Créé le: 12.08.2024
66 0 1
Paul

Amour, PhilosophieAu-delà 2024

a a a

© 2024-2025 1a Sandrine Rivieres

© 2024-2025 Sandrine Rivieres

Elle est fleuriste, pas lui. Elle aime les chants des oiseaux, lui aussi. Ils forment un couple inséparable. Un couple ? Pas tout à fait. Plutôt un binôme, et leurs collaborations vont bien au-delà du tangible.
Reprendre la lecture

Paul

Elle, c’est Marie-Ange mais comme elle est fleuriste et fait des bouquets que personne n’a inventés avant elle, on l’appelle très souvent Ange des Fleurs. Lui, c’est Paul et ces deux-là sont inséparables depuis toujours, aussi loin que Marie-Ange s’en souvienne. Pourtant ils ne sont ni Âmes Sœurs ni Flammes Jumelles et si eux savent exactement ce qu’ils sont l’un pour l’autre, cette relation-là n’est pas forcément très claire pour ceux qui les côtoient. Ceci n’a pas franchement grande importance parce que ce qui compte vraiment, c’est que Paul soit tout le temps là. D’aucuns diraient que Paul est un peu pot de colle mais comme Marie-Ange ne fera jamais partie de ces d’aucuns-là, elle ne peut que se réjouir de cette permanence. C’est bien d’avoir quelqu’un comme Paul dans sa vie parce que ce sentiment noir épais de solitude que tant connaissent et subissent, Marie-Ange ne le vivra jamais, même quand les enfants quitteront la maison, même quand elle deviendra veuve. Paul existe au-delà de la famille ; il a les premières pensées d’Ange des Fleurs le matin, ses sourires de la journée et ses derniers regards déjà somnolant le soir.

Paul aide Anges des Fleurs au quotidien et se charge parfois d’accompagner la livraison des bouquets et autres merveilles que la fleuriste compose mais ce qu’il préfère dans ce genre d’exercice, c’est de cueillir lui-même des brassées de chants d’oiseaux en général et de concerts de merles en particulier pour les offrir à Marie-Ange dès son réveil. Paul dépose alors très délicatement les bouquets aux consonances divines dans des vases intemporels un peu partout dans la maison, et il n’est pas rare qu’Ange des Fleurs trouve les plus impressionnants au beau milieu de l’une des marches du grand escalier de chêne, en équilibre irréel sur un rebord de fenêtre ou même perchés en cascade sur la barre du rideau de douche.

Paul est une aide quotidienne et les innombrables services qu’il rend vont du plus terre à terre au plus métaphysique. Il n’en est pas encore à persuader le gazon de ne pas pousser plus que nécessaire mais si un jour il parvenait à ce genre de prouesse, la fleuriste n’en serait même pas étonnée. En attendant, la pelouse a besoin d’un bon coup de tondeuse sauf que la tondeuse un peu capricieuse ne se laisse pas mettre en marche facilement. ‘J’ai besoin de ton aide’, demande Marie-Ange qui a déjà saisi la poignée d’allumage de la machine d’un mouvement aussi déterminé que dubitatif. L’outil ne démarre pas du premier coup, ce serait trop facile, mais quand la fleuriste sent la chaleur et la force de Paul tout le long de son bras, la tondeuse n’y résiste pas et se met en branle malgré elle.

Paul est service, il ne sait et ne veut faire que ça. Servir, aider Ange des Fleurs est sa raison d’être. Peut-être même se permet-il de pousser le bouchon un peu plus loin que ça quand il s’immisce dans les pensées de la fleuriste et les recadre afin qu’elles ne s’écartent pas du droit chemin. Il procède naturellement, en douceur, sans punition ni jugement avec une bienveillance à la fois constante et inflexible à laquelle Marie-Ange ne peut qu’obéir de bonne grâce.

Et voilà qu’Ange des Fleurs a une nouvelle fois besoin de Paul lorsqu’un bouquet presque plus magnifique encore que les précédents doit être livré à une cliente qui vit des jours et des nuits bien difficiles en ce moment. Paul accompagne alors la création, reste un peu chez la cliente en question, prend place en face d’elle à l’heure du thé puis se pose en douceur sur son épaule, vole d’un tableau à un lampadaire, emplit tout l’espace de la pièce de sa présence bienfaisante. La fleuriste ne peut que sourire largement lorsque quelques temps après, la cliente lui téléphone pour lui faire part du bien-être extraordinaire que le bouquet lui a prodigué, comme si quelque chose de non visible mais de très puissant s’était glissé parmi les tiges, les feuilles et les fleurs et in fine, partout chez elle au-delà de ce que ses yeux auraient pu voir.

Paul sait aussi inciter la fleuriste à toujours donner le meilleur d’elle-même quitte à repousser ses propres limites dans des contrées que Marie-Ange aurait définies comme inatteignables avant que Paul ne l’épaule. Et voilà Ange des Fleurs membre très actif du comité de rédaction du journal de la paroisse, elle qui dit souvent à qui veut l’entendre qu’elle n’a fait qu’un apprentissage de fleuriste et qu’à part ça, elle ne sait pas grand-chose. Et pourtant, avec Paul à ses côtés, elle rédige des textes magnifiques qui font l’unanimité et qu’elle accompagne de dessins aux crayons de couleurs qui embellissent le tout encore davantage. Et regardez-la accepter de diriger la chorale de la paroisse. ‘Mais je n’y arriverai jamais !’ pense-t-elle si fort que le colocataire du premier étage se demande ce qui arrive à sa logeuse. ‘Mais c’est impossible ! Je n’ai aucune formation musicale, je ne sais pas faire ! Et puis, choisir les chants, c’est une responsabilité qui n’est pas pour moi. Je n’y arriverai jamais !’ ‘Tu fais partie de la chorale depuis toujours ou presque,’ souligne Paul. ‘Tu connais tous les cantiques de bout en bout, tu sais exactement ce que tu dois faire. Et puis je suis là, je serai là, je suis tout le temps là. Aie confiance.’ Deux ans après ce moment presque angoissant, voyez comment la fleuriste fait à nouveau chanter l’assemblée lors des messes de dimanches ordinaires, voyez comment une fois de plus elle dirige la chorale en harmonie parfaite avec l’orgue aux mains expertes de Michel ! En fait, plus Paul est exigeant, plus Marie-Ange parvient à se dépasser à son grand étonnement. Il est des prouesses impossibles devenues presque banales dont elle ne se lasse pas de se remémorer.

L’étape suivante se fait sans crier gare. Très curieusement, Paul est plus que discret depuis plus d’une semaine et si ses attentions quotidiennes pour Marie-Ange vont au-delà de simples habitudes, le reste du temps est étrangement calme. Ange des Fleurs questionne pourtant et ne reçoit que des sourires silencieux pour toute réponse. Paul a peut-être besoin de vacances, laissons-le donc faire à sa guise et continuons le rangement de l’atelier de fleuriste. Marie-Ange se trouve ce jour-là en compagnie de Lucie, fleuriste elle aussi, et qui lui donne volontiers un coup de main quand c’est nécessaire. Elles sont donc deux ce jour-là dans l’atelier, deux en plus de Paul qui est forcément à quelque part dans un coin ou juché hors de vue. Les deux amies vaquent au rangement et aux éventuels nettoyages nécessaires à un bout de l’atelier quand à l’autre bout de la pièce, une sorte de tornade destructrice d’une puissance phénoménale se saisit d’une bonne dizaine de vases en verre, les fait tournoyer pendant une fraction de seconde aux abords de l’étagère sur laquelle ils reposaient avant de les précipiter au sol où ils s’écrasent comme si un forcené les y avait jeté avec une puissance inhumaine. Marie-Ange et Lucie sont livides, choquées autant par le bruit infernal de verre brisé dont les échos ne semblent pas faiblir que par le phénomène lui-même. Il n’y a personne dans cette pièce, personne qui puisse faire des dégâts pareils et tellement localisés que ça en devient carrément terrifiant, comme si une présence au-delà du visible avait détruit tous ces vases. Et puis, il n’y aucun courant d’air qui puisse expliquer le tout. Lucie et Marie-Ange se retirent dans la petite kitchenette attenante, prennent chacune un verre d’eau fraîche, s’assoient et tentent de recouvrer leurs esprits sans pouvoir dire un mot. Paul s’attable avec elles et explique alors la nouvelle mission confiée à Ange des Fleurs. Ce qui vient de se produire est le fait d’un Esprit en souffrance, un Être qui n’appartient plus au domaine des vivants et qui enrage de ne pas pouvoir rester sur terre comme avant, comme quand sa famille, ses amis et ses collègues le voyaient. Cet Être qui ne veut absolument pas quitter la terre n’a pourtant plus sa vie d’avant et la force qu’il met à ne pas accepter la volonté Divine le rend en fait aussi malheureux que destructeur et colérique. ‘Voilà ta nouvelle Mission, Marie-Ange des Fleurs’, dit Paul. ‘Ma très Chère, tu es désormais Passeuse d’Âmes.’ ‘Mais je ne sais pas faire ça !’ proteste la fleuriste. ‘On fait comment ? Je dois faire quoi ? Je dois dire quoi à qui ? Et puis franchement, Paul, tu es bien mieux équipé que moi pour ce genre de tâche !’ ‘Non, ma Chère, détrompe-toi. De nous deux, tu es bien plus qualifiée que moi. Crois-moi comme tu le fais depuis toujours.’ Lucie, qui a vu son amie faire quelques gestes et qui l’a entendue émettre des bribes de phrases, demande des explications qu’elle reçoit aussitôt dans leur forme la plus claire et la plus succincte. ‘J’ai toujours pensé que tu avais des dons de médiums,’ confie Lucie dans un large sourire. ‘Ça ne m’étonne pas, ça ne m’étonne pas du tout ; allez, viens, je vais t’aider à nettoyer tous ces bris de verre et je vais te laisser. Apparemment, tu as encore à faire cet après-midi,’ rajoute Lucie. Une fois l’atelier débarrassé des restes épars des vases, Marie-Ange entre en communication avec l’Âme en souffrance et cet échange-là se fait le plus naturellement du monde. Oh, il ne suffira pas d’un après-midi pour régler le problème parce que le problème en question dure depuis des décennies mais à force de douceur, de persuasion et de bienveillance, Marie-Ange y arrive. Avec l’aide précieuse de Paul, bien entendu. Rien ne se fait jamais sans l’aide de Paul. Et à chaque Âme errante qui se présente à la fleuriste, Ange des Fleurs apporte son aide de Passeuse avec le même amour non terrestre que celui qu’elle reçoit de Paul.

Si interagir avec le non visuel au-delà du monde tri-dimensionnel ne pose plus aucun problème à la fleuriste, il n’en va pas forcément de même avec le monde des vivants car eux aussi savent pour ainsi dire nuire aux Êtres Chers qu’ils ont perdus et c’est là le dernier type de mission que Paul confie à Marie-Ange à ce jour. Il est des familles qui aiment tellement qu’elles aiment trop et que finalement, elles aiment mal parce que l’amour qu’elles ont pour un défunt ou une défunte retient l’âme du disparu ou de la disparue dans une sorte de limbes inconfortables alors que l’Être en transit n’aspire qu’à une chose, le repos éternel dans l’absolu de la dimension Divine si proche et pourtant si inaccessible. Convaincre une famille de laisser partir celui ou celle qu’on a tant aimé est sans doute la mission la plus difficile que Paul n’ait jamais confiée à Marie-Ange et si la fleuriste tente presque de persuader Paul qu’elle n’y arrivera pas, elle ne finit son argument tronqué que par un sourire et un hochement de tête. Bien sûr, qu’elle accepte la mission. Bien sûr, qu’elle va y mettre tout son cœur et bien sûr qu’elle compte sur Paul pour lui inspirer les mots justes. Et ça prendra le temps que ça prendra mais elle y arrivera une fois de plus.

Paul rêve. Il rêve qu’un germe ni étrange ni mystérieux se propage un jour sur notre planète et affecte chacun des humains qui la visitent. Il rêve que cet agent non pathogène ne soit plus jamais ni combattu ni méprisé comme il l’est trop souvent. Paul rêve de pandémie, d’une pandémie de bienveillance, de respect et d’amour, virus délicieux qui change à jamais toutes les faces de l’humanité pour que le nom qu’elle porte soit enfin sa réalité.

Voilà qui est Paul. Il n’est pas invisible du tout, il est simplement non visible, et la différence est immense. Même lorsqu’il ne quitte pas Marie-Ange d’une semelle, il sait être partout par le don d’ubiquité qui est la source de sa nature. Et si la fleuriste porte un prénom incluant le mot ange, c’est pourtant Paul qui est défini de la sorte. Paul est Gardien. Ange Gardien.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire