Créé le: 04.08.2025
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Panne de système

ThéâtreComme au théâtre 2025

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© 2025 1a Frau La Fée

La salle d’attente de l’office de recherche d’emploi. C’est l’été. Il fait chaud. Au fond de la salle, trois guichets. Celui du milieu est occupé par une jeune femme. Au-dessus des guichets, un panneau affiche un numéro : 092. Face à l’ascenseur, un distributeur de tickets.
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SCÈNE I
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Trois personnes en sortent : une jeune mère avec la poussette dans laquelle est assis un petit garçon, un monsieur déjà âgé, une dame africaine, la petite quarantaine. Chacun prend un ticket, le regarde, lève les yeux vers le panneau. Il y a diverse réactions : la jeune mère sourit ; le monsieur fronce les sourcils ; la dame hausse les épaules.

 

C’est le moment que choisit une guichetière pour fermer son poste. Elle se lève, éteint son ordinateur, saisit son sac et s’apprête à quitter son guichet. Avant de partir, elle jette un regard désolé vers les nouveaux venus.

 

LA MÈRE

Etonnée et légèrement inquiète.

Excusez moi… Vous partez déjà ? Il y a encore du monde…

 

LA GUICHETIÈRE
Gentiment, un peu gênée.

C’est l’heure de la pause déjeuner et j’ai déjà dépassé d’un bon quart d’heure… Mais ne vous inquiétez pas, ma collègue prend le relais. Elle ne devrait pas tarder.

 

LE VIEUX MONSIEUR
Ironique, sans agressivité.

J’espère qu’elle arrivera vite. On pourrait avoir l’idée de la remplacer.

Comme la guichetière fait mine de protester, le Monsieur sourit et reprend :

Ne vous inquiétez pas, allons ! Je plaisante. En tout cas, je vous souhaite un bon appétit… N’oubliez pas le dessert, il paraît que c’est ce qu’il y a de plus digeste dans cette maison.

 

LA DAME
Polie, un peu amusée.

Vous avez bien du courage, avec toute cette chaleur, à rester enfermée dans votre aquarium…

 

LA GUICHETIÈRE
Avec un soupçon de fatigue sincère.

Vous ne croyez pas si bien dire. La climatisation est en panne depuis ce matin et tout ce qu’on a, c’est ce vieux ventilateur.

 

A ces mots, le ventilateur a un raté et s’arrête. Tous les regards se focalisent sur lui. Il finit par se remettre à ronronner et à brasser l’air.

 

LE MONSIEUR

Faites attention à ce que vous dites : il m’a l’air un brin susceptible.

 

Les autres rient.

La guichetière prend aimablement congé, puis sort d’un pas rapide. Le ventilateur semble ralentir légèrement, comme pour accompagner son départ. Une lumière douce s’installe sur les trois protagonistes, recentrant l’attention sur eux. Le reste de la salle est légèrement assombri.

 

SCÈNE II
Les trois personnes s’assoient. Le petit garçon observe, curieux. Le ventilateur poursuit son mouvement régulier.

 

LE VIEUX MONSIEUR
Excusez moi, Madame… Quel numéro avez-vous ?

 

LA DAME
Le 087. Et vous ?

 

LE VIEUX MONSIEUR
Le 086…

Il regarde le panneau.

Vous ne trouvez pas ça étrange, vous ?

 

LA DAME
Étrange quoi ?

 

LE VIEUX MONSIEUR
Le panneau… Il affiche le 092. On dirait que certains numéros sont passés sans qu’on les ait vus.

 

LA DAME
Hmm… Peut-être que quelqu’un a triché ? Ou que le système fait des caprices.

Regardant la mère avec bienveillance.
Quel âge a votre petit garçon ?

 

LA MÈRE
Deux ans et demi. Il n’a pas dormi dans le tram… et il déteste attendre.

 

LE VIEUX MONSIEUR
Comme nous tous. Je trouve qu’il est bien sage, quand même.

 

LA DAME
Souriante.
Et en plus, il est mignon. Il me rappelle mon neveu…

 

Le ventilateur émet un petit grincement, puis continue à ronronner.

 

LE VIEUX MONSIEUR
Après un silence.
Je ne pensais pas me retrouver ici un jour… Quarante ans de boulot – toute une vie… Et puis… paf : licencié après vingt-cinq ans passés dans la même boîte. Jamais une plainte, toujours ponctuel… Le boulot vite fait bien fait. On m’a dit merci et au revoir. Qui voudra de moi, maintenant, maintenant que je suis proche de la retraite ?

 

LA MÈRE
Avec douceur.
Moi, je viens aussi pour la première fois. Mon congé maternité s’est terminé, mais mon poste, lui, a disparu… comme ça, en une réunion Zoom. Licenciement économique, qu’ils m’ont dit.

 

LA DAME
Calmement.
J’étais institutrice, là-bas, chez moi. Ici, on m’a proposé de nettoyer des parkings. Je me suis dit… pourquoi pas ? Il faut bien manger, payer les factures… Mais depuis trois mois, j’attends qu’un dossier bouge. Je veux faire autre chose que de passer mes journées enfermée sous terre.

 

LE VIEUX MONSIEUR
Hochant la tête.
On est là, suspendus. Comme des pantins à un fil. On attend que quelqu’un veuille bien de nous.

 

Ils restent un moment silencieux. Le ventilateur grince puis reprend son rythme.

Au fond, dans la pénombre, la silhouette de la nouvelle guichetière est apparue, sans bruit. Elle s’assied à son poste, sans un mot. Un faisceau de lumière la révèle aux spectateurs : elle ressemble comme deux gouttes d’eau à la guichetière du début. Elle a cependant l’apparence lisse des robots de compagnie japonais.

Assise à son guichet, elle ressemble à une poupée dans son emballage. Les protagonistes, absorbés dans leur échange, n’ont pas remarqué son arrivée.

 

SCÈNE III

Le temps passe. Le panneau affiche toujours le même numéro. La mère berce doucement le petit garçon qui commence à s’agiter. La chaleur est palpable. Elle essuie son front et semble lutter contre la torpeur qui l’envahit et lui donne envie de fermer les yeux.

Le ventilateur continue à osciller. Par moments, il s’arrête sur place, puis reprend son mouvement. Le vieux monsieur desserre son nœud de cravate. La dame africaine sort un prospectus de son sac et s’évente avec.

 

LA MÈRE
À voix basse, au petit.
Chut, mon chéri, bientôt ce sera notre tour.

 

La jeune mère pose un moment son avant-bras sur la poignée de la poussette. Le petit garçon, la voyant immobile, se met à gigoter. Elle se redresse, sourit malgré sa fatigue. L’enfant et la mère se tiennent la main. On entend des murmures et quelques soupirs dans la salle. Le ventilateur semble légèrement accélérer.

 

Le panneau affiche soudain 085. La jeune mère se lève, pousse la poussette, regarde la guichetière et découvre une femme froide, immobile, à l’attitude robotique. Le ventilateur s’arrête net dans son mouvement.

 

LA GUICHETIÈRE
Voix monotone, sans émotion.
Numéro 085. Bonjour, Madame.

 

LA MÈRE
Bienveillante, mais fatiguée.
Bonjour, Madame. Est-ce que le système… est en panne ? Les numéros s’affichent dans le désordre et…

 

LA GUICHETIÈRE
L’interrompt sans changer de ton.
Il y a une panne du système central à Berne. Depuis ce matin. C’est en cours de réparation. Il faut revenir demain.

 

Dans la salle d’attente, le Monsieur et la Dame ont entendus. Ils sont manifestement très attentifs. Le ventilateur se remet à ronronner.

 

LA MÈRE
Parle avec douceur mais on sent poindre une touche de contrariété.
Ah bon ? Votre collègue ne nous a rien dit à ce sujet… Vous auriez pu nous avertir… Un panneau sur la porte d’en bas, par exemple… Ça fait des heures qu’on attend. Il fait chaud, le petit a soif… Il n’y a même pas un distributeur d’eau.

 

LA GUICHETIÈRE
Sans émotion.
Désolée. Ce n’est pas de mon ressort. Le distributeur d’eau sera livré demain. Pas d’informations jusqu’à demain. Revenez demain.

 

LA MÈRE
Serre les dents, tente de rester polie.
Bon. Dans ce cas, à demain, Madame.

Elle est sur le point de rejoindre sa place puis se retourne vers la guichetière.

Ce n’est pas juste. On mérite mieux. Ce n’est pas parce qu’on se retrouve au chômage qu’on a du temps à perdre.

 

Le ventilateur émet un grincement aigu puis recommence à tourner lentement.

 

SCÈNE IV 

 La mère s’en retourne, visiblement animée d’une colère qu’elle a du mal à contenir. Le vieux monsieur et la dame la regardent, mal à l’aise. Le ventilateur tourne de plus en plus vite.

 

LA MÈRE
Franchement, ce n’est pas croyable ! On nous laisse poireauter comme si on n’avait pas de vie en dehors du chômage. On nous laisse poireauter sans un mot, sans un verre d’eau… sans dignité. Comme des animaux parqués dans un enclos.
Pour eux, on n’est que des chiffres sur un écran – un écran qui débloque complètement !

 

LA DAME
Elle se redresse.
Vous avez raison ! Avant, j’étais institutrice. Je montrais aux enfants comment compter et ici, je fais quoi ? Je compte les minutes perdues. Je compte les minutes qu’on me vole.

 

LE VIEUX MONSIEUR
Amèrement.
Pour la première fois que je suis au chômage… je suis très déçu ! Et dire que j’ai cotisé toute ma vie pour payer ces machines qui ne fonctionnent même pas correctement ! Pour m’entendre dire que je dois revenir demain parce qu’à Berne, ils ne sont pas fichus de bien faire leur boulot. Moi, je pourrais le faire, tiens, leur boulot…

 

LA MÈRE
Laissant sa colère s’exprimer.
On ne peut pas accepter ça. Pas aujourd’hui.

 

SCÈNE V

La mère grimpe sur une chaise, la poussette à côté. Le vieux monsieur et la dame se lèvent et s’approchent. Le ventilateur vrombit, sa tête tourne de manière désordonnée, comme prise de vertige.

 

LA MÈRE
Debout. On va leur montrer qu’on existe !

 

LA DAME
Regardant la guichetière qui cligne des yeux.
On dirait une poupée… une poupée cassée.

 

LA GUICHETIÈRE
Ouvre la bouche et parle d’une voix robotique, crescendo puis déraillant.
Système… en panne… revenez demain…
Système… en panne… revenez demain…
Système… en panne…

Elle pousse un cri suraigu, strident, caricatural.
AAAAAAARGH !

 

Elle bascule la tête de côté, figée. Le ventilateur continue de tourner, puis ralentit brutalement, haletant. Le distributeur de tickets se met à clignoter, émettant une série de bips saccadés, puis imprime en rafale des tickets qui s’envolent dans la pièce, entraînés par le souffle chaotique du ventilateur. Le petit garçon s’esclaffe et tente d’attraper les papiers en l’air.

 

LE VIEUX MONSIEUR
Rire nerveux.
Regardez ces bouts de papier…
C’est comme les minutes qui ne reviendront jamais… C’est comme le temps qui s’envole et qu’on ne peut pas rattraper. C’est triste…

 

LA DAME
C’est la vie : ça vole, ça s’envole. Comme des papillons de neige qu’on ne peut pas attraper ! C’est beau…

 

LA MÈRE

Ce sont nos vies ! Et je ne veux pas qu’on me dise comment vivre. Je ne veux pas qu’on décide pour moi ou pour mon petit garçon. Nous ne sommes pas des bouts de papier numérotés.

 

Les tickets volent partout, la pièce est en folie. Le petit garçon rit. Le ventilateur émet un soupir métallique.

 

SCÈNE VI 

Extinction brutale des lumières. La scène est plongée dans le noir. Silence. Le ventilateur reprend doucement son ronronnement régulier.

 

SCÈNE VII 

Lumière sur la dame africaine qui secoue doucement la mère.

 

LA DAME
Madame… C’est votre tour.

 

La mère sursaute, elle se frotte les yeux et regarde autour d’elle. Sur le sol, quelques tickets se déplacent au gré du souffle du ventilateur. Enfin, elle se lève, regarde le guichet avec un air déterminé, puis s’avance, presque féroce.

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