Un soupir de fin de journée. Un homme, yeux et peau olive, cheveux brun-noir. L’atmosphère était poivrée, vapeur de suie. L’homme se frotta le nez, leva le regard et tourna la tête en direction de son salon. La lumière était faible, mais suffisante. Il était là, au sol.
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À toi,

 

Me voilà. Me revoilà.

 

Mes mains, mes jambes et mon esprit tremblent. Ton odeur m’ensevelit. Sera-t-elle identique à jamais ? Ce mélange piquant de vétiver et de musc. Tu m’entoures. Me voilà, ta Némésis.

 

Rappelle-toi de tout, de nous, de moi.

 

Jeunes, nous contemplions les lumières des appartements, assis sur les bancs des quartiers. Nous nous embarquions dans des histoires sans fin. Celui-ci est infidèle ; celle-ci une prostituée. Regarde, là, et si un meurtre s’était produit ? Nos récits naviguaient la littérature au gré de nos humeurs. Chaque semaine, nous construisions une nouvelle histoire ; des adolescents de la ville, face aux fenêtres, face à la vie. Nous avions grandi, main dans la main, à écumer les cafés, à dévorer nos premières conquêtes. Nous étions matière en fusion, inséparable, en constante connexion. Et nous avions traversé les décennies, en suivant les sentiers de nos ancêtres : emplois, femmes et enfants ; témoins de nos vies respectives.

 

Nous avions nos secrets, nos histoires, et toujours les récits que nous racontions autour de nous. Nos aventures d’hommes heureux. Pères de famille accomplis et dirigeants, nous vivions cette force, cette puissance. Nous racontions nos succès, laissant l’admiration noyer les yeux des nôtres. Nous palpions cette envie dans les regards de nos amis. Nos histoires et nos mensonges. Uniquement toi pouvais me comprendre, et il n’y a que moi qui pouvais te saisir.

 

Nous nous amusions de ce prétendu Dieu, qui mérite notre sang, et qui impose sa loi. Nous nous sommes contemplés bafouant nos vœux. Nous avons joué avec tous, et avons construit notre temple. Des mensonges, tant de mensonges. Et j’ai payé ces affronts. Sais-tu comment ils m’ont traité ? Sais-tu comment ils ont traité ton alter ego ?

 

L’humiliation, en pleine rue, sous les yeux de celui que j’estimais le plus, sous tes yeux. Ils m’ont mis à genou, frappé, ont cherché à accéder à toutes mes affaires, m’ont emporté. Je me suis vu disparaître à ce moment-ci. Je n’étais plus qu’un déchet, une histoire à oublier, une honte à détruire. Et cela a continué, des semaines durant, des mois durant. Cette violence a duré une éternité. À chaque jour, un nouvel asservissement.

 

La pièce était humide, fraîche, et l’odeur de l’urine se mélangeait à notre sueur. Je partageais ma cellule avec un homme sans expression, sans âme. Cheveux noirs, yeux bruns, regard désincarné, il s’était arrêté dans le temps. Il acceptait coups et insultes, sans mouvement. Son corps saignait, toujours à un nouvel endroit. Alors que ses plaies s’infectaient et que la douleur aurait dû l’abattre, il respirait, calmement. Son calme et sa résignation envahissaient la cellule, alors que mon corps et mon esprit bouillonnaient. Je n’ai passé que quelques mois avec ce paisible compagnon de souffrance. Puis, j’ai vu son corps nu, balancé par les gardes, marqué de leur passage, alors qu’ils me hurlaient : « ce sera ton tour ! ».

 

Quelques hommes se sont succédé, toujours très peu de temps. Des fils à papa, déshonorés, mais sauvés. Puis, jour après jour, je devins cet infecté, cet insulté, qui s’était suspendu à l’arrêt. Nous étions animaux, objets des pulsions de nos gardiens. Je n’étais qu’une vieille carcasse expérimentale ; ils urinaient sur moi, me matraquaient, me mutilaient, disant vérifier ma pureté.

 

Le désir m’a quitté dans cette prison, sans isolement, sans silence. Même la mort me semblait demander trop d’effort. Le temps traînait, et les histoires s’absentaient. Puis, un jour, les portes se sont ouvertes et nous avons été jetés dans la rue. La guerre a éclaté et d’autres pêcheurs devaient prendre nos places. Nous étions nus, tous, jeunes, vieux, ecchymosés, entassés devant un bus. Un garde s’est donné le droit d’un dernier coup, un dernier crachat, en me larguant un sac avec quelques affaires. Mes compagnons étaient mutilés, du plus visible au plus intime. Les lumières nous rendaient à nos corps. Nous nous voyions enfin, en cet instant. Nous observions ce qui nous avait été retiré, ce qui avait été détruit. Nous étions sans maison, sans famille, sans ami.

 

Captif, sous les coups des gardes, j’ai revu, revécu et ressenti cet enlèvement. Pourquoi moi, et pas toi ? Nous étions coupables des mêmes vices, des mêmes secrets. Étais-tu ailleurs ? Non. Ma naïveté s’est tue dans cette prison et ces mois étaient le prix à payer de tes caresses et de ton regard sur moi. Je t’ai déifié. Quelques jours de plus, et j’étais ce corps traîné par les gardiens. Ma mort, pour ta honte. Ma mort, pour ta trahison. Ma mort, pour ta peur. Tu t’es protégé, tu as dénoncé mes vices. Aucun dieu n’autorise ceci. Tu étais mon protecteur. Mon corps vit, mais mon âme s’est effacée lorsque tu m’as dénoncé. Tu as assassiné celui que tu disais aimer, celui que tu touchais, à l’abri des regards. Les matins, tu peignais mes cheveux, paisiblement. Tu m’aimais, et tu m’avais. J’étais entier à toi, dévoué.

 

Regarde ce que tu as fait. Assume tes actes. Sois celui que tu prétends être, cette personne intègre, digne. Le temps passera, et ta honte, ton déshonneur, ta petitesse te rongeront. Tu mourras, entouré de tous, abandonné du seul qui importe, du seul qui aurait pu te comprendre, à jamais. Tu garderas à jamais l’image de mon corps marqué, brûlé de ta trahison. La nuit, tu n’oublieras pas ta culpabilité. L’atmosphère pèsera des tonnes, la chaleur t’étouffera et aucun orage ne viendra jamais te donner une respiration.

 

Mon sang, soyeux, coulera. Ma pensée s’échappera, mon corps fatiguera. Quelques minutes encore pour t’abandonner ces mots, ces derniers, à l’écriture fébrile. Quelques minutes encore pour t’abandonner, toi, mon traître. Je ne gagnerai point de guerre, point de bataille. Tout est perdu depuis tant d’années. Mon esprit m’est étranger. Je ne reconnais rien, je ne me connais plus. Je n’ai pas la force de me reconquérir, de me reconstruire. Aurait-ce pu être autrement. Existe-t-il des mondes différents où, ensemble, nous pourrions vivre ? Où nous aurions la même odeur, toi et moi ? Où nos corps, à nouveau, fusionneraient, s’emmêleraient et s’aimeraient ? Où nos cœurs se parleraient, nos pouls s’écouteraient, nos peaux frissonneraient ? Durant quelques minutes, quelques secondes, des moments arrêtés, suspendus à l’horizon, des mondes où leurs regards, leurs dieux, leurs lois n’existent pas ? Des mondes pour un toi et moi, pour un nous, uniquement.

 

J’irai vivre ces mondes, je t’y attendrai.

 

Ton ami, ton frère, ton voisin, ton amant.

Commentaires (2)

Ju

Julie
08.09.2021

J'aime beaucoup votre écriture, très poignante. Je l'ai lue sans respirer, prise dans votre histoire. Merci d'avoir partagé ces quelques mots.

E.

Eric O.
09.09.2021

Julie, j'ai lu votre commentaire ce matin en me levant. J'ai été très touché par vos mots et votre message m'a fait très plaisir. Merci d'avoir pris le temps de lire mon texte, d'avoir laissé un commentaire et de m'avoir permis de commencer aussi positivement ma journée.

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