Créé le: 09.08.2024
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Dans les plus obscures impasses, les esprits se dénudent.
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Au cours de cette nuit d’enfer, la maison des Mercier, essentiellement composée de bois, flamba comme une torche. Le feu la dévora de la cave au grenier, débordant par tous les orifices, violant l’obscurité d’une chaleur irradiante et d’un halo ravageur, n’en laissant qu’une carcasse de résidus friables et de poutres noirâtres.
Le propriétaire, Henri Mercier, n’échappa à la mort que grâce à la prompte intervention des pompiers. L’ayant extirpé de justesse de son domicile en perdition, ceux-ci l’emmenèrent d’urgence à l’hôpital, où il fut admis peu avant trois heures du matin. Brûlé sur près de quarante pourcent du corps, il avait sombré dans un profond coma qui le laissait inerte, indifférent à la marche du monde.
Jamais il n’aurait envisagé de passer une partie de sa soixante-sixième année dans l’une des nombreuses chambres individuelles de l’établissement, entouré d’un attirail électronique tout en bips et clignotements. Mais l’existence, vicieuse, prenait parfois des détours d’une cruauté inattendue.
Les examens médicaux établirent de sa condition un bilan préoccupant. Le traitement de ses brûlures nécessiterait plusieurs greffes de peau. Ses poumons avaient été affectés par les fumées de l’incendie et il présentait une ecchymose de belle taille sur le sommet du crâne, résultat d’un coup violent porté par un objet contondant. Son pronostic vital n’était pas engagé, mais au bout de deux jours, son coma perdurait.
Il végétait, le corps sidéré par la souffrance, déconnecté de son esprit envolé. Sa chambre en devenait une caverne pour cadavre hésitant, sinistre domicile d’un équilibriste posé sur le fil fragile séparant la lumière de l’abîme. Sans boussole ni horizon, il était seul face au néant.
***
Bien qu’en pleine tempête intérieure, Marie ne pouvait laisser son mari démuni face à l’épreuve. Dès la première nuit à l’hôpital, elle s’était installée sur une chaise près du lit, son visage fripé tout proche de la tête bandée. Et, défiant ses pires habitudes, elle s’était mise à parler à Henri.
Incapable d’évoquer directement le sujet bien trop sensible de l’incendie, elle n’avait pu que l’entretenir de son propre parcours, actuellement semé d’embûches. La destruction de leur maison marquait le point d’orgue d’une lamentable dégringolade, étalée sur de trop nombreuses années. Désormais, en dehors de pauvres et déprimants reliefs, rien ne subsistait de son univers. Elle ignorait comment échapper au tunnel obscur où elle s’enfonçait plein pot, lancée vers les pires tréfonds de l’âme.
Cependant, s’adresser à son mari, silhouette quasi statufiée à la respiration profonde et régulière, peut-être capable de l’entendre mais guère de lui répondre, avait partiellement adouci la tempête. Dès lors, l’hôpital devint son quotidien – car elle n’avait, de toute façon, nulle part où aller.
Le jour où un Henri toujours comateux allait subir sa première greffe de peau, elle était là. Cette date marquante correspondait à son renoncement à fuir la réalité. Trop de temps passé à jouer les autruches : certes loin d’être prête à tout déballer, elle avait au moins trouvé la force d’entamer le processus.
« De quoi j’ai peur ? demanda-t-elle à l’absent ce jour-là. La brutale vérité, y a que ça de vrai ! Tu ne vas pas t’énerver, hein ? Pas au dehors, en tout cas… »
Elle aurait tant aimé pouvoir s’introduire dans cette caverne érigée autour de sa conscience, et lui montrer la voie vers la surface. Mais elle doutait fortement de pouvoir incarner cette lueur d’espoir. Trop de ravages intérieurs…
« Je suis lâche, tellement lâche, se reprocha-t-elle. À te parler quand tu n’es pas là… On attend toujours le pire moment pour se montrer humains, pas vrai ? Je retombe dedans à chaque fois. »
Elle déplora longtemps cette couardise, exprimant ses regrets pour ne pas avoir remanié sa vie à temps, pour avoir maladivement fui le vrai dialogue avec celui qui aurait dû incarner sa première oreille, son infatigable épaule. Mais telle était sa nature.
Depuis l’adolescence, elle avait toujours fait figure de livre fermé. Jeune fille taiseuse, marquée par des malheurs précoces, elle avait érigé le silence en armure. Aujourd’hui encore, elle considérait celui-ci comme le meilleur des filtres – obstacle propre à décourager les opportunistes, et seulement surmontable par les relations de valeur. Sa contrepartie étant une relative hostilité qui, au fil des années, avait hélas grandement affecté son couple.
« Tu te souviens de nos belles années ? On faisait tout ensemble, on célébrait chaque minute. Et tu voulais tant de chambres dans la maison. T… tu aurais aimé les remplir. »
Sa gorge se noua. Aucun d’eux ne s’était jamais vraiment décidé à creuser le sujet de leur échec à devenir parents. Cette froide réalité, ils l’avaient acceptée sans questionnements, malgré un désir bel et bien présent en eux, surtout chez Henri. Mais, plombés par une mentalité de perdants, ils s’étaient gardés de valoriser cet objectif. Leur parcours en la matière avait d’ailleurs moins ressemblé à un projet concret qu’à la représentation peu enthousiaste d’une pièce de théâtre au rabais, consentie de mauvaise grâce, dans le but vague et incertain d’imiter la pensée en vogue.
Son mari était comme elle, un écorché vif… et sans doute avaient-ils cru, à l’époque du partage de leurs plus horribles histoires, pouvoir se guérir mutuellement. Certains couples y arrivaient peut-être, grâce à une force mentale supérieure. Ça n’avait pas été leur cas.
Henri revenait de loin. Son père violent, incapable du moindre amour, lui avait infligé une enfance sans repères, à base de mépris et de coups de ceinture. Il n’était jamais parvenu à être le fils dont cet homme rêvait, viril et bas du front. Sa pureté, sa sensibilité l’en avaient empêché. Une graine d’artiste face au fantasme d’un primitif égoïste : le terrain de mille blessures d’enfance, vivier d’une personnalité introvertie et torturée.
« On avait trop de cicatrices, murmura-t-elle, peinée. Toi, ton père… Et moi, je… et m-moi… »
L’évocation de ses propres stigmates la bâillonnait. La mort accidentelle de ses parents n’avait jamais cessé de la poursuivre. Et en dépit d’une existence menée vent debout, elle réalisait que son principal moteur demeurait le conformisme. S’ingénier à agir comme la majorité, penser plus tard… avec, pour résultat, une vie entière aux antipodes de ses désirs sincères. Existait-il prise de conscience plus humiliante ?
Cette crise existentielle, d’un poids accru par les années, s’était révélée trop intense pour son mari. Il n’avait jamais incarné ce roc inébranlable, vainqueur de toutes les tempêtes, qui lui faisait tant défaut. Dès lors, aucun ne trouvant en l’autre l’énergie d’avancer, ils n’avaient pu que s’empoisonner de leurs tourments respectifs, se ronger mutuellement en refusant d’ouvrir les yeux sur leurs propres béances. Elle le voyait maintenant avec une absolue clarté, la sagesse de ceux revenus de tout.
Néanmoins, dans cette cruelle désillusion émergeait aujourd’hui son amour pour Henri, bien réel. Il lui avait fallu s’enfoncer au fond du trou pour en mesurer l’ampleur. Cette flamme vivace qui brûlait en elle, elle la portait à présent avec fierté, loin au dessus du cyclone de ses terreurs, déterminée à poser le seul acte réellement important : tendre à son mari la main qui l’arracherait aux ténèbres.
Plusieurs fois, au cours de ces journées de mise à nu, elle s’assoupit à ses côtés et sombra dans des rêves tourmentés, peuplés de flammes et de vains hurlements. Le feu dévorait les charpentes de son existence. Enragé, destructeur, il avait posé d’aveuglantes balises sur son parcours, à soixante ans d’écart. À travers lui, d’une certaine manière, elle rejoignait son mari. Jusqu’il y a peu, elle s’en serait contentée. Mais désormais, c’est dans l’éclat de l’amour qu’elle souhaitait communier, et non plus sous le joug de flammes dévastatrices.
***
Au bout de quelques semaines, le bilan des médecins se montra plus rassurant. Marie écouta attentivement leurs conclusions : les greffes subies par Henri avaient réussi, et son corps entrait lentement en phase de convalescence. Bandé de partout, les yeux obstinément clos, il demeurait apparemment insensible aux mots que sa femme lui adressait quotidiennement.
Néanmoins, elle ne se laissa pas décourager. Durant les jours consécutifs à la dernière greffe, elle lui parla plus encore, sans relâche, tant de leurs heures de complicité que des moments les moins faciles. Souvenirs d’instants chauds de leur jeunesse, de dîners, de vacances ; ou de périodes plus posées où leur simple union suffisait à les combler ; ainsi que de disputes mémorables, de doutes, d’affrontements mineurs.
De ces conversations à sens unique émergea une vague de chaleur qui emmaillota le corps immobile. Des images non chronologiques tapissèrent les murs, retraçant l’histoire d’un couple hélas englouti sous les décombres du passé, mais dont les heures de félicité brillaient aujourd’hui, traversant cet écran de suie.
Hélas, les efforts les plus poignants de Marie continuaient à mourir, impuissants, contre les parois de la caverne. Elle aurait pu admettre la nécessité d’un effort commun pour concrétiser cette guérison, et laisser au convalescent sa part de chemin à parcourir, mais sa culpabilité, implacable, la pourchassait. Aussi en vint-elle à délaisser son armure, pour enfin aborder le sujet maudit. Car la main secourable, avait-elle compris, ne pouvait être forgée que de pure vérité.
« J’aurais dû te le dire avant, murmura-t-elle, mais je n’ai pas pu. C’est la vue de ta blessure, ç… ça me bloquait. Je regrette tellement de t’avoir frappé, tu sais. J’étais en colère… contre toi, contre tout… je ne me contrôlais plus. Et puis… et puis après… »
Son tumulte intérieur lui coupa brièvement la parole. Le feu, toujours le feu. Dans ses rêves, ses pensées, et même au creux de son regard. Les années en avaient fait une sorte de dieu obscur, qu’elle avait pensé à tort devoir vénérer.
« Je les ai vus brûler, tu le sais. Leurs silhouettes toutes noires, avec leurs mouvements incertains… Je n’ai jamais compris comment j’avais été éjectée de la voiture et pas eux. Soixante ans avec cette image en tête. Et ce soir-là, ce… ça me paraissait être la seule solution : tout brûler. Tu n’étais même plus là. Je veux dire : je t’avais chassé de mes pensées. Je voulais juste que tout disparaisse. »
L’image de ses parents s’estompa alors, la laissant comme nue face à l’incendie de sa maison. Seuls quelques souvenirs de sa confusion mentale d’alors remontaient : ses mains tremblantes, le liquide inflammable projeté sur le plancher et les rideaux, puis l’allumette… Tout barbotait dans une rage pure qui avait étouffé la raison, la logique et même l’amour – une fausse épiphanie qui lui avait inspiré un irrépressible désir de mort et de destruction.
« Aux premières flammes, j’ai regretté… Mais il était trop tard. Elles se sont répandues tellement vite, je ne pouvais plus les arrêter. Et j… j’ai voulu fuir. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? »
Écrasée par la culpabilité, elle fondit en larmes devant son mari immobile, gémissant, maudissant son être tourmenté, cette cage façonnée par son propre esprit, qui avait fait d’elle une pyromane impulsive. Toutes ces années passées à subir la vie, à louvoyer entre les épreuves dans l’optique de souffrir le moins possible… Égarée sur la mauvaise route, elle n’en prenait conscience qu’aujourd’hui, au-delà du point de non-retour.
« Pardonne-moi, prononça-t-elle une fois apaisée. Pardonne-moi d’avoir tout détruit, au lieu de simplement te parler. »
L’entendait-il ? Et le cas échéant, lui pardonnerait-il ? Elle l’ignorait. Sa propre absolution semblait déjà largement compromise. Mais elle voulait y croire. Cet effort consumerait toutes ses forces si nécessaire.
***
Après six semaines et quatre jours de coma, Henri Mercier ouvrit les yeux au cours d’un après-midi pluvieux, bercé par le bruit de l’averse martelant les vitres de sa chambre.
Hébété par cet interminable black-out, il survola du regard les éléments environnants et comprit rapidement où il se trouvait. Cependant, la chaîne de ses pensées s’arrêta là : épuisé, il sombra à nouveau – cette fois dans un sommeil ordinaire, très différent du cauchemardesque geôlier qui venait de consentir à le relâcher.
Il n’y avait personne avec lui dans la pièce. À l’instant de son lever de paupières, Marie s’était évaporée, très loin de ses propres brûlures. Partie, simplement. Peut-être pas pour un monde meilleur, mais au moins libérée du poids de la confession, qui jusqu’alors l’avait retenue.
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