a a a

© 2024-2025 1a Zahl

un Sisyphe ou les lumières du Nord

« Il avait ressenti une envie irrépressible de fuir. Ce besoin vital de cingler au loin : prendre la tangente, avant d’être frappé d’alignement ! Les mois passaient, identiques. Chaque journée était le clone de la précédente. La mélancolie semblait se plaire en ces lieux de désolation. ...
Reprendre la lecture

Disparaitre, se dissoudre dans l’obscurité, s’extraire de ce monde devenu si laid. C’était ça la solution ! Se réfugier au grenier ! Monter au débarras du monde et affranchir la société moderne de son existence.

Il arriva à Longyearbyen au Svalbard, à la mi-octobre. La lumière peinait à percer. Grenier du globe, par sa position géographique (78° nord), Longyearbyen, l’était aussi, car, depuis 2008, elle était devenue la chambre froide des générations futures. On y avait construit la plus grande réserve mondiale de semences de la planète. L’endroit avait été choisi officiellement, parce qu’il présentait des garanties climatiques et géologiques favorables et officieusement, parce qu’il était le plus à l’abri du monde et de la folie destructrice des hommes. Les greniers s’étaient toujours révélé d’excellentes caches.

A l’instar du vaste échantillon de semences, on trouvait également ici, un large panel de ce que l’humanité comptait comme âmes blessées, cassées ou torturées. Des gens venus s’échouer ici, en attendant des jours meilleurs. Quelque deux mille âmes, dont la majorité était concentrée à Longyearbyen. Il venait y ajouter la sienne, maigre contribution à ce stock disparate de mélancoliques à large spectre.

Il avait choisi de venir à la fin de l’automne, moment où la lumière prenait congé des lieux en même temps que les touristes. Il resterait quelques jours ici avant de se diriger vers Pyramiden, située à une cinquantaine de kms plus au Nord.

C’était une ancienne ville minière russe, qui avait été évacuée  un beau matin de 1998. Mille personnes y vivaient, et disposaient de toutes les infrastructures nécessaires (hôpital, gymnase, piscine, etc…) Dans les années quatre-vingt-dix, l’effondrement de l’URSS entraîna avec elle la prospérité de Pyramiden. La fin de la guerre froide allait figer pour l’éternité la ville dans sa solitude de glace.  Depuis, les années 2000, à la faveur d’un tourisme grandissant, cinq personnes étaient revenu y vivre. C’était exactement l’endroit qu’il lui fallait : 4 mois d’obscurité totale, la nuit la plus longue de son existence, une ville fantôme et des conditions climatiques extrêmes : voilà, qui conviendrait à sa peine. Ici, il allait en broyer du noir ! Et il ne manquerait pas de matière ! Il ne serait bientôt plus qu’une ombre portée, diffuse dans la nuit polaire. Il déposa son sac à la « guest house »  et prit la direction du Karlsberger Pub. L’établissement se targuait d’avoir le plus grand choix de whisky et cognac de toute l’Europe. De quoi l’occuper pour la soirée.

Quoi de moins banal qu’une nuit blanche pour démarrer une hivernation en Arctique ! L’endroit était chaleureux. Les murs, de couleur rouge framboise, conféraient au lieu une atmosphère particulière. Derrière le zinc, les bouteilles des différents spiritueux étaient soigneusement alignées et s’étalaient sur tout un pan de mur jusqu’au plafond. Sur les murs étaient exposées de nombreuses photos noir et blanc : des visages, des gueules cassées, burinées, tuméfiées par l’effort et le froid. Tous des mineurs ayant travaillé à la mine sept de Longyearbyen. Ces faciès en disaient long sur les conditions extrêmes que ces hommes avaient dû affronter : sur ce que pouvait être une vie d’Arctique.

Il connaissait le Svalbard pour y être déjà venu en été.  Il y avait accompagné quelques clients en kayak et en randonnée dans les baies glaciaires de Svéabukta et Borébukta qui faisait face à Longyearbyen de l’autre côté de l’Isfjorden. Une activité en pleine expansion, bien qu’elle restât artisanale en comparaison à celle des croisières arctique : véritable tourisme de masse.En été lorsqu’un énorme Ferry débarquait à Longyearbyen, la population de la petite ville triplait l’espace d’un instant, et ce, pour quelques heures seulement. Une sorte d’invasion aussi soudaine que surprenante. Il resta à Longyearbyen quelques jours, le temps des préparatifs. Cependant, le temps pressait, il ne fallait pas trop tarder. Les dernières rotations de bateau pour Pyramiden s’arrêtaient fin octobre avant que les eaux du fjord ne se figent dans les glaces. Une fois sur place, il serait définitivement coupé du reste du monde. Même les cinq habitants de Pyramiden, s’en allaient en Hiver pour ne revenir qu’en mars. Il avait contacté le capitaine du bateau « Eltanin » un voilier de moins de quinze mètres de long. Le propriétaire et capitaine, était un Polonais répondant au nom de Jurek. Un personnage dont la réputation n’était plus à faire ! Il avait écumé toutes les mers du globe et avait fait plus de naufrages que l’ensemble des skippers de Longyearbyen réunis. Mais ces tarifs étaient résolument les plus bas du marché. Sur le pont, l’odeur méphitique des vapeurs de gasoïl, saisissait à la gorge. Jurek était aussi bavard qu’un autiste muet ! Il ne posa aucune question. Il était de ces hommes que plus rien n’étonne. C’était une transition de rigueur pour la longue solitude qui l’attendait et Jurek était le dernier homme qu’il côtoyait avant plusieurs mois. Au moins, il n’aurait pas de regrets !

Une fois débarqué à Pyramiden et « Eltanin » reparti, il resta sur la grève et regarda longuement le voilier s’éloigner. Une larme perla sur sa joue et se pétrifia instantanément sous l’effet du froid. Il en fut étonné, car il ne ressentait rien ! Ni le froid, ni l’émotion, si ce n’est le vide abyssal qui s’ouvrait devant lui.

Soudain, la nuit s’écrasa sur ses épaules. Une nuit d’encre, lourde, épaisse, opaque, visqueuse, qui absorbe tout. Il s’enfonça dans le Noir sans résistance, tel un couteau perçant la plaie d’une chair précédemment lacérée.

Il était prêt pour cette incise Arctique !

2/

Les premières semaines, il sortait peu. Il restait confiné et s’enfonçait dans des abysses charbonneux. Le temps semblait compact, indéfini, lourd : il pesait des tonnes. Comme figées dans les glaces, les heures ne semblaient pas pressées. La nuit s’éternisait, opaque et visqueuse. Cette impression désagréable d’être un cormoran englué dans le mazout.

Il avait ressenti une envie irrépressible de fuir ce monde qu’il ne comprenait plus ou il n’avait plus sa place : ce besoin vital de cingler au loin : prendre la tangente, avant d’être frappé d’alignement !

Les mois passaient, identiques. Chaque journée était le clone de la précédente. La mélancolie semblait se plaire en ces lieux de désolation.

Peut-être était-ce, parce qu’ici, en hiver, la promesse de l’aube n’existe pas : demain, ne serait pas un autre jour, puisque de jour, il n’y avait point.

L’espoir, tout comme les grands migrateurs, quittait les lieux à l’automne pour ne revenir qu’au printemps.

Cependant, en ce début mars, la lumière reprenait doucement l’avantage. Bientôt elle serait déclarée gagnante par K.O. La nuit, déchue, abandonnerait les lieux comme on abandonne un navire en plein naufrage. La victoire serait pourtant de courte durée et rapidement le vaincu aurait sa revanche. En Arctique, ombre et lumière se livraient une lutte vaine, qui ne souffrait aucun vainqueur pérenne.

Ici, l’épiderme terrestre semblait atteint d’une dyschromie aigue. Les couleurs avaient déteints au lavage ! La palette était réduite à la portion congrue : noir et blanc avec peut-être quelques nuances de gris.

Dans ce décor digne d’un vieux documentaire de Frank Hurley, sa vie en clair-obscur, s’écoulait lentement à la vitesse de déplacement d’un glacier.

Seuls les jours où il croisait l’ours, lui offrait une variante à cette monotonie cotonneuse. Il l’observait à distance, heureux d’avoir pour seul compagnon un être si gracieux. Sans nul conteste, c’était lui, le roi de la baie.

 

Ce jour-là, il faisait très froid.  Il était parti réparer la sonde extérieure de la station météo, située sur une colline au-dessus de Pyramiden. Happé par son travail il n’avait pas vu filer l’heure. Aussi, quand il sortit du petit bâtiment, il fut surpris que l’obscurité fût déjà là. Il lorgna sur sa montre qui indiquait 15 h. Fallait-il qu’il soit stupide pour s’être fait prendre de la sorte ? Pyramiden était à 3 kms, et dans l’obscurité totale, si l’ours venait à l’attaquer, il serait beaucoup plus vulnérable.

Il alluma sa lampe frontale, et commença à descendre, sa main crispée sur le fut de sa carabine : une Mauser qui datait de la seconde guerre mondiale. Sa tête oscillait de droite à gauche promenant le halo de lumière pour repérer l’agresseur éventuel. A l’inverse de la pente, qu’il dévalait à grand pas, son angoisse ne faisait que grimper.

Le coup arriva de derrière. Lourd, puissant, implacable. Il sentit ses chairs se déchirer et une douleur vive l’envahir. Une chaleur intense se diffusa jusqu’au sommet de son crâne.

Dans sa chute, il avait lâché son arme.

L’animal s’acharnait et lui assenait de violents coups de pattes et de gueule.

L’un d’entre eux, plus virulent que les autres, sectionna la bretelle de son sac à dos et l’entailla jusqu’à l’os. Il ne réagissait pas. Faire le mort, il n’y avait rien de mieux à faire. Chaque coup était d’une puissance inouïe.

Le temps semblait suspendu, irréel : comme cristallisé. L’odeur de la mort empestait l’air. Pareil à ces vieilles demeures où le balancier de l’horloge comtoise, lassé de ses allers retours frénétiques, avait fini par abdiquer d’égrener les secondes : figeant ainsi les lieux, dans une ambiance funeste aux odeurs de naphtaline.

Soudain, l’animal sembla se désintéresser de lui au profit de son sac. Il le déchiqueta en quelques coups de gueule, puis il s’éloigna tranquillement laissant place au silence éclatant. Une légère brise lui caressait délicatement le visage tel un baume anesthésiant. La chaleur de son sang chaud, qui s’écoulait de ses plaies sur sa peau mis à nue lors de l’attaque, lui procurait, l’espace d’un instant une sensation agréable.

Il voulut se relever mais le noir se fit ténèbres, si bien qu’il sombra.

Lorsqu’il reprit connaissance, son premier réflexe fut de regarder sa montre. Elle marquait 18 h. Ses esprits retrouvés, il tenta d’analyser la situation.

Sa jambe semblait brisée, de multiples plaies ouvertes donnaient à son corps des allures de pantin de chiffon. A chaque tentative pour essayer de se redresser, il vacillait et retombait lourdement dans la neige devenue pourpre. Maintes fois, il récidiva avec une obstination qui confinait à la folie. Puis au bout d’une heure il finit par abdiquer.

Il avait commis deux erreurs de débutant: se laisser prendre par la nuit et laisser de la nourriture dans son sac à dos. Ici les erreurs se payaient cash.

Ceux qui flirtent avec le Grand Nord savent que ses baisers peuvent se révéler fatals.

Sa frontale qui, malgré la violence de l’attaque, était restée sur sa tête, venait de rendre l’âme. Par bribes, lui revenait des flashes, des images furtives : fractions de secondes où, le halo lumineux, balloté dans le corps à corps, avait éclairé, l’espace d’un instant, son agresseur et que son regard s’était posé sur lui. Celle des crocs acérés de l’animal à quelques centimètres de son visage le fit à nouveau tressaillir.

Il étendit les bras en croix, les yeux fixés sur la voute céleste, comme s’il cherchait un témoin a sa sinistre situation.

A quoi bon lutter ? S’endormir lentement, laisser le froid l’habiter, l’engourdir, jusqu’à l’hypnotiser, et basculer doucement sur l’autre rive. Une mort douce, comme on disait dans les centres de soins palliatifs.

Le froid lui glaçait les sangs mais il anesthésiait la douleur. Curieusement, il se sentait presque apaisé si tant est qu’il ne bougeât pas, et que la douleur ne le rappelle à l’ordre.

Il allait crever là dans la solitude la plus complète. Après tout il l’avait bien cherché.

C’est alors qu’un événement incroyable se produisit. Soudain, le ciel s’embrasa. Des volutes de fumées vertes montaient en virevoltant gaiement.

La toile noire semblait avoir convoqué l’inspiration du plus fou des artistes. A l’aide de mouvements amples et désordonnés, le pinceau du maître, traçait de longues flammèches vertes sur la toile. A peine tracées, elles prenaient vie et se contorsionnaient un temps avant de disparaitre. La peinture semblait atteinte d’une forme de danse de saint Guy sévère : Des drapées jade, émeraude, anis ondulaient joyeusement : balai féérique, digne du plus grand des chorégraphes. Comme si des feux follets s’étaient donné rendez-vous pour une immense rave party. Ils dansaient frénétiquement au son d’une musique qu’ils étaient seuls à entendre.

Le spectacle était si grandiose qu’il en oublia jusqu’à son sort. L’antichambre de la mort se révélait être un «fauteuil d’orchestre».  .Cette beauté jurait avec sa situation critique. La vie, dans toute son ironie, avait cette faculté d’offrir le plus beau dans le pire des moments. Il sentait son corps peu à peu se vider lentement. Son esprit devenait confus. Soudain, il se sentit étranger à son propre corps : il en avait une vision extérieure et détaché. Chose très curieuse, il se voyait jouer à la balle ! Plus précisément au football ! Mais en guise de ballon, il shootait dans un crâne de morse. Des masses informes lui renvoyaient la  « balle » et à chaque fois que celle-ci traversait les airs, elle s’enflammait et illuminait le ciel d’un vert aux multiples nuances. Il se sentait de plus en plus léger.

C’est alors qu’au loin, il aperçut un pont qu’il n’avait pas remarqué auparavant. Il ne pouvait en apercevoir l’extrémité, tant il paraissait gigantesque. De part et d’autre, brillaient des centaines de torches qui semblaient lui indiquer le chemin à suivre. Sous l’emprise d’une attraction incoercible, il abandonna sa partie de foot, et se dirigea vers le pont. Alors qu’il le traversait, il s’arrêta un instant et se retourna. Mais déjà, l’autre rive n’était déjà plus visible, happé par un épais brouillard. Enfin il allait savoir ! Obtenir la réponse à cette question qui obsède l’Homme depuis la nuit des temps : L’herbe était-elle plus verte sur l’autre rive ?

Pour certains c’était l’espoir de toute une vie, pour d’autres… une sombre chimère. « 

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire