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La valse des hôpitaux. A la veille du quatrième établissement.
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Il est tombé – juin

Qui aurais pu imaginer que nous étions sur un jeu de l’oie ? Un jeu immense à l’échelle de notre vie de tous les jours, mais vu d’en dessus. Comme les Dieux de l’Olympe qui manipulaient les marionnettes que nous sommes.Dans un premier temps, il fallait régler l’urgence: réparer, opérer, décider rapidement, rester dans l’incertitude. L’hôpital d’urgence où tout le monde court et personne prend le temps de vous dire: “Asseyez-vous, racontez-moi qui vous êtes, que faites-vous ici, qui est dans la salle d’opération, que voulez-vous savoir?”Nous étions dans l’ignorance de la gravité des conséquences de cet accident. Nous pension que mon père pouvait être sauvé, c’est à dire au moins rester en vie. Les médecins oeuvraient dans ce sens et nous avions l’espoirPuis ce fût le combat pour aller mieux, sortir de la salle de soins continus pour rejoindre les chambres plus tranquilles. Chaque jour mon père allait un peu mieux, mais la valse des infirmières et des médecins entretenaient une confusion et une instabilité constante. Mon père en souffrait, lui, le méditerranéen qui s’attache, sociabilise, s’accroche à l’humain. Pour ces relations-là, il n’y avait pas de place. A force de trouver des ruses pour parler au médecin qui courrait d’un patient à un téléphone, nous avons pu obtenir des bribes d’informations. Ce fut un choc de recevoir un coup de fil justement, d’une infirmière qui nous demandait du jour au lendemain si nous pouvions donner notre accord pour transférer mon père à Bâle.

C’était inconcevable! Mon père se serait senti perdu, éloigné de ses amis, de sa famille, entouré de gens qui parlent le suisse-allemand. Et nous aussi, nous étions sous le choc. Nous avons lutter pour trouver un établissement en Suisse romande. Il y en a un, un seul. Malheureusement, il n’admet pas les retraités Nous aurions dû nous méfier de ce mot “retraité”, mot camouflé pour dire “vieux”.L’âge devenait le facteur numéro un, mais mon père était en parfait état avant l’accident, malgré son âge. Sa force lui avait sauvé la vie, l’avait fait traverser deux opérations, survivre à tous les traitements. Il était là, bien vivant, lucide et très énervé de toute la situation.

 

Le deuxième établissement nous est apparu comme un baume apaisant après l’urgence. Une équipe stable, quasiment familiale dans un bâtiment du siècle passé, bien large et aéré. Mon père faisait des progrès et le moral revenait. Nous allions le voir plusieurs fois par semaine ses amis, ses voisins, venaient aussi. Cependant, il dormait mal, se laissant envahir par des cauchemars, immobile dans son lit d’hôpital. La nuit a toujours été le séjour de ses angoisses et dans cette épreuve, elles avaient toute leur raison d’être. Et, pour la première fois, l’équipe médicale parle de para, non, de tetraplégie.La consternation.Mon père qui avait vécu une carrière internationale, voyagé et travaillé dans le monde entier, se retrouvait dépendant dans une chambre à quatre. Avec sa faculté de se faire des amis, il s’est lié d’amitié avec son compagnon d’infortune dans le lit d’en face.

Un monsieur d’une île lointaine, joyeux et cultivé. Contrairement à mon père il pouvait se lever et devenir l’allié de mon père. Ce fut un moment difficile lorsque ce monsieur rentra chez lui.Devant l’enthousiasme et l’amitié de ses amis, les progrès se firent de plus en plus rapides. Puis tout s’écroula. Les assurances, les médecins… il fut décidé que les soins s’arrêteraient. Nous avions gagné, à grands efforts, un mois de plus par-ci par-là. On nous avait prédit huit mois de soins pour arriver à un résultat et voilà que quatre mois après l’accident nous étions confronté à un mur. A nouveau, grâce nos grandes manoeuvres et le soutien de ses amis, nous avons trouvé un troisième établissement, en Suisse allemande cette fois. Nous l’avons accompagnés en ambulance, installé dans ce centre de réhabilitation, le top! Mon frère et moi n’avons pas économisé nos peines, prenant tout en main, son administration, son bien-être, son confort. Le troisième établissement est proche du nirvana. Grandes baies vitrées, personnel qualifié, un parc, une cafeteria digne de ce nom, de la lumière partout. Nous sommes rassurés que mon père va s’en sortir. Nous l’installons, donnons les recommandations à l’infirmière, puis à l’autre infirmière, en allemand, anglais, français… Nous partons à contre-coeur avec l’impression de l’abandonner. Chaque week-end, nous reviendrons et toute la semaine, nous espérons que tout se passe bien.

C’est difficile de laisser son père, de ne pas avoir de nouvelles, ne pas pouvoir lui téléphoner, passer lui dire bonjour, voir si tout va bien, égayer sa soirée. Tout le monde se dit que c’est pour le mieux.Au contraire, le premier mois est un enfer pour lui. Il a une blessure qui ne s’est pas refermée et qui traîne depuis le début. Le sevrage des médicaments, trop nombreux, l’alitement continuel, le changement d’environnement, tout cela le met dans un état d’agitation et de souffrance quotidienne. Ne comprenant pas l’allemand, il riposte en grec ce qui n’arrange pas la communication. Même à nous, il parle en grec.De guerre lasse, je demande à ma fille de lui rendre visite et de lui parler dans sa langue maternelle. Qu’elle ne fut pas sa surprise quand il lui répondit: “Pourquoi tu me parles en grec?” Ce fut le début de son retour de conscience parmi nous.Un jour, je pris conscience, moi aussi, qu’il avait beaucoup maigri, à force de ne pas bien manger. La nourriture était immangeable comparée à la cuisine de l’établissement précédent.  Il parlait moins, ne s’intéressait pas au monde. Nous nous demandions s’il pratiquait encore des exercices de physio, d’ergothérapie. Le jour était loin où il aurait besoin de son maillot de bain pour aller dans la piscine de l’établissement. Nous avons décoré sa chambre. Des fleurs, un poster de la Grèce, des cartes postales, des chocolats, de la tapenade. Mon frère vérifiait les aliments dans le frigo, étiquetait les petits pots confectionnés pour lui.

L’équipe a dû nous trouver très invasifs à la fin. C’était notre façon de contribuer à son rétablissement. Pourquoi j‘utilise les verbes au passé? Rien n’est encore terminé et peut-être que tout est déjà joué. Nous arrivons au présent. L’assistante sociale nous téléphone pour nous annoncer qu’elle a transmis le dossier pour trouver un EMS près de chez nous. Il doit y avoir une erreur! On avait dit que cela prendrait des mois, et voilà qu’à peine trois mois plus tard, ils retournent mon père à l’expéditeur!A nouveau: cris et chuchotements. Les avocats nous aident. Nous avons cherché et trouvé des témoins de l’accident, interrogé, récolté des informations. Oui, tout cela, mais, nous dit-on – Voyez-vous, il est âgé.

– Mais il n’en serait pas là sans cet accident!

– Ah, mais il est quand même âgé. Et c’est la seul chose qui semble compter désormais. Compter. Voilà le mot magique. La RC des transports publics comptent, les assurances comptent, les médecins comptent et mon père, lui, ne compte plus. Ah si, il compte encore pour l’EMS qui calcule le risque ou la chance d’avoir ce patient ou plutôt “résident” qui aura besoin de soins 24/24 heures.

Nous allons visiter l’EMS une première fois, une deuxième fois car la première fois ce n’était pas le bon moment. Entre les deux visites, la place était prise. Miraculeusement, la place s’est libérée à nouveau. Un décès probablement. Cette fois, nous réservons provisoirement la place. Nous n’admettons pas le fait accompli sans avoir eu l’entretien avec le médecin. Nous ne pouvons pas nous entretenir avec lui par téléphone, car il ne parle ni le français, ni l’anglais. Nous attendrons le rendez-vous avant de confirmer la place.Mais déjà, la machine infernale se met en marche. Vos papiers, une garantie de paiement. Six mille, peut-être huit mille francs.

Soyons, réalistes: Qui peut s’offrir l’EMS? Aujourd’hui, l’assistante sociale nous apprend que la place n’est plus libre. La raison: votre père est un cas trop lourd. Il faudrait l’envoyer peut-être à Berne.

Faut-il parler au passé, au présent ou au futur? Où se situe mon père dans toute cette histoire. Nulle part. Il n’a plus sa place dans cette société. Les personnes âgées sont humbles, tranquilles et ne se révoltent plus. Vous ne saurez jamais ce qu’il est advenu de toutes ces personnes qui ne comptent plus mais qui rapportent.

Je garde de cette période de trois mois en Suisse allemande un goût amer. Mon père était complètement coupé de son environnement familier, le suisse allemand ne lui convenait pas, la froideur du personnel infirmier était palpable, peut-être à cause de la langue ou d’un état d’esprit totalement différent. On est là pour performer, pas pour peser. D’ailleurs la plupart des paraplégiques sont jeunes. Au bout de quelque temps, ils ont déplacé mon père dans une chambre sans issue, avec vue sur un mur de briques. Terminé la belle vue sur le jardin et le lac.

 

Il régressait et se refermait. Cela se voyait à ses bras croisés sur sa poitrine dans une attitude figée, comme une momie qui se protège. Il protégeait son intimité ou ce qu’il en restait.

 

A force d’être couché la voix se déforme. Les cordes vocales abandonnent. Parfois mon père avait réussi à me téléphoner par l’intermédiaire d’un soignant compréhensif. Quelque fois il me téléphonait juste pour pleurer au téléphone et c’était insupportable. Je me sentais si impuissante à soulager sa vie si loin de nous.

 

Mais bientôt il irait plus loin encore.

 

Suite de “Il est tombé”: Juillet

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