Créé le: 12.10.2025
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Mémoires de plages 2
Chapitre 1
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Une plage - un homme - la vieillesse - le temps qui a passé - comment continuer de vivre ?
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Une plage, quelque part où il fait bon vivre à la fin de l’automne, en Polynésie peut-être.
Ce matin, il a pris son courage à deux mains, levé tôt, parti en catimini sans petit-déjeuner, dans le silence de la maisonnette, son épouse dort encore, il ne veut pas la réveiller, ne pas subir les sempiternels reproches, tu m’as réveillée, j’ai entendu du bruit, après je n’arrive pas à me rendormir, où vas-tu encore.
Demain il fêtera son quatre-vingtième anniversaire.
Il a voulu un dernier voyage un peu loin, il se sent fatigué depuis des années, las de sa vie qu’il aurait tant voulu changer, mais à quatre-vingts ans peut-on tout quitter, femme, maison, jardin, piscine, amis, voisins, son chien est mort depuis un an, lui il ne l’aurait pas quitté, il l’aurait emmené avec lui, un chien ne se quitte pas.
La plage est à une centaine de mètres par un petit sentier privé.
L’une de ces locations de vacances idéales.
Il est heureux quand il réussit à réunir tous les critères nécessaires à leur confort de vie à deux quand la vie à deux devient presque insupportable.
Derniers mètres en pente, le tracé du chemin est étroit dans les hautes herbes, il doit faire attention aux petites pierres qui jonchent le passage, peut-être placées là pour stabiliser la descente, pas pratique pour des personnes âgées marmonne-t-il.
Il pose enfin les pieds sur la plage, déserte à cette heure matinale d’une journée de novembre légèrement grise.
La mer est basse, presque sans mouvement, huileuse dans la lumière pas encore chaude.
Il rejette les pensées qui l’habitent depuis leur arrivée au gîte et son lot de tensions quand il s’agit de prendre ses marques dans un nouvel endroit.
Comment ai-je pu en arriver là ? Suis-je faible, lâche, sans flamme de vie, sans énergie intérieure, sans rien pour nourrir une joie que je ne connais plus depuis longtemps ?
Il s’efforce de marcher à grands pas dans le sable, les plus grands pas possibles, malgré l’enfoncement des pieds, il sent ses articulations raides et cette petite douleur dans le haut de sa hanche droite, celle du côté de sa chute à vélo il y a des années. Il redresse le buste, les épaules, ne pas apparaître vouté, tous les jours il s’observe, il tente de maintenir une posture, jusqu’à quand, il sent qu’un jour tout va lâcher, ce maintien coûte que coûte du corps pour reculer la sensation de la vieillesse, toutes ces attentions qu’il a pour sa vieille carcasse comme il l’appelle quand il se parle tout bas, jusqu’à ses dents, son haleine, ne pas sentir le vieux, il multiplie les brossages à l’eau oxygénée, les bains de bouche à la myrrhe, son épouse lui a pourtant dit il y a quelques jours : « Tu recommences à sentir mauvais. »
Ce matin, il aimerait s’allonger sur la plage et regarder le ciel, mais il sait qu’il rencontrera quelques difficultés à se relever, il lui faudra passer par le côté, puis se mettre sur les genoux, et les deux mains posées au sol, exercer une poussée, et se dire pour finir qu’il ne se souvient pas comment il faisait pour se redresser d’un seul mouvement quand il était plus jeune, mais ce matin il n’a pas envie de ressentir la difficulté et d’entendre sa petite voix intérieure lui rappeler sa vieillesse, il préfère continuer à marcher d’un pas qu’il veut alerte, même si c’est au prix d’efforts qu’il est le seul à connaître.
Combien de temps encore cette vie-là ?
Ce matin, il aimerait nager encore, comme il l’a fait pendant des années, à chaque vacances d’été au bord de la mer, nager tous les jours, comme des retrouvailles matinales avec l’eau, pour se préparer à la journée ou se laver des émotions de la veille ou de la nuit, se régénérer dans la mer, les vagues comme un bain de jouvence, chaque matin, quel que soit le temps ou la hauteur de la mer, il s’adapte, il se souvient des sensations en entrant dans l’eau, les yeux qu’il essuie quand une vague le submerge, les allées et retours entre deux repères, différents selon les plages, il marche et se souvient de tout, jusqu’à son malaise l’été de ses soixante-quinze ans, le médecin qui lui déconseille de nager seul sur des plages sans surveillance, il ne nage que sur des plages sans surveillance, et son épouse qui le menace, qui fait pression sur ses enfants pour qu’eux au moins réussissent à lui interdire ce qui aura été son plaisir solitaire chaque matin de chaque vacances en bord de mer.
Aujourd’hui, il lui est seulement donné d’arpenter la plage, se retourner sur son passé, lui qui s’est obligé toute sa vie à regarder vers l’avant, toujours avancer, évoluer, ne jamais regretter, pas de nostalgie, pas d’amertume, pas de laisser-aller.
Et ce matin, une vague le submerge, nouvelle, inattendue, une vague d’émotion, quelque chose frémit d’abord sur ses lèvres, ses yeux piquent comme l’eau salée de la mer autrefois, un tremblement étrange au fond de sa gorge, et lentement les sanglots arrivent, par petites secousses d’abord, peu à peu prennent plus de place, plus d’ampleur, et ce matin, il relâche ses efforts pour maintenir sa tête droite, ses épaules droites, son corps droit, ce matin, il se laisse envahir par les sanglots, tout son corps est soudain secoué, il est obligé de s’arrêter de marcher, prendre sa tête entre ses deux mains tremblantes, courber le dos et laisser doucement le chagrin l’envahir, la douceur des larmes salées, la détente de son corps après la bourrasque des pleurs, le visage mouillé de toutes les larmes de son corps, retenues pendant des années, toutes les larmes de son corps vieux et las, toutes les larmes de son corps qui aujourd’hui, ce matin, enfin, s’abandonne.
A suivre sur Mémoires de plage 3
Commentaires (1)
Starben Case
17.10.2025
"Une plage... où il fait bon vivre..." et pourtant cet homme se laisse envahir par la vieillesse. Je me laisse à continuer l'instant suspendu. Tout est possible: Il vide sa tristesse et retrouve la joie de vivre devant tant de beauté. Il rentre dans l'eau et accepte sa fin. Sa femme, inquiète, le retrouve grâce au chien qui est venu l'avertir... Dans un sens, une plage qui fait rêver... A suivre. Merci ☺️
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