Je me retrouvais face à des marches vertigineuses, chacune représentant une épreuve spirituelle unique. Dans ce rêve, j’étais confrontée à l’idée que pour franchir le seuil de l’au-delà, il fallait me retourner et tendre la main à une présence derrière moi.
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La pluie tombait un peu ce jeudi-là, c’était en mai. Deux garçons traînaient près du Wolf River Harbor. Bières à la main, ils rigolaient en essayant d’allumer des cigarettes imbibées par la moiteur de l’air. Keith s’acharnait comme un dingo sur la roulette de son briquet et des étincelles lui piquaient la peau. Il perdit patience car à l’évidence, aucune flamme orange ne sortirait jamais de ce truc, il l’envoya donc valser de toutes ses forces dans le canal d’eau étale du fleuve Mississippi. Au splash du briquet, Jeff s’était fendu d’un sourire complice avant de pousser un cri viril qui résonna au loin. Radio et guitare flanquées près de l’eau, les deux potes étaient bruyant comme des sales gosses, leurs silhouettes à peine visibles à cause du chemin de fer de Memphis suspendu au-dessus d’eux. C’était leur moment privilégié et à trente ans à peine, ils pouvaient encore s’en foutre de tout le reste. “Quelle putain de journée, Keith !” s’exclama Jeff. “Tout le matos qu’on a pu enregistrer aujourd’hui, c’est de l’or en boîte. On tient les morceaux du deuxième album. Y’a plus qu’à bosser sur les paroles mec”. Il étira son torse et, satisfait, posa ses deux mains derrière la tête. Le fin crachin du soir se transforma en brouillard puis s’arrêta.

 

Pendant quatre ans, Jeff et son groupe avaient parcouru le monde, des États-Unis à l’Europe, en passant par le Japon et l’Australie. Le public, impitoyable mais adorateur, l’attendait à chaque concert et ils faisaient salles combles. Son incroyable voix s’étendait spontanément sur quatre octaves, emplissant d’esprit n’importe quel lieu. Il incarnait un mystérieux garçon vêtu d’un t-shirt blanc et crevait la scène comme un dieu. A force, ça devenait épuisant. Toujours en tournée, pas moyen de prendre la moindre distance. Jeff aspirait à retrouver ses débuts, quand ils jouaient dans les petits bars de New York. Il  improvisait beaucoup, savourant l’échec et le risque. A cette époque, il ne chantait que pour lui-même et essayait d’être honnête.  Mais cette foutue tournée mondiale avait usé sa spontanéité, il n’en pouvait plus. Jeff avait vraiment besoin de vacances. D’un coup de tête, il avait embarqué seul pour Memphis. L’année suivante, ce fut le vide total. Pas la moindre étincelle créative à l’horizon. Ce n’est que ces derniers temps qu’il s’y était remis. Il avait travaillé d’arrache-pied à sa musique, à toute heure du jour et de la nuit, en buvant beaucoup de café. Il sortait des accords prodigieux de sa guitare: une quarte, une quinte, et un retour en puissance sur l’accord de septième mineur. Savamment réglées, ses pédales d’effets désarticulaient l’intimité du studio d’enregistrement. Et sa voix, un véritable geste de parole! Jeff se donnait entièrement à la sensation de transcendance qu’elle lui procurait.

 

Alors que cette soirée sur les quais s’enfonçait lentement dans la nuit, les lucioles de la ville se mirent à clignoter. Le ciel s’épaissit de bleu profond et la lune pleine comme une assiette marbra les visages d’une blancheur de lys. Un parfum mystérieux planait et permettait de combler les temps morts. L’atmosphère semblait saturée d’électricité. Pendant que Keith décapsulait une nouvelle bière, Jeff s’éloigna un peu. En s’asseyant, il retira ses rangers noires et puis son t-shirt. Comme poussé par une irrépressible envie, il se dirigea près du canal. Sa première pensée avait été pour la lune avant de se livrer lentement à l’eau, jusqu’à mi-hauteur. Une légère vapeur s’élevait de sa peau, comme un soupir qui l’effleurait d’un baiser évanescent. L’eau noire l’invita. Il plongea. Sur la berge, au moment précis où Jeff disparu, Keith leva les yeux vers l’ombre d’un immense bateau remorqueur dont le bruit sourd fendait en deux la surface ondulée.

 

***

 

D’abord apparut un mur inondé de lumière, puis tout l’édifice se révéla. Imposant comme un temple égyptien, il s’élevait jusqu’aux confins du ciel blanc, à perte de vue. Tout juste devant, de vastes marches en grès se dressaient. Leur couleur éclatante évoquait le sable fin du désert, flamboyant sous le fouet du midi. Dans ce monde où le soleil n’existait pas, les blocs de pierre émettaient leur propre lumière. Tout incitait à monter, simplement monter, car autour s’étendait le néant, sombre et infini. La première marche, chaude et rugueuse, s’imposait à Jeff comme un grand embêtement de deux mètres cinquante. Jeff aurait souhaité pouvoir compter sur l’aide d’un géant pour l’aider à franchir cet obstacle insurmontable. En y faisant glisser ses paumes, il leva son regard au zénith et distingua, en contre-jour, une petite pointe de chaussure. Sur le dessus rougeoyait un cuir vermillon étincelant, parsemé de paillettes scintillantes. La lumière se déplaça doucement, dévoilant progressivement la silhouette imposante d’un musicien, robuste comme un arbre ancien. Il chantait d’une voix de ténor, comme Jeff, une mélodie familière aux accents de country, où les cordes pincées résonnaient harmonieusement. “Ô je n’ai jamais demandé à être ta montagne… je me noie de retour à toi … je ne peux pas nager dans tes eaux et tu ne peux pas marcher sur mes terres … les Poissons volants naviguent pour gagner du temps … et me parle de mon enfant …”. Les chevaux de la mémoire dévalèrent dans l’esprit de Jeff comme une onde de choc provenant du passé, le ramenant à ce jour-là, lorsqu’il se tenait comme piégé au pied de la scène, les yeux rivés sur le chanteur à la chemise blanche et aux chaussures rouges. En apercevant ce gamin de huit ans, le grand gaillard s’était penché comme une tige échevelée pour lui caresser doucement la joue du côté rêche de sa main robuste. Ce geste simple, mais étranger, fit éclater le cœur du garçon, comme si le temps s’était figé à jamais dans une douleur brute et indissolublement attachée à lui.

 

Son père. Jeff n’avait jamais cherché à comprendre pourquoi il était parti, pourquoi il avait laissé son petit garçon derrière lui, pourquoi il avait choisi une vie de musique et une autre femme. Il ne l’aperçut qu’une seule fois, lors de ce concert. Jeff avait huit ans. Son père apparut comme un archétype doté d’une intense charge émotionnelle, émergeant soudain du monde invisible où il avait vécu depuis la naissance de Jeff. Cet inconnu ne lui avait laissé que son nom, comme une fissure. La caresse qu’il reçut de cet homme le brisa en deux. Jeff avait vieilli d’un seul coup, sa chair écorchée au manque et à l’absence de cet être. Il avait tant souffert de cette faim d’amour paternel, sans jamais trouver comment la combler. Ce jour-là, son père était si proche, à portée de ses mains pleines d’eau.

 

L’enfant s’était battu contre ses émotions dans des guerres solitaires, le monde n’en savait rien. Ses sanglots aussitôt chassés comme la mouche. Avec la Les Paul qu’il reçut à treize ans, Jeff déchira tout sur son passage, lui, le gosse solitaire, qui rêvait d’un père. La musique, comme une œuvre ardente qui poussait, exigeait à naître, allait tout avaler de cet homme autant indispensable qu’indisponible à aimer son enfant. Jeff ressemblait à un mystérieux gamin fait de larmes, éparpillées dans un monde où l’eau du ciel déborde. Maintenant, dans ce royaume liminal entre la vie et la mort, ce père se tenait en haut d’une marche et il était là pour lui tendre la main. Jeff desserra son cœur pour la première fois. Il devina son sourire baigné de pardon dans une lumière dense et lourde. En prenant une grande inspiration, il attrapa la main de son père. Celui-ci le hissa d’une chaude poigne, d’un geste fort. Jeff avait franchi la première marche.

 

***

 

Allongé sur le dos, pétri d’un amour fatigué, Jeff attendait sous les lueurs d’un crépuscule solitaire. Les yeux mi-clos, il se sentait enveloppé dans les pétales soyeux d’un jardin irréel, sans oiseaux ni feuilles. Il devait s’en décoller, mais au fond, il souhaitait rester à jamais là, dans ce cocon éthéré, doux comme l’odeur des lilas. La poussière, qui s’était rassemblée sous son dos nu, créa une tache humide. Son cœur ne battait plus, et pourtant Jeff souriait à l’infini. Était-il mort ? Oui, il l’était. À cet instant, il se savait noyé mais n’en accordait pas d’importance.  Sa peau était tranquille, ses pieds translucides. Immobile comme la mort, il écoutait le ciel s’agiter. Un vent fort se leva soudainement sur l’ horizon rouge flamboyant. L’air gronda bientôt de bourrasques et une pluie torrentielle s’écrasa sur les marches qui suintaient. Quelque chose de monstrueux saisit Jeff au corps, comme un sentiment d’horreur qui traversa son échine. Des mèches collaient à ses tempes en couronne d’épines. Il écarquilla les yeux, le visage ruisselant du sang de la pluie. La substance rouge et opaque recouvra bientôt la pierre et une odeur infâme s’en dégageait, transportant des hurlements et des cris de haine. Ce que l’humanité avait de pire grinça dans une agonie tortueuse. Jeff ressentit de plein fouet un sentiment de mépris, le plus abominable que la terre ait supporté, une atroce violence meurtrière. Le poison mortel s’infiltra comme une vipère par tous les pores de sa peau. Une douleur inouïe, le cri aigu de la souffrance, du regret, de la faim, un torrent brutal se déversait en lui, dans ses os, le transperçant comme des ferrailles rouillées. Plus il résistait à la voracité de ce cauchemar, plus il se renforçait. Alors Jeff s’abandonna pleinement. Il accepta de tout recevoir comme un pantin de chair. Il laissa glisser sur lui les torgnoles et les coulées acides, se détachant de la brûlure de ses cicatrices. Il avait reçu un don et savait quoi en faire. Jeff chanta. De son âme jaillit une chanson semblable à un phare, forant des puits de lumière dans la tempête. Il se laissa aller à l’infini, son amour rampa sur les cordes du monde. De sa bouche entrouverte sortait une grâce intransigeante, chaque note précieuse comme les perles arrachées à la chair d’huître.

 

À genoux, il tremblait d’innocence, son corps recroquevillé dans ses mains, la sueur frissonnant sur ses côtes. La tempête de haine et de douleur l’avait laissée naufragé au pied du mur. Mais, peu à peu, le vent se retira. Des aurores boréales vertes et roses, embellirent la voûte du ciel. Le sang s’estompa lui aussi. La pierre parut lavée, elle étincela de nouveau. En haut de la prochaine marche, un être se tenait assis. Un regard de quinze ans à peine, comme caché au jour de sa paupière. Un pétale bleu enveloppa Jeff de douceur, comme des rayons de soie, dans l’onde lumineuse d’un vêtement sans plis. Jeff s’était renversé sur une aile, à la chaleur du ciel, les yeux verrouillés dans l’amour. L’étrange adolescent portait de beaux cheveux blonds qui tombaient sur son front. Il berçait Jeff avec des paroles réconfortantes, échappées toutes joyeuses des jardins du bonheur. D’où venait-il ? Sa beauté touchait l’âme, l’odeur de son parfum faisait rêver du ciel. Sa respiration douce comme un nuage frôla le visage de Jeff.  Ce moment, tel un ultime adieu, ressemblait à une scène suspendue dans le temps, semblable aux peintures de la Renaissance où la Vierge et l’enfant sont unis dans une étreinte sacrée. Jeff, qui avait longtemps douté de la bonté des cieux, découvrit dans les bras de ce garçon d’aurore, comme un reflet de lui-même, une paix éternelle. Il sourit à l’enfant qui l’aimait, reconnaissant enfin que cet amour était le sien, une acceptation pleine et entière de soi.

 

***

 

Déposé sur la marche qui dominait la vallée d’ailleurs, les cils de Jeff se levèrent au ciel d’azur, illuminant son esprit. La souffrance avait déserté son être, remplacée par une étrange angoisse qui le tenait en alerte. Il songea : « Non, cela ne peut pas m’arriver. Est-ce fini, est-ce ainsi que tout se termine ?« . Soudain, une forme étrange attira son attention. Au-delà des décors mystiques du monde, là où les lumières d’En-Haut convergeaient, une rose écarlate, parfaite en son genre, oscillait délicatement. La fleur, tissée d’étoffes d’amour et parée de perles rouges, régnait avec un parfum incomparable.  Les cloches résonnèrent en bourdon obstiné. Il était temps de se présenter devant la dernière épreuve. Aucun indice n’apparaissait, seulement le baiser d’une brise fraîche. Il s’avança sans peine mais avec douceur, ne voulant pas brusquer son être. Dressé sur ses jambes, la vérité grimpant le long du dos, il était prêt à tout quitter. Il se sentait pur, lavé, soigné, léger comme une plume. Bientôt, il flotta au-dessus du sol, suspendu par l’air, évaporé, transparent comme cette pluie d’été où il avait rencontré la grâce, où elle l’avait embrassé tout entier, lui et sa blessure. L’eau remplissait ses yeux. Il riait en plein vol. Il distingua pour la première fois des formes qui dégringolaient dans l’obscurité. À mesure qu’il s’élevait, il approcha d’une lumière si vive qu’elle semblait un millier d’étoiles. Mais rien n’éblouissait, le rayonnement triomphant l’attirait irrésistiblement. Jeff pria, sa supplication résonna dans le silence parmi les âmes nouvellement arrivées à sa conscience. Proche de la limite dont il savait qu’il ne reviendrait pas, un voile épais l’enveloppa. Jeff tremblait que le monde au-dessous de lui disparaisse, alors il se retourna une dernière fois. Ses yeux, guidés par une immense tendresse, trouvèrent celle qui allait se perdre dans l’abîme, dont l’âme presque éteinte se préparait à tomber dans un sommeil éternel. « Adieu, adieu encore » semblait-elle murmurer, emportée dans la nuit profonde. Il voulut saisir cette ombre et, aveuglé par la cime dont la lumière débordait, il tendit une main confiante derrière lui et l’emporta. Ensemble, ils franchirent le seuil Suprême.

 

  ***

 

Lundi, les passagers du bateau American Queen repérèrent un corps dans la rivière, pris dans les branches. Jeff avait été emporté loin du rivage, tiré sous l’eau par le sillage d’un remorqueur qui passait. Au chuchotement des vaguelettes, on referma les paupières. Au loin une horloge pleura au son du temps.

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