Créé le: 14.08.2024
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Un cadeau de la Mort
Lorsque la mort vient nous prendre ce que nous avons de plus cher, le deuil est souvent synonyme de peine, de rancœur et d'amertume. Mais la mort est peut-être plus que ça. Peut-être nous donne-t-elle quelque chose lorsqu'elle prend une vie.
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« Une personne ne meurt que lorsque son nom est prononcé pour la dernière fois. »
Une expression parmi tant d’autres que l’on s’empresse de prononcer pour consoler celui dont le cœur est perforé par le deuil. Comme un onguent miraculeux, ces mots devraient colmater cette brèche qui me pince lorsque je pense à elle, mais j’ai beau répéter son nom encore et encore, elle est bel et bien partie.
Pour l’instant, je souffre. Je veux être seul, lové dans le tumulte de mes pires émotions dans leur forme la plus intense. Je veux sentir la douleur et la peur au plus profond de moi, et puis vivre cette peine jusqu’au bout de mes doigts, comme si elle était la dernière chose qui retenait encore un peu cette personne auprès de moi. Je veux subir le deuil comme une punition. Pour quoi ? Je ne sais pas. Et je veux que ça cesse. Je ne veux plus avoir mal, ne plus être triste, et juste pouvoir vivre sans le poids des souvenirs et des regrets. Englouti par le tourbillon de mes idées les plus sombres, j’ai peur d’être seul. Je souffre.
Quelle tâche ingrate que d’être là pour la veuve, l’orphelin, les meilleurs amis abandonnés. On voudrait pouvoir trouver les bons mots et chasser d’un revers de la main les nuages, mais rien n’arrête les orages étouffants et les lourdes pluies d’été. Tout ce qu’on peut faire, c’est tenir le parapluie aussi longtemps que les larmes couleront le long des visages, limant des rides là où les sourires semblent lointains.
C’est peut-être ça qui compte. Tenir le parapluie. Même si l’on n’a face aux ondées brutales qu’une frêle ombrelle, être là pour les secondes d’averses comme pour les jours de déluge est le meilleur moyen de mener à bien sa mission.
Ils sont là pour moi. Ces gens qui se soucient, qui portent avec moi une partie de ce fardeau et qui souffrent probablement de me voir ainsi.
Mais elle, elle n’est pas là. Ou plutôt, elle n’est plus là. Mais pourquoi la sens-je plus omniprésente que jamais ? Même lors de nos instants partagés, jamais je ne l’ai sentie aussi proche que maintenant qu’elle est partie dans l’infini. Sa pensée me réchauffe et m’agresse. Son souvenir panse mes plaies et me tourmente. Elle a creusé ce vide dans mon cœur et m’empêche d’y sombrer.
Cette tension me déchire et me maintient.
Mort, pourquoi es-tu si étrange ? Alors que tu m’as sous ton joug, tu me fascines. Je te pensais être le mot « Fin » sur la dernière page d’une tragédie, et pourtant, tu sembles prolonger l’histoire et même en réécrire des pages. Depuis la nuit des temps, tu prends et jamais ne rends. C’est ce que l’on croit. Mais maintenant, je peux le voir. Par-delà ton immense cruauté, tu sèmes avec modestie des graines presque invisibles. De leurs arbres, on cueillera les fruits et on appréciera l’ombre, sans jamais se demander qui les a plantés.
À ceux chez qui tu passes, tu ôtes une vie et en offres une nouvelle, similaire mais différente. Plus intense, plus belle, plus triste, plus simple.
Ceux que j’ai perdus, je les aimais, et je les aime encore, peut-être même plus encore aujourd’hui qu’à leur départ, et moins que le jour où je les rejoindrai. Mais qu’ont-ils fait, à part disparaître ? Mort, que leur as-tu fait ? Que leur as-tu donné ?
Quand je pense à ces gens, je les revois et parfois, je les entends. Un cadeau aigre-doux que ma mémoire me fait. Je me sens chanceux d’avoir pu vivre ces instants que je rejoue de temps en temps dans ma tête, réchauffant d’une douce lueur mes entrailles. Je me sens aussi malheureux de ne pas pouvoir en avoir plus, creusant un oppressant vertige dans ma cage thoracique. Ces moments, quand elle était-là, étaient précieux, c’est vrai. Mais les appréciais-je autant que maintenant ? Ce sont pourtant les mêmes moments, peut-être même plus flous aujourd’hui qu’hier.
Ses qualités, Dieu sait qu’elle en avait, et je le savais. Je les admirais et les savourais.
Ses qualités, elle les a toujours, et en a même de nouvelles. Celles qu’on lui attribuait déjà sont maintenant encore plus admirables, et font même d’elle un modèle à de nombreux égards. Celles qu’elle ne possédait pas, on ne les a remarquées que plus tard. On en a même inventé certaines. Elle n’en avait pas besoin, mais son souvenir est dorénavant encore plus beau et nous sommes d’autant plus chanceux d’avoir pu la compter dans nos vies.
Ses défauts, ils étaient là. Tout le monde en a, même elle, même si j’aurais aimé prétendre le contraire. Elle était humaine, après tout.
Ses défauts, elle les a toujours, mais moins. Certains oubliés, d’autres ignorés, beaucoup censurés, car il ne faut pas dire de mal de ceux qui ne sont plus là. Ceux qui à l’époque provoquaient agacement et frustration ne sont plus si graves. On en parle sur un ton affectueux et on s’en sert pour souligner l’unicité du personnage. Comme l’épice qui apporte un agréable contraste à la douceur, on en vient même à les apprécier.
Des qualités sublimées par la mort, des défauts corrigés par l’amour.
L’au-delà serait-il un piédestal ? La mort, un panthéon auxquels s’inscrivent les êtres aimés ? On les chérit quand ils sont parmi nous et on les élève quand on les enterre.
Plus clair j’y vois, et plus je m’y perds. Pourquoi doit-on plus de respect aux défunts qu’aux vivants ? Mon dernier battement de cœur fera-t-il de moi une meilleure personne ? Quand j’y pense, cette idée me semble si étrange, mais pas nouvelle.
Nous aimons attribuer à nos aïeux sagesse et mystère, comme s’ils s’étaient, par leur absence, défaits de leur humanité pour atteindre un statut tout autre. Un dernier souffle et le temps qui passe en font les gardiens d’un savoir perdu, les protecteurs des générations futures, et les juges du présent.
Et si les siècles forgent leur légende, leur sagesse n’a pas à attendre si longtemps. Dans l’invisible que les morts rejoignent, ils accèdent à l’imperceptible et obtiennent les clés pour comprendre notre monde. En fermant les yeux, ils gagnent la vue. Celle qui permet de lire l’univers et d’en être un observateur privilégié. Comme si l’au-delà détenait des secrets qu’eux seuls méritent d’entendre.
Des secrets ? Parlons-en. Je la connaissais sur le bout des doigts. Maintenant, j’ai l’impression de ne connaître que la surface, tandis qu’ont coulé vers les tréfonds de l’oubli des anecdotes, des énigmes, des conseils que seule elle possédait. Toutes ces informations, elle ne les avait peut-être pas de son vivant. Maintenant qu’elle est partie, elle les détient toutes. Ces mots, plus précieux les uns que les autres, n’existaient pas et sont aujourd’hui inestimables, car inaccessibles. Et elle n’est pas la seule à posséder l’intouchable.
Tant de fois, j’aurais voulu entendre l’histoire derrière un artefact familial, derrière les sourires et les moues d’une vieille photo, derrière les liens noués au gré des rencontres, des disputes, des moments incroyables et des situations les plus banales. « D’où vient cette expression que seule notre famille utilise ? », « Comment cette malle poussiéreuse a-t-elle fini dans notre salon ? », « Quels étaient ses rêves et ses regrets ? ».
Parfois, ces questions sont posées à temps. Souvent, il est trop tard. Et, car la Mort est si cruelle, ces points d’interrogation ne peuvent que s’accumuler, nourrissant un sentiment de culpabilité et la démangeaison d’une curiosité qui jamais ne sera satisfaite. Je pense parfois à ces réponses que jamais je n’obtiendrai, comme si j’avais failli à ma tâche. Comme si c’était à moi de les récolter, les conserver et les transmettre au prochain gardien de la mémoire, mais que j’avais échoué par manque d’amour et d’intérêt.
Et ces secrets à collecter, le passé les multiplie et les sublime. Celui qui a une vie intéressante, on pensera de lui qu’il avait un vécu hors du commun, fait de hauts et de bas qui nous sont interdits à jamais lorsque cesse le pouls. Celle qui est discrète et réservée, on dira d’elle qu’elle était mystérieuse et que sa vie, dont nous ne connaissions pas grand-chose, devait foisonner d’histoires dont notre imagination esquisse des traits exagérés. Quant à ceux qui partent bien trop tôt, ils n’ont évidemment pas le temps d’accumuler les expériences croustillantes, mais ils avaient encore la vie devant eux. Cette vie qu’ils n’ont pas eue devient un potentiel jamais atteint. Des situations qui auraient pu, qui auraient dû, mais qui ne seront pas.
Honnêtement, qu’en savons-nous ? Sûrement moins que les Invisibles.
Mort, je me perds dans tes contradictions. Je vacille dans mes convictions. Je n’irai jamais jusqu’à t’adorer, mais je ne peux m’empêcher d’être fasciné.
Peut-être devrions-nous revoir l’idée que nous nous faisons de toi ? Il est peut-être injuste de ne ressentir que colère, rancune et injustice en pensant à toi. Tu ouvres nos yeux à ce que nous ne pouvions déceler et tu ouvres nos cœurs à ce que nous ne pouvions ressentir. Tu agis de manière si cruelle, comment ne pas t’en vouloir ? Mais tu donnes une seconde vie lorsque tu arraches la première. Alors, que devrais-je ressentir ?
Mes pensées s’emmêlent et trébuchent. Plus je suis proche de te comprendre, et plus je suis confus. Alors peut-être est-il temps que je m’éloigne. Il est temps que cette obsession cesse. Il est temps que je détourne mon regard de ton ombre, et que je me concentre sur la vie. Sur ma vie. Ma vie était si belle quand elle était là. Et, pour de courts instants, elle redevient magnifique quand j’y repense. Qu’est-ce que la rancœur face à la gratitude ? Si chaque moment était si précieux, alors je me sens privilégié d’en avoir eu autant.
Dans l’autre monde, peut-être en aurai-je de nouveaux ou peut-être n’aurai-je plus rien. Mais ce que j’ai eu, je le chéris, et c’est toi, ô Mort, qui m’as rappelé de le faire. Et cette clarté que tu me donnes est, en vérité, la seule chose que tu nous offres. C’est elle qui me permet de voir que tes contradictions sont réelles, mais que je t’ai donné bien trop de mérite. Les qualités et les défauts, le savoir et les mystères, les souvenirs et l’imaginaire, ce n’est pas toi qui les sèmes. Tu n’es que la Faucheuse.
Les graines, c’est nous qui les répandons. Et c’est par amour que nous donnons aux morts cette image qu’ils méritent, cet hommage affectueux qui survivra aussi longtemps que cet amour perdurera.
Un dernier cadeau que nous leur faisons pour les accompagner à travers le temps qui passe.
Un dernier geste pour exprimer notre gratitude.
Un dernier acte pour dire « Je t’aime ».
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