Créé le: 08.08.2025
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Mensonge blanc

NouvelleComme au théâtre 2025

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© 2025 1a Kubrick77

Chapitre 1

1

Lorsque la vérité devient trop pénible à entendre, le mensonge apaise bien des tourments. Mais jusqu'où peut-on tordre la réalité, sans y perdre soi-même sa lucidité ?
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Un village, quelque part en France. Une vieille dame très élégante – madame Briochin – boit un jus de fruits à la terrasse d’un café. Près de la porte, le serveur la tient à l’œil. Et lorsqu’enfin, elle se lève, perd un peu l’équilibre et s’apprête à partir, il s’approche et se place devant elle de manière ostensible.

— Oh ! s’exclame-t-elle en le voyant. Je crois que je vous dois quelque chose !

Le serveur sourit. Elle fouille son sac, cherche son porte-monnaie bleu, tripote ses pièces. S’égare quelque peu.

— Désirez-vous que je vous dépanne ? demande le serveur.

Elle hésite, puis acquiesce.

— Avec plaisir, jeune homme. Ces piécettes se ressemblent toutes.

— Après votre départ, je ne manquerai pas de passer un coup de fil à la Banque de France. Un bon ami y travaille. Je suppose qu’il pourrait résoudre ce problème.

— Vraiment ? s’étonne madame Briochin. Feriez-vous cela pour moi ?

— Pour tout le monde. Vous devez être la cinquième cliente qui m’en parle cette semaine.

— Brave garçon.

Elle lui tapote la main. Il lui rend le porte-monnaie. Elle s’éloigne.

 

Madame Briochin traverse la rue. Elle lit avec attention un petit papier. Au loin, le facteur démarre sa tournée du matin et traîne sa carriole derrière lui. La vieille dame semble un peu perdue. Et lorsqu’il arrive à sa hauteur, elle le reconnaît et l’interpelle.

— Bonjour facteur ! débute-t-elle. Dites-moi, ce matin, je ne me sens pas dans mon assiette. Mon pense-bête me dit de passer à la boulangerie acheter mon pain pour midi, mais aussi quelques condiments à l’épicerie.

— Et qu’est-ce qui peut bien vous chagriner, madame Briochin ? demande le facteur, attentif.

— Eh bien, voyez-vous, facteur, j’ignore par où commencer.

— Dites-m’en plus.

— Ça risque de vous paraître bizarre, mais je ne sais plus tout à fait où se trouve la boulangerie. Ni où se situe l’épicerie. Et je voudrais écourter ma marche.

— Ah ! Ne vous inquiétez pas, ça m’est déjà arrivé.

— Vraiment ?

— Depuis quand nous côtoyons-nous, madame Briochin ?

— Oh… Je ne sais plus. Depuis longtemps ?

— Trente ans, cette année, affirme-t-il.

Elle s’étonne.

— Et vous n’imaginez pas combien de fois je me suis perdu dans le village en distribuant le courrier. Pourtant, n’est-ce pas mon métier de connaître les adresses des gens ?

— Et ça ne vous fait pas peur ? D’oublier, je veux dire.

— Je vais vous dire un secret : ce n’est pas d’oublier qui m’inquiète. Ça arrive à tout le monde, dans une proportion variable. Qu’on m’engueule pour cela, m’attriste plus.

— Mais vous ne connaissez pas un truc pour tout mémoriser ?

Il regarde sa main.

— Comme tout le monde : dès que je crains d’omettre quelque chose, je note. Pour répondre à votre question, la boulangerie se trouve dans cette direction. Et l’épicerie se situe dans celle-ci. Si vous voulez mon avis, commencez par la boulangerie et rejoignez ensuite l’épicerie. De cette manière, vous perdrez moins de temps.

Madame Briochin observe les deux emplacements.

— Vous avez raison : à mon âge, je n’ai plus vraiment le luxe de gaspiller mon temps ! Au revoir, facteur. À demain.

Elle se dirige à l’opposé de l’itinéraire suggéré par le facteur.

— La boulangerie se situe de l’autre côté, madame Briochin.

Il appuie son conseil avec un geste du bras.

— Ah oui, vous voyez !

Elle marche ensuite dans l’autre direction.

 

Madame Briochin pénètre dans la boulangerie.

— Bonjour, madame Briochin ! s’exclame le boulanger.

— Bonjour, boulanger, répond madame Briochin.

— Alors, quel pain désirez-vous ce matin ?

— Que me recommandez-vous ?

— Le choix vous revient. Le même qu’hier ? Ou celui d’avant-hier ?

— Vous vous moquez de moi !

— Non, je ne me permettrais pas, madame Briochin ! Allez, voilà votre pain de seigle ! La cliente a toujours raison.

Il lui tend le pain, enveloppé de papier.

— Ah, merci, boulanger.

Elle sort son petit porte-monnaie bleu.

— Pourriez-vous m’aider ?

— Avec plaisir, répond-il, en piochant quelques pièces.

— Merci, boulanger.

— Et où vous rendez-vous, à présent ?

Elle parcourt sa liste des yeux.

— À l’épicerie.

— Ah, parfait. Passez le bonjour à l’épicière de ma part.

— Je n’y manquerai pas. Au revoir, boulanger.

Elle quitte la boulangerie, s’arrête sur le seuil et regarde d’un côté. Puis de l’autre.

— À gauche, madame Briochin. L’épicerie se trouve en haut de la rue. Près de l’église.

— Merci, boulanger.

Elle se dirige alors vers la gauche.

 

Madame Briochin croise le curé du village sur sa route.

— Bonjour, madame Briochin.

— Bonjour monsieur le curé.

— Comment allez-vous ce matin ?

— Un peu perturbée, je dois vous l’avouer.

— Ah ? Voudriez-vous passer un moment à l’église ?

— Je dois d’abord me rendre…

Elle consulte le papier qu’elle tient toujours à la main.

— À l’épicerie.

— Qu’à cela ne tienne, madame Briochin : je vous attendrai à l’entrée. Et vous me raconterez vos malheurs.

— À tout à l’heure, monsieur le curé.

Elle poursuit sa route vers l’épicerie.

 

Madame Briochin pénètre dans la petite boutique de détail, fort bien achalandée.

— Bonjour Madame Briochin.

— Bonjour madame l’épicière. Je possède une liste, mais…

— … vous y voyez mal ? Je vais vous aider.

— Vous êtes bien bonne. Avec les années, je ne rajeunis pas.

— Mais moi non plus ! rétorque l’épicière, tandis qu’elle arpente ses rayons.

Madame Briochin la suit en trottinant, un peu perdue parmi tant de produits à la vente. À la fin du parcours, les deux femmes rejoignent la caisse. Tandis que l’épicière range les achats de Madame Briochin dans son cabas, elle jette un œil au porte-monnaie de la vieille dame.

— Voulez-vous un coup de main pour trier ces petites pièces ?

— Volontiers.

Une fois la tâche achevée, Madame Briochin quitte l’épicerie.

 

Au loin, monsieur le curé l’attend au pied de l’église. La voyant partir du mauvais côté, il la hèle.

— Madame Briochin ! Je suis là !

Elle se retourne et trottine vers lui. Il lui porte son cabas et lui propose son bras afin de grimper les quelques marches qui mènent à la minuscule église. À l’intérieur, ils s’assoient sur un banc.

— Alors, madame Briochin. Qu’avez-vous à confesser, ce matin ?

— Je souffre.

— Vous souffrez ? s’inquiète le curé.

— Je crains de mourir et j’en souffre beaucoup. J’angoisse, car je me rends bien compte que je ne maîtrise plus grand-chose. Je me perds dans la rue, je peine à trouver les bonnes pièces dans mon porte-monnaie, ma vue baisse, j’ai besoin d’une liste pour ne rien oublier…

Le curé l’écoute en silence. Au bout d’un moment, lorsque madame Briochin achève sa confession, il reprend la parole.

— Au risque de vous décevoir, une réponse parfaite à chacune de vos interrogations n’existe pas. Mais je tiens à vous rassurer : vous n’êtes pas seule à ressentir un malaise face à la finitude de la vie. Je vais vous faire une confidence : moi-même, je crains de mourir.

— Vous, monsieur le curé ?

— Moi, madame Briochin. Ainsi en va-t-il pour la plupart d’entre nous. Peu importe que quelque chose survive ou non après la mort…

— Oh ! s’offusque madame Briochin, surprise d’entendre un curé douter de la réalité de Dieu.

— La seule chose qui compte en ce bas monde, c’est que chacun de nous s’installe dans le cycle organique de la vie et s’en tienne à parcourir celui-ci sans chercher à galoper sans fin après des énigmes existentielles.

— Veuillez me pardonner, mais je ne comprends pas.

— En d’autres termes : nous pouvons tout surmonter. Regardez notre beau village : je suis certain que le serveur de ce café, le facteur, le boulanger ou l’épicière ne rechigneront jamais à trier vos pièces, passer en revue votre liste de course, vous orienter dans la bonne direction.

— Ils se montrent tous si serviables, monsieur le curé. Mais je voudrais me sentir moins vulnérable et fragile, car je regrette de toujours devoir compter sur le soutien des autres.

— Le Seigneur a demandé : « Aidez-vous les uns les autres ».

Madame Briochin semble hésiter : elle fronce les sourcils.

— Êtes-vous sûr, monsieur le curé ? Ne serait-ce pas plutôt « aimer » ?

— J’étais absent lorsqu’il l’a dit, alors le doute est possible.

Elle se lève.

— Il me tarde de rentrer chez moi. Je fatigue un peu.

Il se lève à son tour.

— Souhaitez-vous que je vous raccompagne ?

Elle hésite encore.

— Volontiers !

— Alors, allons-y !

 

Une fois madame Briochin reconduite chez elle par monsieur le curé, le maire amène son groupe de visiteurs au centre du village.

— Qu’en pensez-vous ? questionne-t-il.

— C’est impressionnant ! s’exclame l’un. Mais cela ne relève-t-il pas d’une chimère ?

— Et puis, d’un point de vue éthique, ce procédé ne posera-t-il pas quelques problèmes ? demande l’autre.

Le maire a l’habitude de ce type de question. Ce ne sont pas les premiers curieux à venir ici. Il sait à quel point il marche sur des œufs. Alors, il se pare de ses meilleurs arguments : ceux de l’art.

— Lors de la lecture d’un livre, on n’assiste pas en personne à l’histoire. Cependant, on l’expérimente dans sa chair. Les mots touchent, attendrissent ou bien amusent. Cette illusion se révèle en partie vraie. Du papier imprimé recouvert de phrases sorties tout droit de l’imagination de l’auteur. Et malgré cela, on éprouve les sentiments issus d’une vaste palette d’émotions. De même, au théâtre, un personnage nous tirera des larmes, bien qu’il n’existe que sous la forme du comédien qui l’incarne ! Lui en voudrait-on ? Jamais ! Cet effet se produit tout autant lorsque l’on regarde un film, une série ou que l’on assiste à un spectacle. Mais là aussi, à la fin, quand le générique défile et dévoile ses « trucs », lorsque la troupe salue, attaquerait-on le dramaturge pour abus de confiance ?

— Mais, rétorque l’un, le spectateur demeure conscient du divertissement qu’il regarde, de la musique qu’il écoute ou du roman qu’il lit.

— Pourtant, reprend le maire, les larmes coulent au cours d’une scène inventée, ou les rires fusent pour un bon mot. Revoyez «2001 : l’Odyssée de l’Espace » et venez me dire après que Kubrick n’était qu’un escroc ! Car, bien que vous sachiez que des câbles maintiennent cet homme qui flotte dans le vide intersidéral, votre cerveau ne peut s’empêcher d’y croire. De telles séquences relèvent de l’illusion, certes. Mais personne n’arnaque quiconque.

— Vous tournez autour du pot, riposte l’autre.

Le maire se jette à l’eau :

— Le vrai sujet touche à l’éthique du procédé. Notre « Deus ex machina » se situe ici : dans la « vraie vie », les gens n’interviendraient peut-être pas tous de cette manière. Et surtout : ils n’accompliraient aucun de ces actes à tout moment de la journée. Qui peut croire – outre madame Briochin – que les uns après les autres, un serveur, un facteur, un boulanger, une épicière et même un curé prendront chaque jour en charge quiconque ? Voilà notre truc : dans notre village, cela devient possible.

— Admettons, accepta l’un. Mais mentiriez-vous à une vraie madame Briochin ?

Le maire sourit.

— Savez-vous en quoi consiste un « mensonge blanc » ?

Silence dans les rangs. Le maire poursuit son discours.

— Un mensonge blanc offre – sans provoquer d’impact négatif – d’huiler les rouages qui nous permettent de vivre en société. Je l’associe volontiers à une pièce de théâtre, un livre, un film ou un concert. Admettons que vous m’invitiez à déjeuner : pour différentes raisons, je n’y aspire pas. Mais si je me montre franc avec vous, nous pourrions entrer en conflit – certes, je vous l’accorde, pas pour un déjeuner refusé. Comme je ne souhaite pas vous décevoir, j’aurais donc recours au mensonge blanc – trop de travail, un rendez-vous urgent, etc. – qui soulage ma conscience et ne vous blesse pas.

— Un mensonge reste un mensonge, énonce l’autre.

— Je vois que vous faites appel plus à la morale qu’à l’éthique. Ici, nous nommons cette pratique un « mensonge thérapeutique ».

— Monsieur le directeur – ou le maire ? – jusqu’où vos salariés peuvent-ils s’enfoncer dans le mensonge ? s’inquiète l’un.

— C’est simple : si madame Briochin demeure autonome sur certaines tâches, l’équipe n’intervient pas. Si elle se perd, l’aide-soignant le plus proche, peu importe lequel, agit selon le rôle sur lequel nous nous sommes entendus. Nos mensonges thérapeutiques se limitent à des fonctions imaginaires attribuées aux membres de l’équipe et au personnel médical.

— Mais votre curé ne s’est quand même pas contenté de raccompagner cette dame chez elle… assène l’autre.

— Notre effectif est formé d’un point de vue médical ET psychologique. Et toute l’équipe se montre sensible à la question éthique. Soyez assurés que, sans recours au mensonge blanc, nous devrions placer madame Briochin sous sédatifs ! Voire, la mettre sous contention physique. Notre clinique ressemble à un décor de théâtre, qui, lui-même, s’apparente à un petit village. La seule contention, ici, tient aux limites du site. Si madame Briochin – qui est équipée d’un bracelet GPS antichute – s’éloigne un peu trop, notre équipe la ramènera « dans le droit chemin », ainsi que l’énoncerait notre cher curé ! De ce fait, le mensonge permet d’apaiser des situations qui pourraient s’avérer critiques. Parfois, nous ne mentons pas, mais nous contentons de distraire la patiente ou nous distordons à peine la réalité, lors des moments de confusions, où une simple vérité pourrait aggraver la démence. Exactement comme je suis en train de l’accomplir devant vous.

Le directeur scrute la réaction des visiteurs.

— Bien. Je pense avoir fait le tour du sujet.

Plusieurs doigts se lèvent.

— Votre « village » est-il adapté à toutes les confessions ?

— Église, mosquée, synagogue, temple… Nous pouvons nous conformer à tous les contextes. Une dramaturge nous aide d’ailleurs à établir tous les scénarios.

— Tout ça, c’est bien joli. Mais avec tous ces acteurs, ça ressemble à une pièce de boulevard !

— Oui, on se sent un peu comme au théâtre ! Un test grandeur nature s’impose !

Soudain, le directeur se tourne vers le village factice et crie :

— Madame Briochin ?

Une voix frêle s’élève dans le dos du groupe.

— Me voici !

Après quelques secondes, la vieille dame apparaît sur le pas de sa porte.

— Mesdames et messieurs, je vous présente ma mère ! C’est d’abord pour elle que ce « village » existe.

Stupeur et applaudissements.

Merci de votre participation au concours 2025 – Comme au théâtre! Votre histoire figurait parmi les dix premières retenues dans la sélection du jury.

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