Une nouvelle en travail, sur … ce qu’elle dira. J’étais parti pour un poème en prose et ça n’en est pas un.  Un déplacement en campagne, dans un certain état d’esprit qui a déclenché quelque chose. J’y réfléchis. J’écris
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Dans les bois vers la rivière

 

I

 

 

Encore cinq minutes”. Un jeune gardien du centre de détention a refermé la porte du parloir qu’assombrissaient les éclats angulaires d’un grand soleil d’automne partout présent à cette heure parfaite – mais tardive aussi, et sans réserve, aux yeux du hiérarchique supérieur – pour parler de déchirements à un détenu mineur. « Nous sommes ici dans une prison » me rappelle le gardien. J’en perds mon calme, lui oppose quelques phrases faites pour le bousculer et me ravise sur le champ. C’est vain, on ne changera rien. Ne pas se demander si c’est juste ou si c’est bien. Il faut repartir. Saluer les yeux disciplinés qui ne vous regardent plus et laisser les portes s’ouvrir et se refermer.

 

Cette prison est une fabrique, me dis-je, mais on ne sait pas de quoi, plantée dans une zone industrielle de campagne. On la voit depuis le train, dans un pays qui invite à en descendre – c’est ce que je ferai à ma prochaine visite, je prendrai le train – à faire un tour dans pays, à ne plus penser aux affres des vérités judiciaires ou policières ni à toutes les autres qui semblent tenir à un fil.

 

A l’instant, dans ce midi d’automne, le soleil est une aubaine qui génère un sentiment de perfection du jour. Je décide d’aller balader ma perplexité, de trouver un lieu, un village, un chemin de forêt, me laisser surprendre par leur présence séculière faire quelques pas, revenir à l’essentiel, chercher dans ce pays qu’on dit perdu un peu d’agrément dès lors que je me suis extrait de la prison, des brumes et, pour quelques heures, du carcan que l’on s’impose, le jour, la semaine, la vie. Une route, puis une autre, vers cette église là-haut, comme un appel vertical, une surprise couleur pastel.

 

Arrivé au village, à côté de l’église, je vérifie mes appels du dessous des brumes et réponds à l’un d’entre eux. Je dis le nom du lieu où je me trouve et j’entends : « c’est un des plus beaux villages du pays, il y avait eu un crime à l’époque dont tout le monde parlait ». Avais-je besoin d’être rassuré sur la beauté du lieu qui s’impose plus encore par la confirmation de mon interlocuteur ? Un hêtre, un grand hêtre à côté de l’église domine le village et la contrée dans sa lumineuse rousseur. On devine une rivière puis le regard porte sur les bois et les préalpes. Un sentiment de profondeur, de jeux de lumières autant que d’obscurités, une densité. Je ne connaissais pas cet endroit qui est en effet superbe, porteur d’une âme qui sur l’instant dans ce grand soleil d’automne se ranime en moi. Maracon, ce nom il est vrai a été beaucoup prononcé autour de nous. C’est un souvenir d’enfance. Le lieu paraissait lointain, au fond du pays.

 

Aujourd’hui, alors que j’y suis, c’est le lieu qui est accessible et le temps qui s’échappe. Toujours cette dualité. Ce nom de village, qui le prononçait ? Ce mot crime, pourquoi résonnait-il ainsi ? Ce devait être en famille, en société. C’était une affaire, unique, une intrigue dramatique ancrée dans le langage et les émotions du pays.

 

Je ne vais pas m’embarrasser l’esprit avec cette affaire. Tout ce qui nous passe par la tête crée une surcharge que l’on organise tant bien que mal. Je suis venu pour me promener, me changer les idées en un lieu qui s’y prête. Je fais le tour du village et m’imprègne de sa tranquillité. Me revient à l’esprit cette constatation qui, de plus en plus, me gagne, ce sentiment de la richesse, de la complexité du réel dans chacune de nos journées, le sien et celui d’autrui. L’immobilité du village m’apaise, j’en fais le tour et prend le premier chemin qui semble mener à la rivière; elle me paraît bien encastrée au fond d’un vallon mais semblait, tout à l’heure, faire rêver l’ami qui me parlait. L’idée est de ne pas se perdre. L’émotion négative de la journée, je l’ai déjà éprouvée dans la prison avec le gardien et l’ invisible supérieur hiérarchique. On a parfois droit à plus d’une émotion négative par demi-journée, mais là, je fais le choix de me préserver. Retenons-nous d’observer qu’ils sont étroits d’esprit. C’est insultant. Ils ont leur vie. C’est peut-être moi qui le suis. Mais en songeant à la marche de la justice et de ses administrations, il n’est plus possible quand l’expérience se prolonge d’échapper à un vif sentiment de déception. C’est mon cas désormais et je tente d’utiliser cette déception comme une sorte de catalyseur biologique pour poursuivre et perdurer.

 

Le sentier est docile. Un vrai compagnon, une invitation, un rappel de la beauté du monde et de celle de mon pays dont je me fais tout un monde. La rivière tient ses promesses, les feuilles sur les arbres et sur le sol sont au meilleur de leurs couleurs, si splendides qu’on écarte l’idée qu’il s’agit à vrai dire d’une parure due à un processus de décomposition. Improbable réalité, invérifiables vérités. Là, c’est la vie, la décontraction et même un certain enchantement. En boucle les pensées. Toujours en nous quelque chose revient et s’obstine. Ce crime, c’était quoi au juste ? Je n’en ai aucune idée. Je me souviens de la crainte qu’inspirait son évocation. L’histoire était fameuse. Il s’est passé quelque chose qui résonnait sombrement dans le pays.

 

Cette facilité est étrange. Elle peut sembler correspondre à un geste outrancier, respect dû au mot culture, mais le phénomène est lancé, je peux vérifier en marchant si cette affaire a laissé malgré son ancienneté quelques traces sur internet. Pas grand-chose à vrai dire, mais elle a sa page Wikipédia. Elle a franchi le millénaire. C’était le 19 juin 1949. Je n’étais pas né. Deux jeunes femmes, nées en 1931 et 1932, elles avaient 17 et 18 ans, ont été tuées, tout à tour, d’un coup d’arme à feu par un homme qui n’a jamais été identifiée ni a fortiori retrouvé. Peut-être, c’est l’une des hypothèses entendues, a-t-il été retrouvé sans avoir été identifié. L’affaire a pris de « l’ampleur », selon la page que je consulte. Le site permet de vérifier l’endroit où le crime a eu lieu.

 

Je presse pour « afficher cet endroit ». Il est là devant moi, à deux-cent mètres dans une campagne idéale et si calme. Je suis saisi d’un frisson. Le crime de Maracon c’est ici mais ce n’est pas maintenant. Il y a des crimes en tout temps et en tout lieu dans une continuité qui dépasse le plus avisé des entendements, une sorte de banalisation, on le sait bien. Des crimes qui disent tout, d’autres qui ne diront rien. Celui-ci a secoué le pays et au jour du drame, plus que le mot, plus que le lieu, deux jeunes femmes ont été surprises dans leur promenade d’été et dans leurs vies et tuées d’une balle dans le dos pour l’une, dans la poitrine pour l’autre. Leur corps ont été transportés dans les bois vers la rivière. Dans ce bois, vers cette rivière. Je décide de surmonter cette deuxième émotion négative de la demi-journée et de poursuivre mon chemin. Mais, pour faire le vide, il y a mieux que l’évocation d’un tel crime qui ne s’y prête guère. La rivière a creusé un lit ma foi fort profond, je ne m’y aventurerai pas. Le sentier ne fait pas faux-bond. On traverse un pont. Une ferme, du bétail, des champs, le tout sous la surveillance d’un sommet qui s’impose sans vanité, le Moléson. Un jour de soleil comme celui-ci ce pays dispense une panoplie de belles sensations et tant pis pour les autres jours. C’est aussi ça, carpe diem. Elles ont dû éprouver ce type d’émotions ces deux jeunes femmes. Il faisait beau ce jour- là.

 

Un 19 juin. En 1949. Le même pays, la même plénitude du moment. La vie quand même, comme on la prend. C’est lointain, passé, dépassé, et c’est très actuel. Pendant ma balade, comme si j’étais enfant, je n’ai cessé de tourner mon regard vers ce lieu. Je rebrousse chemin, repasse le pont et m’imprègne de cet instant. Le passé, le pays, le langage sont porteurs d’histoires qui fondent nos émotions, nous le savions. En certains lieux, à certains moments, cette vérité sonne comme les cloches pour les vêpres. Il faut le vivre. Il faut y aller. Il faut en être.

 

De retour en ville, j’ai laissé libre cours au kaléidoscope émotionnel et sensationnel qui ne cesse de tourner en nous. A certaines heures, le spectacle intérieur est étourdissant, le sommeil, paraît-il, permet de lester ou d’organiser, ces idées et ces sensations avant qu’elles ne se transforment en chimères. Mais rien ne se déroule comme nous en déciderions si nous pouvions maîtriser ce spectacle mental. J’ai surfé sur internet au soir de ma balade à Maracon. Les hasards habituels ont vite été écartés. J’ai demandé à l’outil moderne, espèce d’oracle numérique, de m’en dire plus, sur cette date et ce lieu. J’ai vite trouvé un documentaire tourné en 2003, accessible, sur le site de la RTS ayant pour titre « le poison ». C’est un beau travail. Le tournage a été effectué cinquante-quatre ans après les faits. Il y a douze ans de cela. Le roulement du temps peut être saisi par l’écrit, le dessin, le film. 1949, approximativement fixé sur quelques supports s’est dissipé dans les archives et les mémoires. Ce documentaire, qui déjà vieillit aussi, est très précieux, pourvoyeur d’une information réactualisée, et partant réajustée, mais ne pouvant l’être continuellement eu égard à l’éloignement du temps et à la disparition des gens, quels que furent leurs rôles, leurs présences et leurs pouvoirs, sur les impasses et les questionnements de cette affaire. Les frères et sœurs des victimes ont accepté de s’exprimer, de même qu’un témoin qui a croisé les victimes et vu l’agresseur quelques instants avant les faits. Le gendarme Pahud, qui dès son arrivée sur place le soir des meurtres, alors qu’il débutait dans le métier, avait mené l’un des pans de l’enquête, a accepté de prendre part à ce tournage.

 

Les corps deux jeunes femmes ont été retrouvés dans un bois, près d’un ruisseau, au bas de la route menant de Semsales à Maracon. C’est un agriculteur qui les a retrouvées à 19h30, ce dimanche 19 juin 1949. L’auteur du documentaire, Stéphane Boël a eu accès au dossier rendu public en 1999. Les images des corps tels que retrouvés sont rapidement montrées ainsi qu’un dessin de ces corps annexé au rapport de police du 20 juin 1949 des gendarmes Pahud et Pasche. La scène du crime est double: le lieu des coups de feu et le lieu où les corps ont été transportés. Des taches de sang sur la route ont permis d’établir que les victimes, mortes ou agonisantes, ont été déplacées. Le gendarme Pahud a passé une partie de la nuit près des deux cadavres qui ont été ramenés le matin suivant au village de Semsales sur un char tiré par un cheval. Elles s’étaient rendues aux vêpres à Semsales. Elles marchaient vers Maracon dans le but de se rendre à une fête un autre village plus loin.

 

Le documentaire a pour but admis de tordre le coup à la rumeur publique, le poison. Il le fait de façon convaincante et démontre le ridicule de certains propos et de certains personnages. Ce qui chez l’homme est fruste et grossier sans espoir de retour. Avant les réseaux de la planète informatisée, les commentaires internet, la malveillance, rude, définitive et profonde, la rumeur virale, les faux-bruits et les vrais silences avaient déjà prise dans le landernau.

 

Mêmes inimitiés, même rage froide, mêmes claustrations. On ressent le mal qu’a pu faire ce drame jamais résolu entre des villages et ces familles sur maintenant près de trois générations. L’auteur n’est pas débusqué. Le crime demeure énigmatique dans une partie de son déroulement. Le tueur, qui a utilisé des armes semblables à celles avec lesquelles on tuait les lapins est demeuré inconnu. Jamais pris. Jamais identifié. Le silence, dans ces forêts, est encore le sien.

 

Cette affaire en évoque d’autres. Dans un passé récent, la tuerie de Chevaline près d’Annecy, perpétrée sur une famille anglaise le 5 septembre 2013 ressemble au crime de Maracon. L’auteur se cache dans la campagne pour y suivre ou y attendre ses victimes. Il disparaît définitivement et les enquêteurs planchent sans succès. Le crime de Lurs, du 5 août 1952, trois ans après l’assassinat des deux jeunes femmes de Semsales, des coups de fusils dans le dos, une famille anglaise également, dans la campagne, en été. Une affaire criminelle nationale en France, un coupable désigné. C’était l’affaire Dominici sur laquelle Jean Giono, qui a suivi le procès, a écrit un texte tout empreint de perplexité. Je pense aussi et je ne sais pas encore très bien pourquoi au vampire de Ropraz, en 1903, dans la région de Maracon, un acharnement sexuel sur une jeune femme morte et enterrée puis déterrée à cette fin. Jacques Chessex a écrit sur cette affaire. Tout ce que j’en sais, c’est de lui que je le tiens.

 

Qu’est-ce qui fait qu’une affaire soit une affaire ?

 

Certains crimes font peu de bruit, n’évoquent rien que leur propre survenance, ne parlent pas. Ils se déroulent, s’accomplissent – le crime est un accomplissement, morbide, mais un acte accompli – dans une normalité qui fait que la police intervient et que la loi s’applique. Pas toute seule, mais elle s’applique. Ils sont jugés, archivés et ne passent pas à la postérité. D’autres sont des tremblements de pays, chacun en est saisi. Pour tous les crimes pourtant, ceux qui sont des affaires et ceux qui n’en sont pas, la complexité est présente, indécelable, dans la tête des tueurs, dans l’absurdité du hasard et des volontés agissantes, chez les enquêteurs, les juges, dans le dossier et partout dans le public au sein duquel sont déjà recensables les auteurs et les figurants de la prochaine affaire. Roulez tambours. A Maracon, il n’y avait pas de bruit, un beau silence de campagne suisse à l’entrée de l’été de 1949. Puis les deux coups de fusil à lapin, les va-et-vient de police durant la nuit et les roues du char le lendemain. Un crime nous fait penser plus fort à la vie qui file et se défile. Va savoir pourquoi. A ce point.

 

Ce qui ne s’est pas passé cet hiver. Je veux dire: ce qui s’est passé.

 

Je réfléchissais, serein, aux déboires de la réalité des mondes auxquels la vie nous fait prendre part, de près ou de loin, et nourrissait cette réflexion en réunissant quelques informations sur l’ancien crime de Maracon, par curiosité et par émotion, pour me donner le sentiment de revenir intelligemment sur une intrigue mystérieuse et irrésolue. Je racontais silencieusement à mes grands-parents disparus, une histoire qui, alors, les avait inquiétés et peut-être fascinés. Les trois syllabes Ma-ra-con avaient, dans leur vocabulaire, pris une teinte, une résonnance inquiétante et glaçante, un accent diabolique.

 

II

 

Il ne faisait pas froid et « par dizaines », selon une source bien informée, dès les premières heures, certains d’entre nous sont tombés. Les attentats de Paris du 13 novembre 2015. Ils leur ont tiré dessus, dans le dos, de face aussi, et face contre terre. La terreur est perceptible à l’autre bout de l’hiver. L’émotion, tout de suite et avant tout. Un sentiment physique, rien d’idéal, d’une faute éternelle de ceux qui dans le vide de leur être, ont fait cela. Cette collection de meurtres dans l’histoire des hommes. « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » dit aujourd’hui le Premier ministre français. Faut-il appeler le voisin, de table ou de palier, le journaliste, le policier, le sociologue ? En premier lieu, il faut écouter son émotion, percevoir ce qu’il y a en elle de volonté de survie, sa propre survie, et celle de l’autre, de la victime qui n’a pas survécu, qui a reçu une balle de face ou dans le dos.

 

En second lieu, et ça ne se fait pas, il faut apprendre, s’y obliger, s’en donner les moyens psychologiques et intellectuels. Apprendre à dire son émotion, à hauteur de la force et de la profondeur de celle-ci, un mot qui doit prendre de la valeur – laquelle valeur en prendra pour le coup aussi, se nourrirait d’elle même si quelqu’un le peut – creuser en l’autre, neutre, innocent ou coupable, le sillon ou le gouffre, qui sera le lieu de passage de ces flux émotionnels allant vers un avenir, parlant aux pierres et aux âmes avant même leurs naissances. Je rêve, je sais. Benoîtement. Je suis frappé de candeur. Je m’exerce dans le vide à un peu de spiritualité.

 

Mais ce vide est différent de celui que l’on observera en ceux qui ont fait cela et le feront encore. Il confère un espace pouvant être utilisé à d’autre fins que la fuite dans la mort, égalisatrice paraît-il. Avant l’égalisation, il y a quelque chose à faire. Ou rien, ou différemment, pour soi et pas seulement. En l’absence d’une spiritualité vive, riche et sereine, je ne peux que vivre entre action, passivité, émotion et pensée. Ce n’est pas rien, et pour cela seulement je suis heureux que l’on ne m’ait pas encore tiré dans le dos et malheureux, de plus en plus, de la conscience de ce qui s’est passé et se passera encore. Sommes-nous un chiffon dans une machine à laver ou un cône ou un bâtonnet dans la rétine d’un Dieu en devenir?

 

Jouer à croire en la seconde hypothèse.

 

Semble me défier, sur la pile de journaux, le « Nouvel obs », ancienne appellation, replié à la page de l’article consacré aux propos du Premier ministre. Semble. Il ne me défie pas, le réel est silencieux. On ne sait pas grand chose du réel sans cesse en nous réinventé. Le portrait à l’encre du premier ministre, est bien fait, réaliste et parlant, renforçant l’impression de défi. Je relis l’article sur la « culture de l’excuse ». Il ne faut pas « rechercher ». Réagir plutôt que comprendre. Réagir, bien sûr, police, justice, politiques, militaires, culture, si l’on veut bien d’elle. Mais ne pas chercher à comprendre c’est inviter l’agresseur à persister dans son obstination à ne pas chercher ni à comprendre. Je suis à mon tour agressé par cette tentative officielle et en haut lieu de briser la volonté de comprendre, qui déjà se brise naturellement de jour en jour sur les roches des terres de la complexité.

 

Pour le Premier ministre, pas de complexité, ni de perplexité, mais de la politique et de l’action. L’avenir ne prendra probablement pas la peine de lui répondre. L’avenir aussi est silencieux. La réponse vient à l’instant. Elle laisse une sensation de violence dans l’échange, dans tous les échanges. Inviter à ne pas chercher à comprendre les causes de la violence est un comportement porteur de plus encore de violence.

 

Il est difficile de garder son calme, d’être paisible, sous la menace et dans la confusion. Il faut bien sûr distinguer, les tueurs du Bataclan, de Ouagadougou, ou d’ailleurs, du désaccord politique, judiciaire ou verbal. Il n’y a pas de lien ni de similitude. Aujourd’hui, les catégories de violences paraissent définies, par l’effroi, la stupeur, la vacuité de l’acte et sa réalité. Et dans la vie de tous les jours, avec ses images vues ou intériorisées d’hommes agenouillés dans le désert, de spectateurs apeurés et visés, nous refusons ces actes mais nous perpétuons une violence à la petite semaine. La force des désaccords, l’effet des déceptions, le peu de cas de la vérité, le jeu avec le pouvoir font que nous nous épuisons à fuir la violence, à la combattre et à la créer, tout à la fois.

 

C’est aussi vrai dans le monde judiciaire, même si nous nous sommes éloignées de la barbarie depuis que la mort n’est plus la peine. N’est plus au nombre des peines. Nous ne sommes pas en Chine. Il n’y a pas de cordelette blanche tendue sur le cou à l’heure de l’énoncé du jugement. C’est une consolation, une vraie et appréciable consolation. Il n’y a plus d’instruments pénal pour punir autres que le carcéral et les vicissitudes conditionnelles de la liberté d’après. La justice se meut de cas en cas comme un lion de mer sur le sable. Rien à lier dans le corps judiciaire, si contraint et si libre, ni pieds ni poings. Je ne saurais pas quoi dire à un lion mer et ne sais plus très bien comment parler aux juges, avec le temps. J’imite des silences, je feins des allégeances et j’avance tout aussi emprunté qu’eux. Juges et lions de mer. Je suis prêt à renoncer au combat pour la vérité qui est une illusion supplémentaire. Mais je reste dans la course pour faire face à la réalité. S’y opposer quand elle est barbarie, s’en faire le chercheur vulnérable, quand elle est dévoilée et qu’elle propose de judicieux apaisements.

 

Ai-je lu cette page ? Sur le petit bar de la boulangerie, cette semaine, je n’ai pas pris la peine de lire tout l’article. J’ai regardé quelques instants la photographie d’une cellule qui semblait profonde. Assez spacieuse, étonnamment. Propre aussi, avec une fenêtre. Plus confortable, si l’on peut parler de confort, plus lumineuse, si l’on peut parler de lumière, plus accueillante, si … que les cellules réelles, celle de Breivink en Norvège, que toutes celles, celles et selles, de ceux qui restent à demeure en ces endroits. Il était question de la nouvelle prison pour jeunes de Palézieux. Toute prête. Pas assez occupée. C’était le sujet. La sous-occupation d’un centre de détention pour jeunes. Ça manque de jeunes et de détenus. Il faut trouver des solutions pour faire tourner. Faire tourner une maison d’incarcération.

 

Le gardien ce matin-là, qui m’envoya promener, manquait de temps. Désormais, il manque d’espace manquant. Il y a trop d’espace et pas assez de jeunes. On s’occupe très bien d’eux dès qu’ils sont désignés délinquants. Mais la délinquance serait en régression. Je n’y crois pas une minute, alors qu’il m’en restait cinq au jour de ma visite. Plus que cinq minutes. Pas beaucoup plus que cinq détenus. Où sont les autres ? Ils sont dans les prés et les préaux, sur les places et sous les ponts. Je crois à l’avenir de la prison. C’est-à-dire des bâtiments, au regain du carcéral. Mais je ne crois pas à l’avenir de la prison en tant qu’institution. Je ne crois qu’au dysfonctionnement que j’observe, aux Juges qui ne supportent pas qu’une phrase aille à son terme ou qu’elle ne mette pas un terme au raisonnement. La clarté des raisonnements et les ombres des prisons.

 

L’espace disponible qui attend. Ne comprenant pas tout, j’entends les émissions à la radio, avec les journalistes au ton clair et les intervenants qui sont là pour nous dire ce qu’en politique il est bien de dire à propos des jeunes et des prisons. C’est palpitant. Je m’étais échappé, ce jour de novembre. Fuyant, comme un poulain qui a fait son temps, les ombres et les espaces disponibles de cette prison à l’abandon qui appelle les jeunes. J’ai le souvenir du jeu avec les ombres, de la place laissée au soleil, des cellules apprêtées, du parloir, de la hiérarchie et des parlophones. De l’avenir du jeune qui était un pléonasme et qui ne l’est plus tout à fait dès lors que l’un est l’autre meublent la prison. Les architectes du bâtiment et ceux de l’avenir des détenus provisoires, condamnés ou internés . Des aspects sécurisants de la sécurité sécuritaire. Il y a de l’espace libre dans ces nouvelles installations. Je n’ai pas lu l’article par manque de temps et par aversion pour le trop plein de certitudes des bâtisseurs et la surcharge de disponibilité des lieux de détention pour adolescents qui constitue une étrange promesse. Justice rétributive, justice préventive, justice distributive. Sûr que ça se passe mal. Sûr que ça promet. Peine à suivre la science des architectes de l’ombre. Le visage fouetté par la pluie, j’avance en ville sans rien penser sinon par élans furtifs, alangui sous le crâne. Je devrais procéder à une critique construite du monde de la prison, développer des arguments qui tiennent et pourraient passer à la radio. Motiver, démontrer, apporter « mon éclairage » comme un dit avocat aujourd’hui dans la presse. Il entend apporter au juge son éclairage la semaine prochaine pour libérer l’un de ses confrères. Mais, je suis à la peine avec les éclairages modernes. Qu’est-ce qui est éclairé dans nos fourmilières actuelles et dans une vie de fourmi adulte? Nous avons confirmé l’existence des ondes magnétiques. C’est un acquis. Allons de l’avant.

 

J’ai le sentiment d’une lenteur explosive, de ciels noirs d’orages vivifiants et d’une complexité qui se rit de nos débats éclairants. En commun et séparément, nous vivons des désastres et nous nous en accommodons. Le soleil dépose devant les portes de la prison quelques éclaircissements. Je me confine dans les ombres absurdes de mes actions et jouis à pleine joie, malgré le désarroi, des forces précaires de ma raison.

 

Pourquoi s’intéresser au monde de l’incarcération? Par ce qu’il recèle de malheurs chroniques et par le fait aussi que ces malheurs réconfortent et rassurent ceux qui ont sauvegardé leurs libertés sans tout à fait savoir comment ni pourquoi. Par le continuum qu’il révèle, la nécessité qu’il fait fleurir en grossissant. Par les discours ébouriffants qu’il génère. Par la faconde démocratique et la façon de ne pas ouvrir aux veilles des élections les portes de nouvelles prisons. Par l’excellence de nos approximations, le rêve, la croyance, et la désertion de toute une panoplie de divinités, les changements de roues et de vérité. “Encore cinq minutes”. Le gardien m’a à nouveau réveillé.

 

Addendum mai 2020:

 

Eh bien mon garçon! en voilà des digressions.

 

Les jeunes suivent le fleuve et les prisons abritent les mêmes soleils. Tes colères se digèrent et ne sauraient constituer ta seule nourriture. Que cherches-tu par cette prose en brou de noix? Dommage que tu ne sois pas allé au bout de ton élan sur le crime de Maracon. La violence ne se redistribue pas. Elle est un éclat qui persiste au-delà de sa survenance. La justice aussi est une passagère qui t’ignore autant qu’elle de toise. Tu te méprenais sur la consistance de la logique du prédateur et de la proie. Cette seconde éternelle que surprend un élan définitif. Bonne chance à la nature et gare aux artifices. Embrasements, engloutissement. Tu fais bien de continuer à respirer, à nager et à marcher. Ne te méfie de l’écriture que dans ses premiers retranchements.

 

Novembre 2015 et mai 2020

 

 

 

 

 

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