Créé le: 13.07.2017
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Pourquoi
Existe-t-il ce lien filial, si puissant qu’il apparaît implicitement, telle une bouée de sauvetage, dans le chaos d’un monde en perdition ? Certes, il est réel : le même sang coule dans les veines du père et du fils mais… si prometteuse qu’est la vision de son pouvoir, elle a ses limites et se confronte aux réalités du moment.
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Pourquoi est-il né ici plutôt qu’ailleurs ? Là où les gens vivent sans la crainte au ventre, sans cette peur du lendemain, un lendemain qu’il n’est pas certain de voir, un lendemain cousu d’incertitudes et d’embûches. Avant, dans son enfance, tout était tellement différent : autour de lui les sourires fleurissaient de partout, on sentait, on humait la tranquillité ambiante et chacun vaquait à ses occupations avec sérénité. Dans les champs de coton, les femmes chantaient pendant la cueillette.
Assis à même le sol, il erre dans le passé.
En pensée, il revoit sa mère. Toujours pimpante, toujours de bonne humeur, elle mettait sa gaîté et sa joie de vivre au service des autres. Tout le monde aimait « la patronne,» comme l’appelaient les ouvriers et les ouvrières de la plantation. Elle était la femme du « français. » Ah ! Son père ! Comme il l’admirait. Venu pour affaire, il n’était pas reparti. Cette exploitation du coton avait été son œuvre, il avait donné du travail quasiment à toute la population du village. La prospérité régnait, d’où la bonne humeur et les sourires éclatants des villageois d’alors.
Et maintenant ?
Que reste-t-il de tout ça ?
Rien. Néant.
Songeant à ses parents, il se dit : « Heureusement pour eux, ils n’ont pas eu à subir l’horreur de ce qui s’est passé, ils sont morts avant ce terrible désastre. » La désolation du paysage s’offrant à ses yeux le confond : il ne peut croire ce qu’il voit. Tout est en ruines. Les champs de coton sont laissés pour compte, la plupart ne sont plus exploités et disparaissent sous les broussailles qui les ont envahis.
Et maintenant ? Quel sera son avenir et celui de sa femme, et de ses enfants ? Il ne peut rien leur offrir à part la vision emblématique d’un lendemain pourri. Son pays est dévasté, les gens ne sourient plus, les femmes ne chantent plus. Le soleil, pourtant présent, ne réchauffe plus les cœurs et c’est la peur qu’aujourd’hui il peut lire sur chaque visage. Il ne se reconnaît plus chez lui. Que fait-il encore ici ?
Il perd pied et plonge dans le vide de ses pensées. Elles n’ont plus d’horizon. Entourées d’un épais brouillard, elles s’enfuient vers un avenir inatteignable, un avenir qui recule au fur et à mesure de son avance et qui sombre, avalé par un vortex implacable. Tout son être est aspiré par la fatalité. Se battre à mains nues contre l’armée du diable… il a tenté de le faire. En vain. Le bruit d’une mitraillette le sort soudain de son apathie. Il s’aplatit sur le sol et se bouche les oreilles. Ce « tac, tac, tac » brutal, entendu quotidiennement, le met brusquement en colère ; il fulmine contre le monde entier, ce monde indifférent et qui laisse faire… Quand donc la Communauté Internationale interviendra-t-elle ? Tant de morts déjà…
Un autre « tac, tac, tac » surgit avec force dans son esprit tourmenté, c’est celui du télex installé dans le bureau de son père. Et puis aussi, il entend le tintement de la sonnette d’appel, actionnée à l’autre bout par l’expéditeur de ce message. La plupart du temps il s’agissait d’une commande de coton, avec une demande d’offre de prix, à débattre naturellement.
Que d’effervescence alors, dans le bureau de son père !
C’est qu’il fallait répondre rapidement, oui, à cause de la concurrence. Trouver une entente satisfaisant les deux parties et se mettre d’accord sur le prix. Ces arrangements se réalisaient en moins de temps qu’il faut pour le dire. A cette époque, les ordinateurs n’avaient pas cours, tout se passait par téléphone ou par télex. Ensuite, quand l’affaire avait été conclue, il y avait les balles de coton à préparer, à étiqueter puis elles étaient transportées au port pour être embarquées et livrées à l’acheteur.
Il se souvient des immenses hangars où ces balles de coton attendaient sagement leur destin. Il voyait son père, assis devant son bureau, avec une multitude de paperasse étalée sous ses yeux. Il devait remplir méticuleusement chacune des feuilles à présenter pour l’embarquement. Son visage était empreint de gravité mais aussi de bonheur car ces commandes faisaient vivre tant de gens. Ces ouvriers et ces ouvrières, qui soignaient les plantes, avaient à cœur d’en tirer la meilleure qualité. A cause de la concurrence, bien sûr. Et son père l’emportait toujours du point de vue de la pureté de son coton. Au fond, ce n’était pas une mince affaire de conquérir le marché international, tant il y avait d’exploitations
de ce genre sur la planète. Le sérieux de son père, l’assiduité de ses employés, tout cet ensemble contribuait à la renommée de sa production.
Et son père en était fier.
La mitraillette s’est tue. S’ensuit un silence de mort. Compter les morts… affreuse tâche et combien douloureuse. Que n’est-il mort, lui aussi ! Non ! Non, il ne doit pas vouloir s’en aller seul : que deviendraient sa femme et ses enfants ? « S’en aller ? » se dit-il tout à coup rêveur. Abandonner son pays aux mains des barbares ? Non ! Non, il ne le peut pas. Pas encore.
Il a cessé de se boucher les oreilles. Aucun bruit alentour. Tel un automate, il se lève, étire son corps ankylosé, puis il se met en route pour rejoindre sa famille, dans la grande maison épargnée par les bombardements.
Jusqu’à quand ? Nul ne le sait.
Dans la cour, devant la maison, les enfants jouent au ballon. Il les observe un long moment. Soupirant, il finit par entrer chez lui. Sa femme l’accueille avec un sourire forcé :
– Où étais-tu ? lui demande-t-elle tristement.
– Sur la colline…
– La colline aux oiseaux ?
– Oui. Mais il n’y a plus d’oiseaux !
Il enlace sa femme et la berce doucement :
– Un jour, ils reviendront, lui chuchote-t-il en l’embrassant.
Elle n’ose pas le contredire et l’embrasse à son tour. Maintenant, elle s’affaire dans la cuisine et prépare leur maigre repas. Il la regarde intensément, comme s’il voulait s’imprégner de son image et, dans un élan irrépressible, il s’entend dire :
– Et si, si nous partions !
Immobile devant le fourneau, sa femme retient son souffle. « Quelle idée ! » pense-t-elle, plutôt bouleversée.
– Et… et pour aller où ? finit-elle par murmurer.
– En Europe !
– Mais ! C’est loin ! Tu n’y songes pas ! Avec les enfants, en plus !
– On trouvera le moyen, j’en fais mon affaire. Après tout, pourquoi ne pas nous rendre en France ? Mon père vient de ce pays, là-bas, nous serons à l’abri.
Elle n’a rien répondu.
Jusqu’à maintenant, il avait cru pouvoir sauver une partie de ses terres, héritées de son père, c’est la raison pour laquelle il était resté ici. Les affaires tournaient au ralenti mais, pour ses employés, il n’avait pas voulu mettre la clef sous la porte. Donc, avec rage, il avait tenté, envers et contre tout, d’exploiter le peu de plantations encore en état. Mais aujourd’hui les ponts étaient coupés avec l’Occident et plus aucune commande ne lui parvenait. Du reste il aurait eu du mal à trouver un cargo pour transporter sa marchandise : le port, lui aussi, ne fonctionnait plus.
S’il était allé ce matin sur la colline aux oiseaux, c’était en réalité pour juger de l’étendue des dégâts et, maintenant, il ne voyait aucune issue possible pour empêcher la débâcle de son exploitation. Assis à même le sol sur cette colline, il s’était dit : « Ou je pars au combat, ou je quitte le pays avec femme et enfants pendant qu’il est encore temps. » Il se mit alors à parler de tout cela à sa femme. La prenant à témoin, il lui expliqua leur situation actuelle et lui démontra qu’il n’y avait plus trente-six solutions. Elle devait le comprendre.
Les yeux de sa femme, agrandis par la peur, lui demandaient de renoncer à ce projet. Que deviendront-ils, ailleurs ? Etre déracinée et projetée dans l’inconnu la paralysait. Voyant son désarroi, il finit par lui dire en la cajolant :
– Rassure-toi, ce n’est pas pour demain. Nous en reparlerons.
Hélas ! Il s’était trompé dans son pronostic : le lendemain, un bombardement anéantissait une grande partie de leur maison… Quelle tristesse et quelle résignation dans l’échange de leurs regards. Désormais, les dés étaient jetés : ils devaient partir.
Après avoir rassemblé le strict nécessaire et enfoui leurs valeurs dans la doublure de leurs vêtements, ils ont quitté leur demeure éventrée, avec un goût de sang dans la bouche.
Et maintenant ?
L’angoisse, la révolte, l’injustice, la fatigue vont être leurs compagnons de route tout au long du chemin de leur exode.
*
A peine arrivé sur le sol de la patrie de son père, il se rend à la Mairie du village, où sa famille est enfin parvenue. Une secrétaire le reçoit, à qui il explique avoir tout quitté pour la sauvegarde les siens. Cette femme, après l’avoir écouté avec bienveillance, lui demande ses papiers.
– Il ne devrait pas y avoir de problème, lui déclare-t-elle gentiment. ! Si vous êtes français, tout devrait s’arranger pour vous.
Après avoir été tourmenté par le doute, en cet instant précis, dans ce bureau anodin d’une Mairie d’un petit bourg français, il est confiant et reconnaissant envers la France. Ouf ! Il pense que ce pays pourra l’aider à se reconstruire, lui, sa femme et ses enfants. Le sourire aux lèvres, il fouille dans la poche intérieure de son manteau. A le voir ainsi, en pleine discussion avec cette secrétaire, il n’est aucunement différent d’un bon français typique. En effet, il avait hérité de son père une chevelure châtain clair et des yeux tout aussi clairs. Soudain, il fronce les sourcils. Sur ses traits, brusquement altérés, la panique se répand, son visage se crispe et son regard interroge l’impossible réalité : il ne trouve pas son passeport ! Peut-être l’aurait-il changé de place ? Fébrile, il passe en revue toutes les poches de son pardessus, sans succès. Muet, il est saisi par la peur, toujours elle, qui grimpe le long de son dos et lui donne des sueurs froides :
– Où donc l’ai-je mis ! marmonne-t-il, affolé.
Se doutant qu’il parlait de son passeport, la secrétaire lui dit :
– Ne vous énervez pas, vous allez le retrouver, il ne peut pas avoir disparu !
– Et si, il le peut ! Si vous saviez ce que nous avons dû traverser, avant d’arriver jusque chez vous ! Je l’ai peut-être perdu !
Il n’ose pas dire que quelqu’un le lui aura volé mais, en pensée, il revit les bousculades subies par la foule, quand il s’était agi de recevoir un repas chaud, préparé par des bénévoles. Dans ces moments-là, tout pouvait survenir, même le pire. La pâleur de son visage s’accentue. Il se demande si cette secrétaire ne va pas le prendre pour un imposteur. Il cesse pratiquement de respirer en attendant son verdict. Dieu merci, la jeune femme le considère sans suspicion. Elle paraît navrée pour lui :
– Ecoutez-moi, ne perdez pas espoir, donnez-moi le nom de votre père et celui de sa ville, ou de son village, d’origine, nous allons faire des recherches, ensuite nous pourrons établir une copie de votre passeport. Ne vous inquiétez donc pas comme ça, tout ira bien, vous verrez.
– Ah ! Merci, merci, balbutie-t-il, très ému.
– Cela prendra du temps, certes, mais nous y arriverons, conclut la secrétaire avec un bon sourire. Elle ajoute :
– Pour l’heure, vous allez être pris en charge par la commune et dès que j’aurai des nouvelles, je vous le ferai savoir.
Et maintenant ?
Maintenant, il allait grossir les rangs des réfugiés sans papier.
Dans le village, les langues vont bon train. Au bistro du coin, chacun y va de son couplet.
– Non mais ! T’as vu ? Ces gens-là, ils vivent comme des papes ! On les chouchoute un peu trop, tu n’crois pas !
– Laisse-les donc tranquilles, mets-toi un peu à leur place…
– Non, merci bien !
– Alors, tais-toi !
– Non mais dis-donc, y en a qui roulent en voiture, et pas n’importe quelle voiture !
– Qu’est-ce que cela peut te faire, hein ?
– Cela me fait que, moi, je ne peux pas me payer ce genre de bagnole et…
– Et tu es jaloux ! Voilà ce que tu es, un envieux mais tu oublies que ces gens-là, comme tu dis, sont passés par ce que ta petite cervelle ne peut même pas imaginer ! Alors tais-toi !
Les regards échangés en disent long à propos des sentiments de chacun, puis la conversation se tourne vers la politique et des paroles vigoureuses s’égrènent en ce lieu cher aux français : le bistro du coin où l’on refait le monde à sa façon !
Les jours passent. Nos exilés attendent, en compagnie des autres réfugiés, que leur situation soit éclaircie. Le passeport n’est pas encore en vue.
– Il faut prendre notre mal en patience, répète-t-il à sa femme, bientôt, bientôt nous pourrons nous établir en France, dans n’importe quelle région. Le Sud, qu’en dis-tu ? Là-bas, au moins, il y a du soleil !
Elle le regarde sans mot dire, elle ne veut pas lui montrer sa déception et baisse les yeux sur son tricot. Ses doigts agiles s’envolent tout comme ses pensées, vers un espoir si petit qu’il ne parvient pas à la consoler d’avoir dû quitter son pays.
– Tu m’en veux ? la questionne-t-il.
– Mais non, si je devais en vouloir à quelqu’un, c’est à ceux qui ont tout détruit chez nous… soupire-t-elle, tu n’es pas responsable de tout ça.
Elle lève les yeux et lui dit :
– Ici, nous ne sommes pas les bienvenus, tu as vu ce qu’ils ont fait à notre voiture, elle a été aspergée avec un extincteur !
Qu’a-t-il à répondre ?
A son tour, il demeure muet et se contente de baiser le front de sa femme.
Les jours passent. Une hostilité palpable s’installe progressivement dans le village où ils sont forcés de demeurer. Puis le miracle a lieu : le passeport tant désiré est enfin arrivé !
Alors, il s’est empressé de fuir avec sa famille, de fuir une fois de plus car, après ce qu’il avait entendu, il n’est plus si sûr de vouloir rester en France. Il faisait chaud. Installé sur la terrasse du bistro du coin, il sirotait un verre d’eau minérale quand une voix masculine avait
crié, non loin de lui : « Y en a marre de ces sales étrangers qui viennent manger le pain des français ! »
Depuis, ils ont passé la frontière et se sont retrouvés en Suisse. Là, les choses leur ont été facilitées. Il travaille dans un restaurant et gagne sa vie. Quant aux enfants, ils sont heureux d’aller à l’école. Aucune ombre au tableau ne s’est profilée et leur nouvelle existence s’accomplit dans une sorte de résignation paisible, comme une prise de conscience d’être tout simplement en vie.
Ce matin-là, il accompagne sa femme au marché. Il aime s’y promener. Peut-être ce lieu lui rappelle les étals de chez lui, sauf qu’ici il manque l’odeur des épices ! La foule déambule nonchalamment et les gens se croisent, la plupart du temps, sans mot dire. Sa femme, ayant terminé ses achats, lui demande de se dépêcher :
– C’est bientôt l’heure d’aller chercher les enfants à l’école. Il ne faut plus traîner maintenant.
Lui, cependant, laisse traîner ses oreilles à droite et à gauche. Instinctivement, il s’est retourné et se trouve nez à nez avec deux hommes qui parlent de leur parcours, de la similitude de leurs expériences, vécues ici ou là et en France. Ils évoquent leurs déboires respectifs. Manifestement, ce sont des étrangers. Malgré lui, il ne peut s’empêcher de les écouter.
– Ces français, tout de même ! Y sont pas vraiment méchants, y sont seulement bavards, mais bavards ! J’en ai connu des sympas et puis y a les autres, les râleurs… et les mauvais coucheurs ! Il faut toujours qu’y se mêlent de tout ! Y sont toujours sur notre dos et des fois ça tourne mal ! Parce que tu vois, ben nous, on a été obligé de quitter le pays. Arrivés en France, on nous crevait les pneus. Ensuite, on est venu en Suisse. Ici, ils sont froids, mais ils nous foutent la paix…
En entendant ces paroles, il est tout remué. C’est un fait avéré : ici, les gens sont plutôt froids mais c’est aussi vrai “qu’ils nous foutent la paix ! “
Les deux hommes se sont éloignés. Il n’entendra pas la suite de leur conversation. Se tournant alors vers sa femme qui, comme lui, avait entendu ces propos, il murmure ;
– Qu’en dis-tu ? Même s’ils sont plutôt froids, tu ne crois pas qu’on peut dire merci aux suisses… et à la Suisse !
Elle lui a répondu par un large sourire puis le prenant par le bras, elle lui a dit ;
– Viens, c’est l’heure, allons chercher les enfants.
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