Créé le: 14.08.2024
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Transmigration bigoudène
Cette histoire s’inscrit dans l’univers des légendes Bretonnes, à une époque récente où la frontière entre le réel et l’imaginaire était encore poreuse.
J’y décris les échos de souvenirs douloureux, encore vive, va chambouler la vie paisible du personnage principal jusqu’au dénouement salvateur.
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Transmigration bigoudène
Gwenn rencontra Alan l’année de ses dix-neuf ans, au bal de Loctudy. Il avait fière allure dans son costume sombre et sut la faire danser comme personne d’autre. Elle était rentrée chez elle, étourdie, épuisée, heureuse. Ces deux mois d’été au cours desquels les festou-noz s’enchaînèrent, furent autant de prétextes aux deux amoureux pour se revoir. Un an plus tard elle devenait Mme Guivarc’h. Trois ans plus tard, elle s’en mordait les doigts. Alan, jovial en communauté, devenait irascible en privé. Il lui reprochait de ne pas porter d’enfant, de mal cuisiner, de lui tenir tête et la brutalisait à la moindre occasion. Il buvait sa paye avec ses amis et rentrait fin saoul de plus en plus souvent. Au bout de dix ans, Gwenn ne reconnaissait plus son reflet dans le miroir : la femme qui la contemplait avec désespoir avait les traits marqués par ses pleurs quotidiens, des bleus à l’âme et sur tout le corps. Sa délivrance survint un matin de novembre, lorsque deux gendarmes vinrent frapper à sa porte pour lui annoncer le décès de son mari. Il était tombé du quai pendant la nuit, après une soirée de beuverie, et s’était noyé dans les eaux froides du port. Gwenn s’effondra sous le choc, pleura toutes les larmes de son corps, de douleur, de rage, puis de joie quand elle comprit que ses tourments allaient enfin cesser. Extraite par la providence de son enfer matrimonial, elle réapprit lentement à vivre sans peur, sans autre entrave désormais que les repas auxquels la conviait épisodiquement sa belle-famille, au macabre prétexte du souvenir du défunt. Même mort, Alan lui gâchait le plaisir d’un bon repas de famille !
Elle s’était promis que rien ni personne ne viendrait désormais entraver sa nouvelle vie. Celle-ci s’écoula selon son bon vouloir, jusqu’au jour où elle gagna ce mouton noir d’Ouessant à la tombola du comice agricole de Plobannalec. Comme il avait une bonne tête, de belles cornes enroulées autour de ses oreilles mobiles et des grands yeux jaunes, communs à cette espèce, elle se laissa amadouer. De retour chez elle, Gwenn planta un piquet dans le pré, y attacha l’animal puis s’éloigna vers la longère. À sa surprise, il lui emboita le pas jusqu’à ce qu’il soit stoppé net par son licou. Revenant sur ses pas, il se dressa sur ses pattes arrière et fonça vers Gwenn tête baissée, ses iris noirs dardés sur la pauvre femme hébétée. La corde stoppa l’animal avant qu’il ne puisse l’atteindre de ses furieuses ruades et coups de boutoirs.
Gwenn courut se réfugier entre les quatre murs de sa maisonnette. Tremblant de la tête aux pieds, elle glissa un œil par la fenêtre de sa cuisine pour observer l’ovidé. Apparemment calmé, celui-ci s’était couché près du piquet. Tout autour, les traces d’herbes foulées indiquaient qu’il avait cherché les limites de la corde dans toutes les directions possibles.
Dès le lendemain, elle entreprit de dresser, autour de l’animal, une palissade solidement fichée dans le sol. A midi, son œuvre presque achevée, elle déjeuna sur la terrasse. Le bélier s’était positionné vers la partie non clôturée, regardait au loin, humant l’air et agitant ses oreilles. Tandis que Gwenn finissait son repas, il bêla plusieurs fois, de plus en plus fort jusqu’à émettre des cris quasiment humains tout en tirant de toutes ses forces sur sa corde. La jeune femme, anxieuse, retourna vers l’enclos où elle reprit son ouvrage en augmentant la cadence. Le mouton changea de tactique : il se mit à ronger sa corde de ses dents jaunâtres mal implantées. Gwenn le surveillait du coin de l’œil tout en réduisant peu à peu l’espace encore ouvert qui lui restait à combler. Quand le premier brin de la corde céda, elle sentit une sueur froide lui couler le long du dos. Ses muscles endoloris la faisaient souffrir, ses mains soulevaient, posaient, martelaient les bouts de bois, mécaniquement. La jeune femme s’encouragea d’une voix forte.
— Encore un ! Je dois y arriver ! Si ce démon se libère avant que je termine, s’en est fini de moi …
Un autre brin de corde céda. L’ouverture s’était réduite de moitié. Le mouton cabriola pour tenter de briser le cordage. Gwenn accéléra, la voix tremblante, le ventre noué par l’angoisse. Elle hurla de peur lorsque la corde céda dans un claquement sec. Le mouton se remit sur ses pattes, s’orienta puis fonça vers l’interstice de la palissade. Elle planta le dernier bout de bois lorsqu’il percuta l’enclos de toutes ses forces. Celui-ci ne céda pas.
Épuisée, la jeune femme retourna chez elle, les jambes tremblantes, les mains couvertes d’ampoules, accompagnée par les claquements secs des cornes contre le châtaigner. Angoissée par sa journée éprouvante, elle mit longtemps à s’endormir cette nuit-là.
Ce n’est que trois jours plus tard qu’elle trouva la volonté de retourner jusqu’à l’enclos. Le mouton l’attendait immobile, debout, face à elle, la tête haute et le regard noir. Elle mit les mains sur ses hanches et le sermonna d’une voix ferme. Le face à face dura de longues secondes, puis, après une dernière menace ponctuée d’un index tendu vers son bélier, elle fit volte face et retourna dans la maison. Cette victoire lui redonna du courage, assez pour revenir les matins suivants observer son mouton dont l’attitude demeurait belliqueuse. Elle décida donc de changer de tactique, lui apportant un quignon de pain pour l’amadouer. Mais il le dédaigna. Lasse de ses tentatives pour apprivoiser l’animal, elle s’accouda à la palissade et se mit à fredonner une chanson de marin, le regard perdu au loin. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque le mouton s’approcha, s’assit devant elle et la fixa intensément de ses iris noirs si profonds.
— Allons bon, voilà que mon mouton est mélomane, dit-elle en riant de bon cœur.
Elle prit un caramel mou dans sa poche et le sorti de son papier d’emballage qui craqua doucement sous ses doigts. Le mouton agita ses oreilles, renifla les effluves et brusquement se dressa contre les planches en bêlant désespérément. Gwenn tendit la main très haut : il suivit la friandise des yeux et retroussa ses babines en agitant ses incisives. Elle le laissa tomber près de lui : le mouton le dévora en un instant.
— Cet animal est étrange, se dit-elle étonnée : un mouton noir sensible aux chants de marins et amateur de caramels, ça ne doit pas courir les landes d’Ouessant.
Elle y repensa en s’endormant. Un trouble s’était immiscé dans ses pensées, à la limite de la conscience, une sensation de déjà vu qui s’estompa lorsqu’elle tenta de la saisir.
La vision satanique d’un homme à la tête de bouc qui s’avançait vers elle en faisant grincer sa mâchoire la réveilla en sursaut, trempée de sueur. L’aube pointait. Tandis qu’elle reprenait peu à peu ses esprits, elle entendit le claquement sec et répété des cornes du bélier contre l’enclos qu’il essayait encore de briser. Gwenn gémit, se recroquevilla sous ses draps et se boucha les oreilles. Le silence l’enveloppa. Elle se sentit glisser hors du temps pour revenir dans le passé récent, quand elle n’avait pas encore gagné le mouton, quand le calme régnait dans son logis. Ce calme qu’elle chérissait tant, celui qui avait succédé à la tempête de sa vie de femme mariée. C’est le moment que choisit sa sensation de la veille pour s’imposer à elle sous la forme d’une idée saugrenue, abjecte, qui la terrifia jusqu’au plus profond de son âme.
Sans même prendre le temps de s’habiller, elle se mit en tête de confronter son élucubration, aussi étrange soit-elle, à la lumière du jour. Elle cuisina jusqu’en début d’après-midi, confectionnant plusieurs entrées, plats et desserts, allant même jusqu’à verser quelques boissons dans des récipients évasés. Satisfaite du résultat, elle porta ses préparations jusqu’à l’enclos. Le bélier n’avait pas bougé depuis la veille : il l’attendait, campé sur ses pattes et ne la quittait pas des yeux. Gwenn sortit un caramel de sa poche, le déplia ostensiblement et le lança le plus loin qu’elle put. Le mouton noir le suivit des yeux puis détala pour le dévorer. Gwenn profita de cette diversion pour disposer rapidement tous les récipients derrière les ganivelles. D’une voix tremblotante, elle entonna le premier couplet de Tri martolod yaouank, ce qui ramena l’animal dans sa direction. Il s’approcha des plats, en flaira le contenu et dévora certains d’entre eux, lampant la bière, le cidre brut, le vin rouge et le blanc, jusqu’à vider les gobelets. Quelques minutes plus tard, l’animal divaguait, bêlant rageusement, renversant tout sur son passage. Avisant Gwenn qui le fixait les yeux exorbités, il s’élança vers elle, heurta les planches qui vacillèrent, donna des coups de pattes dans sa direction puis s’effondra soudain, terrassé par l’alcool.
Gwenn ramassa prestement la vaisselle éparpillée et retourna chez elle les épaules voutées, les mains tremblantes, les larmes aux yeux. Elle s’effondra sur la chaise de la cuisine et sanglota longuement, la tête posée sur ses bras, refusant l’évidence, tournant et retournant en boucle les évènements auxquels elle était confrontée depuis plusieurs mois. Lorsque ses larmes se tarirent, elle fit le point sur sa révélation : ce bélier avait les mêmes goûts qu’Alan. Il aimait les chants de marins, adorait les caramels, les crêpes, les saucisses, la sauce madère et les œufs durs, détestait les radis, la salade, le poisson et le lait. Par-dessus tout, il buvait de l’alcool : du vin rouge comme du blanc, du cidre brut et de la bière ambrée. Quand il était saoul il devenait encore plus violent, plus agressif envers elle. Gwenn en était persuadée désormais : ce bélier était Alan, revenu de l’enfer pour la martyriser à nouveau ! La rage la submergea, la faisant hurler jusqu’à ce que sa voix déraille.
En état de choc, elle rejoignit sa chambre et sombra dans un sommeil profond jusqu’au lendemain. À son réveil, sa décision était prise. Elle devait se débarrasser du bélier avant de devenir folle. Mais elle ne se sentait pas capable de s’en charger. Le simple fait d’imaginer que ce mouton était Alan lui retirait toute velléité, la rendait aussi vulnérable qu’autrefois. Elle devait y réfléchir, et vite avant que sa volonté ne fléchisse.
L’occasion lui fût offerte le samedi suivant, alors qu’elle achetait ses légumes au marché de Pont-l’Abbé.
— Comment va votre mouton, lui demanda le maraicher en lui rendant la monnaie ?
Gwenn mis quelques secondes à reconnaître l’homme qui avait convoyé l’animal jusque chez elle.
— Pour être honnête avec vous, je n’en suis pas du tout satisfaite. Il est belliqueux, bêle la nuit et … sent mauvais ! Accepteriez-vous de m’en débarrasser ?
L’homme réfléchit, lui proposa un prix que Gwenn négocia en précisant ses intentions. Quelques minutes plus tard, elle repartait, allégée d’un poids immense.
Une fois rentrée, elle s’appuya sur la palissade et regarda le mouton noir jusqu’à ce qu’il lève la tête et la fixe à son tour. Gwenn lui parla d’une voix douce, en exposant longuement la décision qu’elle avait prise. L’absence de réaction du mouton lui fit douter un instant de sa raison, mais elle s’était trop avancée pour faire marche arrière et n’avait plus de place pour des regrets.
Deux jours plus tard, l’homme vint chez elle en fin de journée. Malgré sa carrure imposante, il lui fallut déployer toute sa vigueur pour venir à bout de l’animal qui se défendait comme un beau diable. Il chargeait, ruait, donnait des coups de pattes et mordait tout ce qui passait à sa portée. Après qu’il eût chargé l’animal dans son fourgon, Gwenn le remercia vivement, lui versa l’avance convenue et rentra chez elle soulagée. Il promit de revenir quelques jours plus tard, comme convenu. Il tint sa promesse et ses engagements.
Le calme était revenu sur la petite propriété et dans la vie de Gwenn. Depuis que le mouton noir ne cohabitait plus avec elle, aucun cauchemar démoniaque n’était venu troubler son sommeil. La dernière étape de son projet pouvait être menée à bien.
Dès que le réveil sonna, la jeune femme s’éveilla et mit ses idées en ordre. Ses invités avaient confirmé leur présence. Une longue journée l’attendait. Il lui fallait nettoyer la maison, cueillir quelques fleurs pour embellir la salle à manger dans la perspective de la réunion familiale qu’elle avait organisée. La mère et le père d’Alan, toujours vivants malgré leur âge avancé, viendraient avec leur deuxième fils et sa bru, accompagnés de leurs quatre enfants. Sa belle famille avait bon appétit. Elle n’avait plus un instant à perdre si elle voulait que tout soit prêt pour leur arrivée. Elle s’assit au bord de son lit, posa ses pieds nus sur sa nouvelle descente de lit et remua lentement ses orteils dans l’épaisse toison. La douceur de la laine lui procura une sensation de volupté qu’elle prolongea quelques minutes les yeux fermés. A compter d’aujourd’hui, chaque matin et chaque soir, elle pourrait savourer le plaisir de marcher sur cette peau de mouton noir. Elle ouvrit les yeux puis enfila sa robe de chambre, avec l’énergie de ceux qui veulent conquérir le monde au saut du lit. Et de l’énergie, il allait lui en falloir pour confectionner le plat de résistance de son menu de fête : un bon ragout de bélier dont la chair, si savoureuse, régalerait tous ses invités.
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