans bientôt

– Je suis quand même affreuse. Et à quoi ça sert d’avoir 20 ans?

– Jo, ça ne sert à rien, tu n’as pas le choix, c’est le temps qui passe, tu dois faire avec

– Et si je ne veux pas avoir 20 ans.

– Jo, tu m’inquiètes. Qu’est ce qui ne va pas?

– …

– Ce sont tes examens? Nam? Julia?

– Pourquoi tu me rappelles tout ce qui ne va pas autour de moi, c’est déjà assez dur comme ça

– Bon, mais si tu veux me parler, tu peux me raconter tout ce que tu veux, chérie, tu es ma fille et ton bien-être est mon principal objectif, tu le sais bien

– Oui Mman, je sais, mais je ne peux rien te dire maintenant. Je te promets, ce n’est pas grave, mais là tout de suite, je n’ai pas envie d’en parler

– Ok, si ce n’est rien de grave… mais ne prends pas de décision dans un tel état d’esprit, attends de te sentir mieux. Tu promets?

– Je te promets Mman que je ne prends pas de décision sans te dire avant.

– Allez file ma fille, le bal va commencer

Jo partit avec Georges. Elle était seule, elle arriva seule à l’uni, elle savait que Nam ne serait pas là, son nom ne figurait pas sur la liste des présences. Jo tendit son carton à l’entrée et soudain, entendit une voix connue

– Hello Jo, comment tu vas?

C’était Julia, avec Flor

– Bonjour Julia. Jo éclata son premier sourire de la journée. Julia, son amie Julia. Elle se referma immédiatement, tout ce qu’elle lui avait fait subir lui revenait comme une porte qui claque

– Jo, je voulais te dire…

Flor lâcha le bras de Julia et s’éloigna de quelques pas

– Je voulais te dire, je suis contente de te voir. Je suis désolée pour tout ce qui s’est passé. Je n’ai pas été sympa avec toi, je ne suis pas digne de ton amitié, mais j’ai réfléchi, tu sais, j’ai agi sur de mauvais conseils, ou plutôt, sur des conseils que je n’ai pas remis en cause. Je ne sais pas, mais je ne voudrais pas que nous terminions cette année fâchées toutes les deux. Tu es mon amie et je ne voudrais pas te perdre

– Merci Julia, mais qu’est-ce qui t’a fait réaliser que notre amitié est plus forte que le reste?

– C’est Flor. Tu sais, elle est formidable. Et on a discuté ensemble, et on s’est rappelé le jour du défilé, tu te souviens?

– Oui, j’étais avec Nam…

– Oui, je suis désolée. Elle ne viendra pas ce soir?

– Non, elle ne viendra pas ce soir. Elle va passer ses examens et ensuite partir en retraite immédiatement

– Oui, je sais, c’est dur mais ça lui passera, elle va aussi grandir. Moi, j’ai grandi grâce à Flor. En fait dans un couple, chacun est une ébauche. Et c’est l’autre qui te façonne, qui termine de te forger, qui te fait grandir. Et vice versa, tu fais grandir l’autre, tu la rends plus belle, plus forte, plus digne. L’autre est celle qui façonne ton bonheur. L’autre n’est jamais l’instrument de ton plaisir, elle est la main qui créé. Flor est pour moi une révélation

– Je suis contente d’entendre que vous vous êtes trouvées. Je me souviens que nous avions eu une discussion durant laquelle tu m’avais dit combien Flor ne voulait pas se lier

– Oui, nous avons fait un bon bout de chemin depuis. Et tu sais, nous avons décidé de nous marier

– wow, félicitations, vous avez fixé une date?

– A la rentrée, probablement en septembre déjà

– Et bien, c’est super,

– Tu viendras à ma cérémonie?

– Bien sur

– Tu n’es plus fâchée?

– Je n’étais pas fâchée, j’étais triste

– Tu n’es plus triste ?

– Non, plus du tout. Jo mentait, elle aurait pu mourir là tout de suite

– Ok, alors je te laisse, Flor m’attend. A toute

– A toute.

Elles s’embrassèrent sur les deux joues et Julia partit rejoindre Flor. Jo restait plantée comme une fleur sur une longue tige, sans bouger, bête et droite, rigide et glacée. Elle se voyait, un bout de bois sans sourire. Elle décida qu’il était temps de rentrer. Elle retourna au parking, Georges, étonné, lui ouvrit la porte, et la ramena à la maison. Arrivée dans sa chambre, elle se précipita dans son lit et éclata en sanglots dans son oreiller. Sur sa table de chevet trônait son tableau. Perdue dans ses larmes, elle le l’avait même pas vu.

Jo dormit très mal, Elle se tourna et se retourna des dizaines de fois, Elle marchait dans la rue et sentait qu’une voiture la suivait, elle se retournait, voyait une immense voiture noire juste derrière elle. Elle essayait de courir, mais ses jambes ne lui obéissaient pas. Elle voulait crier, mais aucun son ne sortait de sa bouche, il faisait nuit et jour en même temps, et la voiture approchait, se rapprochait. Elle voyait Zac au volant, c’était lui qui conduisait, il lui criait : « Va dans les champs de coton, va voir la vérité » et derrière lui, Jo voyait Madame Mado C. Crone, avec un sourire terrible, un sourire gentil, et elle buvait du thé, dans une tasse en porcelaine fine. Et Zac portait des gants blancs, des gants blancs tout maculés de sang. Jo se réveilla en sueur. Sa montre de chevet lui indiquait 4h16. Elle alluma la lumière. Et elle se vit. Encore. Jo pensa qu’elle revivait cette expérience de se voir marcher à côté d’elle quand elle réalisa qu’en fait, c’était son tableau qu’elle voyait. Il était là, posé sur la table de chevet, et lui faisait face. C’était certainement Kim qui l’avait mis là, pour qu’elle le voie en rentrant. Jo s’assit et prit la toile entre ses mains. Elle voyait son sourire, ses cheveux. Elle voyait Adam qui peignait, Adam qui peignait son coquelicot bleu, et elle voyait Zac, qui finissait le tableau. Mais en fait, elle n’avait jamais vu Zac peindre. Mais Zac devait peindre car Adam seul n’aurait pas pu peindre un portrait si réaliste. Et en bas à gauche, le nom de Miss Niva. « Quelle impostrice » pensa-t-elle. Ou non, c’était grâce à elle que les tableaux magiques comme le Marché Rouge pouvaient être admirés dans des endroits où des femmes passaient et les aimaient. S’il n’y avait pas de femmes qui achetaient ces toiles, il n’y aurait pas de Miss Niva, et sans Miss Niva, il n’y aurait pas de tableaux peints par Adam. Où alors, ils seraient peints et entreposés quelque part, dans le noir de l’oubli. Les fantômes n’existeraient pas. Jo pensa à Kim, qui lui avait offert cette toile, il faudrait bien lui dire un jour. Mais comment? Kim ne connaissait pas la présence d’Adam. Jo pourrait lui dire qu’en fait le tableau était celui de Zac. Zac le fantôme, et Adam, le fantôme invisible. A quel moment existe-t-on?

 

« Je pense à toi donc tu existes » pensa Jo. Et elle se recoucha, Adam dans ses yeux.

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