Chapitre 1
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Vacances 1976, entre amis athlètes de dix-huit. Comment ça c'est passé, comment cela a tourné.
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Ces mystères qui nous dépassent et dont il ne nous reste qu’à feindre d’en être les organisateurs selon les mots bien connus de Jean Cocteau. J’étais, selon mon souvenir, l’organisateur de ce périple d’été en 1976, nous étions quatre amis du monde régional de l’athlétisme, l’été de nos 18 ans, et avions prévu de participer à quatre meetings en Suisse alémanique. Courir à Aarau, puis deux jours plus tard un 1500 mètres à Zofingue, et enfin deux autres courses je ne sais plus où, un autre stade, une ville suisse alémanique, Zurich ou Schaffouse. Ron Clarke, l’Austalien, avait battu ses records de légende, 10’000 mètres et 5000 mètres sur les pistes cendrées de Scandinavie, Olso, Stockolm et Helsinki. S’inspirer de lui, avec ce petit tour en Suisse commençant aux bords de l’Aar dans le prolongement de la chaine jurassienne. J’allais devenir en quelques jour de juillet avec mes amis un champion du monde en puissance Chaque nouvelle foulée des uns ou des autres créant un petit segment d’une épopée à laquelle il suffisait de rêver pour la réaliser. La nature complice nous attendait, le sort fraternel allait suivre et nous rattraper, une certaine gloire semblait s’impatienter de nous révéler. Nos corps aussi se faisaient générateurs d’un triomphe impatient de nous servir.
L’amitié était nichée dans nos histoires de vie et dans les promesses qu’elle devait nécessairement contenir. Le possible valait force vive, clef des champs, des vergers et des pistes vers de plus amples et soyeuses libertés. A dix-huit ans, le ciel, les routes, les horizons boisés menaient aux confins du réel et du possible. Je n’avais pas lu Musil mais on me mettait Baudelaire sous le nez je devais connaitre Elévation depuis peu. Ce poème déploie son effet sur le champ et mes amis voyageur avaient su m’en faire profiter et j’en profite encore, «(…) au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers (…). Il faut comprendre et accepter qu’un poème parfois se lit d’abord en partage, une sourde clameur que le temps peut enrichir jusqu’aux instants futurs d’un plus clair isolement.
Le soir, j’ai dû courir un 3000 mètres, c’était je crois à Aarau. Découverte des sentiers d’échauffement, appréhension, lourdeur physique. Les jambes et le cœur, la respiration pour moteur. On se demande ce qu’on est venu faire en ces lieux. Puis on enlève le survêtement, le départ est donné, il faut se faire au rythme et à la souffrance. La préparation n’était que mentale. Une sorte d’asphyxie nous gagne, c’est avec elle que l’on joue et défie ce corps qui nous implique. Encore deux tours, ce devait être le moment d’accélérer. On ne comprend pas très bien le rôle que l’on s’est attribué, les raisons de l’effort, pourquoi je ne suis pas l’arbre ou le renard, un poisson dans le fleuve. Les encouragements des amis, c’est déjà l’arrivée. Temps médiocre, essoufflement sur soi apitoyé. Nouveau décrochement mental, j’ai tout réinventé et ne me souviens pas ou que très peu de cette course et de cette chaude soirée qui pourrait avoir été pluvieuse. La présence de mes amis vivant à leur façon ce moment. Nos rêves étaient éclatés déjà dans la différence, autres rapports à la gloire et à l’efficacité. L’adolescence peinait à préserver ses forces en nous hâtivement déployées. Elle s’appliquait à faire de chacun des êtres différents à un point tel que personne ne s’en doutait. C’est ce que retenait l’amitié communément vécue, jusqu’à la rapide apparition des toutes naturelles distinctions que le surmoi appréhende mieux que le moi, sans jamais le restituer.
Je ne pourrais dire comment on a voyagé, voiture ou train. Pas de voiture probablement même si l’un ou l’autre d’entre nous pouvait avoir obtenu son permis depuis quelques mois. Je nous imagine ainsi en train mais ça ne vient pas. Voyage à travers temps dès lors par la magie du déplacement et de l’être-là. Je ne me souviens pas non plus comment nous venait la musique, cassettes plus que CD qui n’avait pas fait son arrivée alors que les radios FM semblent avoir été toujours en vogue. Pas non plus de musique que l’on transporte avec soi. Elle arrivait de partout et cet été 1976, la surprise parmi les autres tubes fut « Bohemian raphsody » du groupe Queen, tant entendue et écoutée depuis lors qu’elle n’en n’est plus une. L’originalité qu’elle contenait semble avoir aujourd’hui disparu, pour ce qui me concerne en tous les cas. Les voix, la pochette, la vidéo, la maestria : talentueux ces nouveaux venus. Le texte surprend, chanté comme des lames de fond « Est-ce la vie réelle ou une fantaisie, pris dans un effondrement de pays, pas de possibilité d’échapper à la réalité ». Il était ensuite, mais nous ne nous y étions pas attardés, question d’un crime. C’était une musique nouvelle entre autres attentions, Leonard Cohen, Genesis et Bob Dylan que par ailleurs nous écoutions. Celui-ci plutôt ceci, celui-là plutôt cela. Lou Ree dont j’ignore tout encore sauf les quelques accords de son « Coté sauvage ». Loin déjà les Beatles (qui s’en étaient allés et qui reviennent toujours). L’assassinat de John Lennon était en devenir, nous en étions tristes déjà bien qu’il n’allait nous surprendre pour longtemps, que quatre ans plus tard. A vivre pour lui. Chacun avait sa musique dans un coin de sa tête et je ne sais plus rien de celle que mes amis auront au bout du compte, car nous y sommes, aimée finalement, par vagues probablement. J’ai une marque vérifiable dans mon abstrait carnet de souvenirs, nous avons assisté avec F. trois ans plus tard au concert de Leonard Cohen en novembre à Baulieu et à celui de Cat Stevens, le 4 décembre 1975 à Berne. L’ombre de la lune, le père à son fils, et cette femme d’Arbanville en son profond sommeil avec l’augure d’un réveil prétendument salvateur. Comptes et mécomptes de ce qui n’est pas fantaisie dans la vie. Chacun fait les siens.
Après le premier soir, les choses ne se sont pas très bien passées. Chacun voulait faire usage de ces heures d’été à la façon que lui suggérait son approche de la vie. La musique, la fumée, le refus de la fumée, le sport, son rejet, la performance et les distances prises avec la recherche de celle-ci. Ron Clarke était bien entouré et je me faisais censeur pour mieux l’imiter. Il avait réussi sa tournée scandinave et faisait rêver plutôt le je que le nous. Le corps endurant, les foulées conquérantes, l’égo valorisé. Difficile de ne pas mordre sur la piste d’à côté. Chacun dans son rêve avec une recherche constante de nouvelles extériorités. C’est de la plus naturelle et de la plus frappante des évidences aujourd’hui. Le temps, la vie et la mort aussi l’on démontré, rendu implacablement réel, d’un siècle ou d’une minute à l’autre. Nos desseins et nos destinées différaient et rapidement le ton est devenu moins amical. Nous nous sommes retrouvés dans un verger de cette irréelle Scandinavie qui ne fut qu’un pan du Jura – et c’était déjà beaucoup – à nous balader à cheval alors qu’aucun de nous n’était cavalier. Je vois des fleurs blanches, ce devait donc être des pommiers qui nous accueillaient et nous menaçaient.
J’ai failli chuter pour la seule fois que je suis monté à cheval. Ma monture (quel mot étonnant pour un autre vivant) ne m’a guère apprécié. Mes amis ont dû avoir quelques peines avec mes raideurs d’esprit. Ron Clarke absolument. La bête avec mes raideurs physiques, mauvaise utilisation de la force de mes jambes. J’ai vu les arbres défiler. Toujours pas de certitudes sur le nom des fleurs. Et je suis tombé. Je n’ai eu aucun mal et me suis relevé. Pourtant, c’est comme si je n’étais pas ressorti de mon évanouissement alors qu’à la vérité je n’y suis jamais tombé. Je ne sais plus ce qu’il est advenu de ce voyage en prétendue Scandinavie ni même du sort de nos amitiés. Quelques mots de travers, quelques silences bien fournis, mais aucune méchanceté, simplement le cours de la vie. Que sommes-nous ensuite devenus ? Je ne le sais pas non plus. Nos sorts respectifs ont été aussi différents que l’étaient nos personnalités lors de cette tournée scandinave qui n’en fut pas une. Je ne décrirai pas le cours de ces destins dont deux au moins ont déjà été interrompus. Par pudeur, par amitié, par la force du respect que m’inspire ces souvenirs. Réussir ses vacances, réussir sa vie et ne plus communiquer que par l’imminence de la mort qui constitue une donnée claire et constante dans nos vies. Je ne souhaite plus briller à l’aune des légendes qui détiennent les records du monde, ni même d’être premier violon donnant le la du sens de la vie. J’aurais apprécié et vais chercher à le faire encore inclure dans mes silences, mes gestes et par toute la panoplie de ce qui nous mène à l’expression, donner aux instants ensemble et au loin vécus, une force qui émanerait de soi, de nous et de toute entité permettant l’espoir d’une réalité médiane entre le néant et l’éternité qui apaiserait un peu la lente violence des fugacités dont nous sommes issus et qui nous font disparaitre.
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